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Full text of "Vie de Dom Bosco, fondateur de la société salésienne"

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Donated  by 
The  Redemptorists  of 
the  Toronto  Province 

from  the  Library  Collection  of 
Holy  Redeemer  Collège,  Windsor 


University  of 
St.  Michael's  Collège,  Toronto 


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VIE 
DE      DOM      BOSCO 

FONDATEUR  DE  LA  SOCIÉTÉ  SALÉSIENNE 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 


Pie  IX,  sa  vie,  son  histoire,  son  siècle.  Paris,  Jules  Vie,  rue  Cassette; 
Lyon,  Vitte  et  Perrussel;  ia-S"  do  600  pages;   16'  édition 5  fr. 

Histoire  des  martyrs  canonisés  par  Pie  IX.  Paris,  Jules  Vie,  2»  édi- 
tion      2  fr. 

Vie  de  dom  Marie-Augustin  (marquis  de  Ladouze),  fondateur  do  la  Trappe 
de  Notre-Dame  des  Bombes.  Paris,  Bloud  et  Barrai 3  fr.  50 

Vie  de  Nicolas  Olivieri,  fondateur  de  l'Œuvre  du  rachat  des  jeunes 
négresses 75  c. 

Le  fabuliste  chrétien,  8^  édition.  Bourg-en-Bresse,  chez  l'auteur;  in-12  de 
Zi2  pages 1  fr.  25 

Fables,  contes  et  ballades,  4«  édition,  suivies  de  la  Frigolade,  9"  édition. 
Bourg,  eliez  l'auteur,  un  fort.  vol.  in-S" 3  fr.  50 

Cinéas  ou  Rome  sous  Néron,  étude  historique,  religieuse,  philosophique 
et  littéraire.  Paris,  Lethielleux,  1869;  1  fort  vol.  de  520  pages 3  fr. 

Deux  orphelines,  étude  contemporaine  de  mœurs  anglaises.  Paris,  Lethiel- 
leux, 1868 2  fr. 

L'Ange  de  la  Tour,  ou  r.\ngleterre  sous  la  reine  Elisabeth.  Paris,  Lethiel- 
leux      2  fr.  50 

Elisa  de  Montfort,  récit  contemporain 2  fr. 

La  télégraphie  française,  étude  historique,  descriptive,  anecdotique  et  phi- 
losophique, par  J.-M.  Villefranche,  directeur  du  télégraphe  à  Versailles,  Paris, 
V.  Palmé,   1870 3  fr. 

Curés  et  Prussiens,  chez  l'auteur 50  c. 


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DOM  BOSCO 

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VIE 


DE 


DOM  BOSCO 


FONDATEUR  DE  LA  SOCIÉTÉ  SALÉSIENNE 


J.-M.    VILLEFRANCHE 


HUITIEME 


PARIS 

LIBRAIRIE    BLOUD    ET    BARRAL 

4,  RUE  MADAME,    ET  RUE  DE  RENNES,   59 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.arcliive.org/details/viededomboscofonOOvill 


PREFACE. 


Voici  une  merveilleuse  histoire,  et  qui  n'était  pas  assez 
connue  en  France. 

Paris  a  vu  et  entendu  dom  Bosco,  il  y  a  cinq  ans;  Paris 
s'en  est  épris  au  passage,  Paris  Ta  oublié. 

J'ose  essayer  de  le  rappeler  à  mes  compatriotes,  de  le 
leur  faire  mieux  connaître. 

Faut-il  Favouer?  je  n'ai  entrepris  moi-même  cette 
étude  qu'avec  hésitation,  par  curiosité  pure,  en  cher- 
chant à  me  rendre  compte  de  Fimmense  popularité  du 
Vincent  de  Paul  de  Fllalie. 

Mais  à  mesure  que  me  sont  arrivés  les  renseignements 
fournis,  en  général,  par  les  enfants  mêmes  de  dom 
Bosco,  à  mesure  que  les  documents  aîïlaaient,  se  corro- 
borant, s'éclairant,  se  complétant  les  uns  les  autres, 
ma  curiosité  a  fait  place  à  Fadmiration,  et  bientôt  Fadmi- 
ration  à  la  stupeur. 

C'est  bien  un  Vincent  de  Paul  que  ce  Piémontais,  et 
un  Vincent  de  Paul  doublé  d'un  François  de  Sales.  Aussi 
habile  organisateur  que  ces  deux  grands  saints  et  aussi 


—  vin  — 

ardent  promoteur  du  règne  de  Dieu  sur  la  terre;  aussi 
passionné  que  le  premier  pour  le  relèvement  des  déshé- 
rités de  ce  monde,  et  aussi  suave  de  douceur  et  de  bonne 
grâce  que  le  second,  quoique  avec  moins  grand  air,  à 
cause  de  Tinfériorité  de  naissance;  mais,  comme  éduca- 
teur, il  fut  incomparable.  Personne  peut-être  n'eut  jamais 
à  un  degré  pareil  Tamour  de  la  jeunesse  et  le  don  de  la 
gagner,  de  la  séduire,  de  la  pétrir  à  sa  guise. 

11  a  tiré  de  la  misère,  de  l'ignorance  et  du  vice,  pour 
les  élever  à  toutes  sortes  d'honorables  carrières,  des  en- 
fants dont  le  nombre  est  incalculable,  indéfini  en  quelque 
sorte,  car  son  œuvre  se  continue  après  lui.  Il  a  fondé 
près  de  deux  cents  orphelinats,  à  la  fois  collèges  et  ate- 
liers, qui  versent  chaque  année  dans  la  société  de  vingt 
à  vingt-cinq  mille  chrétiens,  la  plupart  vagabonds  de  la 
veille';  il  a  créé,  pour  diriger  ces  fondations,  deux  congré- 
gations, l'une  de  religieux,  Tautre  de  religieuses,  et  pour 
les  soutenir,  un  tiers  ordre  d'une  munificence  étonnante; 
il  a  ranimé  les  vocations  ecclésiastiques  en  Italie,  et  formé 
déjà  plus  de  six  mille  prêtres.  Avec  cela,  bâtisseur 
d'églises  et  fondateur  de  missions,  et  pas  les  moindres 
ressources  naturelles;  car  c'était  un  paysan,  simple  au- 
tant que  pauvre,  le  bonhomme  Jean  Bosco  ! 

Ce  n'est  pas  tout,  dom  Bosco  eut  d'autres  mérites  qui 
ont  été  une  découverte  pour  moi  et  qui  en  seront  une 
pour  la  plupart  de  mes  lecteurs. 

Il  ne  s'agit  pas  seulement  des  faits  extraordinaires  qui 
s'accomplirent  si  souvent  à  sa  prière  :  la  renommée  en 
a  circulé  un  peu  partout.  Mais  croirait-on  que  cet  éduca- 


—   IX   — 

leur  si  occupé,  qui  devait  à  la  fois  former  ses  enfants  et 
quêter  au  dehors  pour  leur  subsistance  ;  que  ce  maître 
d'école  indigent  dans  les  débuts  jusqu'à  s'être  vu  obligé 
de  faire,  avec  ses  élèves,  le  maçon,  le  cordonnier,  le  tail- 
leur, tout  en  surveillant  la  pole7ita  sur  le  feu  ;  que  ce 
prêtre  qui,  après  le  curé  d'Ars,  est  peut-être,  de  tous  les 
prêtres  contemporains,  celui  qui  a  le  plus  confessé  ; 
croirait-on  qu'il  a  encore  trouvé  le  temps  d'écrire  une 
soixantaine  de  volumes  et  de  les  imprimer? 

Cette  vie  d'une  plénitude  surhumame,  voilà  le  grand 
miracle. 

«  A  la  bonne  heure  !  Mais  tenez-vous-en  à  celui-là  Qt 
ne  nous  en  racontez  pas  d'autres,  va  s'écrier  ici  quelque 
libre  penseur  (s'il  en  est  dont  les  yeux  s'égarent  sur 
ces  pages)  ;  expliquez-nous  ce  qu'a  fait  votre  héros  pour 
guérir  les  misères  sociales;  mais,  de  grâce,  pas  de  mi- 
racles, pas  de  sentimentalisme  mystique  ou  de  théologie 
contestée  ;  voilez-nous  ce  côté  faible.  » 

Notre  siècle,  en  effet,  accepte  bien  la  Charité,  mais 
pour  ce  qui  est  de  la  Foi,  il  croit  qu'on  peut  s'en  passer. 

Un  enfant  sans  expérience,  un  citadin  qui  ne  serait 
jamais  sorti  de  sa  chambre  raisonnerait  de  même,  après 
une  observation  superficielle  d'un  arbre  en  pleine  vi- 
gueur. «  A  quoi  servent,  dirait-il,  ces  membres  invi- 
sibles, enfouis  sous  terre?  Les  branches  seules  portent 
feuilles,  fleurs  et  fruits;  les  branches  suffisent;  mais 
c'est  un  travail  inutile  et  absurde  que  d'entretenir,  d'ar- 
roser, de  fumer  les  racines  ;  on  devrait  même  les  cou- 
per, parce  qu'elles  tiennent  de  la  place.  » 


—  X  — 

Avec  ce  beau  raisonnement,  qui  présenterait  pourtant 
à  première  vue  une  apparence  de  vérité,  on  n'aurait 
bientôt  plus  ni  feuilles,  ni  fleurs,  ni  fruits. 

Eh  bien  !  la  Foi  est  à  la  Charité  ce  que  les  racines  sont 
aux  branches.  L'histoire  entière  le  proclame  ;  les  saints 
n'ont  fait  de  si  grandes  choses  pour  l'humanité  que  parce 
qu'ils  avaient  une  grande  foi;  on  chercherait  même  vai- 
nement un  seul  vrai  frère  des  Ecoles,  une  seule  vraie 
sœur  de  Charité  en  dehors  de  l'Eglise  et  de  la  vie  supé- 
rieure qui  se  nourrit  de  ses  dogmes,  de  ses  mystères  et 
de  ses  sacrements. 

Permettez-moi  donc,  lecteurs,  d'étudier  avant  tout, 
dans  un  saint,  la  sainteté;  sans  cela  il  resterait  non  seule- 
ment incomplet,  mais  inexpliqué  et  inexplicable. 

Je  ne  voilerai  donc  point  ses  miracles,  et  moins  encore 
le  caractère  surnaturel  de  toute  sa  vie. 

Grâce  à  la  tendance  générale  de  cette  vie,  et  au  but 

vers  lequel  convergèrent  constamment  tous  les  efforts  de 

dom  Bosco,  mon  livre  est  devenu  peu  à  peu,  sans  que  je 

l'aie  cherché,  une  histoire  de  la  formation  des  âmes; 

formation  d'abord  d'une  âme  d'élite  par  les  soins  d'une 

admirable  mère;  ensuite,  par  les  soins  de  cette  âme, 

formation  de  milliers  et  de  milliers  d'âmes  incultes  et 

sauvages  en  général,  et  des  moins  bien  préparées. 

,     Je  ne  regrette  point  le  développement  que  mon  travail 

j  a  pris  dans  ce  sens  :  c'est  par  là  surtout  qu'il  pourra  être 

^  utile  à  d'autres. 

Après  la  méthode  d'éducation  de  dom  Bosco,  ce  que  j'ai 
analysé  avec  le  plus  d'amour,  c'est  son  œuvre  littéraire. 


Aucun  de  ses  biographes,  à  ma  connaissance,  ne  nous 
avait  encore  révélé  dom  Bosco  sous  cet  aspect.  Pour  moi 
—  on  en  sourira  peut-être  —  ma  joie  a  été  vive  de  me 
trouver  un  tel  confrère.  Dom  Bosco  écrivain,  dom  Bosco 
journaliste,  dom  Bosco  imprimeur,  dom  Bosco  éditeur, 
quelle  bonne  fortune  pour  nous  tous  qui  vivons  du  livre 
et  du  journal  ! 

Il  me  reste  à  souhaiter  que  mon  ravissement  soit  par- 
tagé, et  que  mon  émotion  profonde  devant  Toeuvre  de  ce 
grand  homme  et  de  ce  grand  serviteur  de  Dieu  devienne 
contagieuse. 

Puisse  Dom  Bosco  trouver  autant  de  lecteurs  que 
Pie  IX! 

Je  n'ose  Pespérer.  Et  pourtant  dom  Bosco  sera,  entre 
Pie  IX  et  Léon  XIII,  une  des  plus  belles  figures  de  notre 
temps. 

Bourg  en-Drc5se,  29  mai  1888. 

J.-M.    ViLLEFRANCHE  , 

Directeur  du  Journal  de  l'Ain. 


^  VIE 

DE    DOM    BOSCO 

FONDATEUR  DE  LA  SOCIÉTÉ  SALÉSIENNE 


CHAPITRE  PREMIER. 

ENFANCE   DE   DOM   BOSCO.    —   SA   MERE,    MODÈLE   DES   MÈRES. 


Dom  Jean  Bosco  (0,  l'apôtre  de  la  jeunesse,  eut  lui-même 
une  jeunesse  des  plus  pures  :  il  est  vrai  qu'il  n'y  en  eut  ja- 
mais de  mieux  gardée  et  de  mieux  dirigée. 

Son  père,  François  Bosco,  était  un  simple  paysan  de 
Murialdo,  hameau  de  Ghâteauneuf  d'Asti,  province  de  Turin. 
Sa  mère,  appelée  Marguerite,  était  fille  de  Melchior  Occhiena 
et  de  Domenica  Bossone,  cultivateurs  à  Gapriglio,  commune 
d'Asti. 

C'est  là,  sur  le  versant  oriental  des  Alpes,  dans  un  air  rude 
mais  vivifiant,  en  présence  de  toutes  les  splendeurs  de  la 


(1)  En  italien,  dom  Giovanni  Bosco  ;  Bosco  signifie  bois;  le  deuxième  o  de  ce  mot 
ne  se  fait  pour  ainsi  dire  pas  entendre,  mais  on  appuie  fortement  sur  le  premier, 
et  il  en  résulte  une  prononciation  qui  ne  peut  bien  se  figurer  en  français  que  par 
Bosc. 

Quant  au  mot  Dom  ou  Don,  abréviatiou  du  latiu  Dominus  (seigneur  ou  maître), 
c'est  un  titre  usité  en  Italie,  pour  les  ecclésiastiques,  et  même  en  France,  pour  loa 
moines,  bénédictins,  trappistes,  chartreux. 

DOH  BOSCO.  1 


2  

libre  et  vaste  nature,  que  se  formèrent  en  lui  ce  tempérament 
robuste,  cette  imagination  vive,  légèrement  poétique,  cette 
énergique  volonté,  qui  le  rendirent  capable  de  si  grandes 
choses.  Mais  l'idée  même  de  ces  choses,  et  la  piété,  la  foi, 
la  charité  qui  les  lui  inspiraient,  il  les  dut  à  sa  mère. 

Marguerite  Bosco,  dans  sa  simplicité,  était  une  femme 
supérieure.  Elle  avait  une  instruction  fort  ordinaire,  mais 
beaucoup  de  jugement,  et  surtout  un  sens  religieux  des  plus 
droits  et  des  plus  tendres.  Restée  veuve  à  vingt-neuf  ans, 
elle  se  consacra  tout  entière  à  l'éducation  de  ses  trois  fils, 
dont  deux  seulement  lui  appartenaient  par  la  naissance,  le 
plus  âgé,  Antoine,  étant  issu  d'un  premier  mariage  de  Fran- 
çois Bosco  ;  mais  elle  ne  faisait  entre  eux  aucune  distinction. 
Le  deuxième  s'appelait  Joseph, 

Jean,  le  plus  jeune,  était  né  le  15  août  1815.  Il  n'avait  pas 
encore  deux  ans  à  la  mort  de  son  père. 

La  vie  de  Marguerite  Bosco  a  é*té  racontée,  d'après  les 
souvenirs  et  les  confidences  de  Jean,  par  un  des  disciples  de 
ce  dernier  (1).  Elle  peut  servir  de  modèle  à  toutes  les  femmes, 
et  l'historien  du  fils  est  heureux  d'emprunter  quelques  traits 
à  celui  de  la  mère. 

Jean,  très  pétulant,  très  curieux,  vivait  dehors,  dans  les 
champs,  autant  que  sa  mère  le  lui  permettait.  Il  était  par  là 
même  devenu  grand  dénicheur  d'oiseaux,  non  pas  pour  les 
détruire,  comme  font  beaucoup  de  petits  bergers  impré- 
voyants, mais  pour  les  nourrir,  les  aimer  et  les  étudier.  Un 
jour,  il  avait  découvert  sous  des  broussailles  une  belle 
nichée  de  rossignols,  et  de  temps  en  temps  il  allait  observer 
la  mère  qui  leur  apportait  à  manger.  Ce  nid  était  sa  joie;  il 
voyait  les  petits  grandir,  et  épiait  le  moment  où  ils  auraient 
des  plumes;  mais  voici  que  sur  un  arbre  voisin  vint  s'abattre 
un  gros  oiseau  qu'il  reconnut  à  son  cri  pour  être  un  coucou. 
La  mère  des  petits  rossignols  était  sur  le  nid.  Le  coucou  la 


(1)  JUargKerila   Bosco,  racconlo  edificante  ed   amena  pel  sac.  J.-B.    Lbmotne. 
Toriûo,  lipograSa  Salesiana,  1886. 


—  3  — 

vit,  fondit  sur  la  jeune  famille  en  écartant  ses  ailes  pour 
qu'aucun  n'échappât,  et,  à  coups  de  bec,  il  tua  puis  dévora 
tout,  en  rejetant  dehors  les  os  et  les  plumes.  Après  quoi,  il 
s'installa  sur  le  nid. 

Le  petit  Jean,  caché  derrière  un  buisson,  était  désolé  du 
massacre  d'oiseaux  qu'il  considérait  déjà  comme  lui  apparte- 
nant; mais  l'immobilité  du  meurtrier  lui  donna  l'idée  d'at- 
tendre encore  pour  voir  ce  qu'il  faisait.  Le  coucou  venait  de 
pondre  un  œuf  dans  le  nid  et  le  couvait,  lorsque  survint  un 
autre  brigand,  un  chat,  qui  s'élança  sur  le  nid,  saisit  l'oiseau 
par  la  tête  et  l'engloutit  en  quelques  bouchées. 

Le  jeune  garçon  allait  s'éloigner,  satisfait  de  cette  justice 
expéditive  ;  un  nouveau  et  gracieux  spectacle  le  retint.  Un 
rossignol,  peut-être  le  père  de  la  famille  égorgée,  arrive,  et 
trouvant  le  nid  vide  avec  un  seul  œuf,  se  pose  délicatement 
sur  ce  dernier.  Il  le  couva  tant  et  si  bien  qu'un  petit  monstre 
en  sortit,  sans  plumes,  avec  un  gros  bec  et  un  air  effaré.  Le 
rossignol  lui  portait  néanmoins  à  manger,  comme  s'il  eût  été 
sien.  Jean  ne  manquait  pas  d'aller,  soir  et  matin,  voir  ce  qu'ils 
devenaient  l'un  et  l'autre.  Dès  que  le  jeune  coucou  lui  parut 
assez  fort,  Jean,  pour  lui  éviter  une  sorte  de  parricide,  car  il 
le  devinait  parfaitement  capable  de  dévorer  son  père  nourri- 
cier, le  prit,  le  mit  en  cage,  et  se  chargea  lui-même  de  son 
avenir. 

Mais  cet  hôte  vorace  et  cruel  était  difficile  à  nourrir.  Jean 
le  négligea,  distrait  peut-être  par  d'autres  occupations.  — 
Et  ton  coucou  ?  lui  demanda  la  mère.  Jean  y  courut  :  le  petit 
monstre  était  mort.  En  essayant  de  forcer  les  barreaux  de  sa 
cage,  il  était  resté  la  tête  prise  entre  deux  fils  de  fer. 

Le  jeune  garçon  n'en  eut  qu'un  chagrin  médiocre;  mais  sa 
mère,  qui  ne  négligeait  aucune  occasion  de  former  son  cœur, 
le  retint  devant  le  cadavre  de  l'oiseau  et  lui  exposa  la  morale 
de  tout  ce  petit  drame  :  l'odieuse  conduite  de  la  mère  du 
petit  coucou,  le  juste  châtiment  qui  avait  suivi,  l'imprudente 
et  aveugle  tendresse  du  rossignol  qui  avait  couvé  l'œuf 
étranger,  et  surtout  l'infortune  du  pauvre  petit,  héritier  des 


—  4    _ 

mauvais  instincts  et  du  crime  paternels.  Marguerite  appuya 
particulièrement  sur  le  respect  du  bien  d'autrui  et  sur  le 
bonheur  d'avoir  de  bons  parents  :  «  Bien  volé  ne  profite 
jamais,  conclut-elle;  et  presque  toujours  les  enfants  de  ceux 
qui  s'enrichissent  de  la  sorte  finissent  misérablement.  Tu 
peux  remercier  Dieu  de  t'avoir  donné  un  père  qui  ne  t'a  pas 
laissé  un  centime  qui  ne  lui  appartînt.  —  0  mère,  s'écria  l'en- 
fant, je  le  remercierai  surtout  de  m'avoir  donné  une  mère  de 
qui  j'ai  reçu  de  si  beaux  exemples  et  de  si  belles  leçons  !  » 
Et  l'enfant  embrassait  sa  mère,  qui  se  trouvait  ainsi  payée  de 
tous  ses  soins. 

Jean,  une  autre  fois,  s'était  emparé  d'une  jeune  chouette, 
il  relevait  avec  le  soin  qu'on  peut  imaginer,  après  ses  décep- 
tions déjà  nombreuses. 

Il  revient  du  jardin  et  porte  au  bras  un  beau  panier  de 
cerises.  Il  en  présente  une  à  son  oiseau,  qui  l'avale  glouton- 
nement, le  noyau  compris,  et  qui,  ouvrant  le  bec  et  tendant  le 
cou,  en  demande  à  grands  cris  une  seconde.  Ce  désir  est  aus- 
sitôt satisfait,  mais  la  chouette  se  montre  insatiable.  Jean  se 
pique  un  peu  :  «  Tiens,  prends  toujours,  disait-il  en  riant  ; 
voyons  qui  de  nous  deux  se  lassera  le  plus  tôt.  »  La  chouette 
en  prit  tant  que,  tournant  les  yeux  et  secouant  la  tête,  elle 
tomba  pour  ne  plus  se  relever. 

Jean  porta  à  sa  mère  le  cadavre  de  l'oiseau,  déjà  raide. 

«  Ainsi  finissent  les  gourmands,  déclara  la  mère.  Pour  hâter 
la  mort  il  n'est  rien  de  tel  que  l'intempérance  et  la  glouton- 
nerie. » 

Encore  une  anecdote  pour  montrer  comment  cette  ver- 
tueuse femme  savait  profiter  des  circonstances  les  plus  insi- 
gnifiantes pour  en  faire  sortir  des  leçons  utiles. 

La  maison  avait  pour  gardien  un  grand  chien,  que  les  en- 
fants afi'ectionnaient  beaucoup,  mais  qui  les  aimait  encore 
davantage  et  qui  leur  en  donna  la  preuve.  Marguerite  l'ayant 
emmené  dans  son  pays  natal,  ses  parents  le  lui  demandèrent. 
Elle  le  leur  laissa.  Mais  elle  ne  fut  pas  plus  tôt  de  retour  aux 
Becchi,  que  le  chien  y  arriva,  lui  aussi.  Il  entra,  la  tête  basse, 


—  b  — 

comme  s'il  eût  compris  qu'il  avait  fait  une  désobéissance  ;  il 
.'avançait  lentement,  allant  de  l'nn  à  l'autre  solliciter  les 
caresses  habituelles,  et,  ne  les  recevant  pas,  finit  par  s'ac- 
croupir tristement  dans  un  coin. 

Peu  de  jours  après,  les  parents  de  Marguerite  vinrent  en 
personne  et  reprirent  possession  du  chien.  L'animal  se  laissa 
emmener,  mais  à  peine  eut-il  trouvé  sa  liberté,  qu'il  en  pro- 
fita pour  reprendre  le  chemin  des  Becchi.  Un  des  jeunes 
garçons,  sitôt  qu'il  l'eut  vu,  courut  à  lui  avec  un  bâton  levé. 
Le  chien,  au  lieu  de  s'enfuir,  se  coucha  aux  pieds  de  celui 
qui  le  menaçait,  puis,  se  renversant  sur  le  dos,  les  jambes  en 
l'air,  exprima,  par  cette  attitude  résignée,  qu'il  acceptait 
tous  les  châtiments,  pourvu  qu'on  le  gardât. 

Cette  muette  mais  éloquente  supplication  toucha  les  jeunes 
garçons  jusqu'au  fond  du  cœur.  «  Voyez,  leur  dit  la  mère, 
quelle  patience,  quelle  soumission,  quel  attachement  pour 
ses  maîtres  !  Et  pourtant,  ce  n'est  qu'un  animal,  et  que  nous 
doit-il  ?  Quelques  morceaux  de  pain  qu'il  nous  a  amplement 
payés  par  ses  services.  Ah  !  si  nous  avions  seulement  la 
moitié  de  cette  fidélité  pour  Dieu  à  qui  nous  devons  tout, 
non  seulement  la  nourriture,  mais  l'existence,  et  cette  âme 
fibre,  créée  à  son  image  et  qui  nous  met  si  fort  au-dessus  des 
chiens  !  » 

L'extrême  bonté  de  la  veuve  Bosco  n'était  point  de  la  fai- 
blesse. Elle  ne  se  fâchait  pas,  mais  ne  savait  pas  non  plus 
céder  à  un  caprice  d'enfant.  Un  jour  d'été  que  Joseph  et  Jean 
rentraient  ensemble,  très  altérés,  elle  leur  donna  à  boire,  en 
commençant  par  Joseph,  qui  était  le  plus  âgé.  Jean  fut  choqué 
de  cette  espèce  de  préférence,  et,  de  la  main,  repoussa  le 
verre.  A  ton  aise,  dit  la  mère  sans  insister  ni  faire  aucune 
observation,  et  elle  remporta  la  boisson.  Un  moment  après, 
Jean  éleva  timidement  la  voix  : 

«  Maman  ! 

—  Eh  bien? 

—  Donnez-moi  à  boire,  à  moi  aussi. 

—  Je  croyais  que  tu  n'avais  pas  soif. 


-  6  — 

—  Oh  !  si,  maman....  Mais,  pardon,  maman,  pardon! 

—  A  la  bonne  heure,  mon  pauvre  enfant;  j'ai  lu  dans 
ton  cœur  un  sentiment  mauvais,  aussi  mauvais  que  faux  : 
est-ce  que  je  ne  vous  aime  pas  tous  également?  Mais  tu  en 
as  honte;  c'est  bien  ;  demande  pardon  à  Dieu,  et  n'y  pensons 
plus.  » 

En  même  temps  elle  lui  versait  à  boire  en  accompagnant 
d'an  sourire  ce  petit  service. 

Le  sourire  d'une  mère,  qui  en  exprimera  la  tendresse  et  la 
puissance  infinie  ?  C'est  un  baume  qui  guérit  toutes  les  bles- 
sures faites  au  cœur  de  l'enfant  par  la  nécessité  d'être  sévère 
quelquefois  ;  c'est  un  soleil  qui  réjouit  et  féconde  les  labeurs 
souvent  pénibles  de  l'éducation.  Tout  petits,  il  fut  notre 
joie  et  notre  récompense;  vieillards,  alors  qu'il  n'est  plus 
qu'un  souvenir,  il  nous  réchauffe  encore  comme  un  rayon  de 
printemps  égaré  dans  notre  hiver  ;  il  nous  rend  ce  que  la  vie 
nous  a  fait  connaître  de  plus  doux  et  de  plus  pénétrant. 

Les  jeunes  Bosco  grandissaient  ainsi  et  mûrissaient  sous  le 
sourire  de  leur  mère. 

Bien  rude  pourtant,  sous  certains  rapports,  fut  leur  éduca- 
tion. Marguerite  avait  tenu  à  faire  d'eux  des  hommes.  Qui 
sait,  leur  disait-elle,  si  vous  ne  serez  pas  un  jour  soldats? 
Des  garçons  doivent  s'habituer  à  la  fatigue  et  aux  privations. 
Et  puis,  ne  sommes-nous  pas  tous  soldats  du  Christ,  toujours 
sous  les  armes,  toujours  en  présence  de  l'ennemi,  et  celui 
qui  ne  sait  rien  supporter,  rien  endurer,  est-il  capable  de 
vaincre  dans  la  lutte  incessante  de  la  vie?  Et  elle  les  appelait 
au  lever  du  soleil,  en  été,  et  longtemps  avant,  en  hiver.  La 
prière,  le  travail,  le  jeu,  partageaient  leur  journée  ;  mais 
pas  une  minute  d'oisiveté.  Elle  répétait  que  la  vie  est  trop 
courte  pour  en  perdre  la  moindre  partie.  Quant  à  la  nourri- 
ture et  aux  commodités  permises,  elle  poussait  sur  ce  point 
la  rigueur  jusqu'aux  plus  extrêmes  hmites.  Plus  d'une  mère, 
en  nos  jours  de  mollesse,  va  se  récrier,  si  nous  ajoutons  que 
les  petits  Bosco  ne  mangeaient  que  du  pain  sec  à  déjeuner  et 
à  goûter,  et  qu'ils  couchaient  toujours  sur  la  dure. 


—  7  — 

Lorsque  Jean  fut  au  séminaire,  il  y  perla  un  matelas  qu! 
faisait  partie  du  trousseau.  Mais  aux  vacances,  sa  mère  le 
lui  fit  rouler  et  ficeler  soigneusement  dans  une  couverlure. 
«  Tu  le  reprendras  à  la  rentrée,  puisqu'il  le  faut,  dit-elle, 
mais  tu  n'auras  que  trop  le  temps  de  t'habituer  aux  douceurs 
inutiles,  c'est-à-dire  toutes  plus  ou  moins  nuisibles,  dés  lors 
que  l'on  peut  s'en  passer.  » 

Elle  ne  redoutait  point  pour  eux  l'excès  de  falisjue,  et  les 
employait  comme  aides  à  tous  les  travaux  du  ménage  et  même 
des  champs.  Elle  tâchait,  par  là,  de  leur  donner  une  trempe 
robuste,  tant  dans  leur  âme  que  dans  leur  corps. 

La  maison  était  isolée,  seule  sur  le  penchant  d'une  colline, 
avec  un  vignoble  au-dessus  ;  plus  bas,  un  pré  planté  d'arbres, 
qui  descendait  jusqu'à  la  route  bordée  de  bois.  Dans  ce  mi- 
heu  presque  sauvage,  les  enfants  s'habituaient  à  se  passer 
d'autrui,  et  à  n'avoir  pas  facilement  peur.  Dom  Bcsco,  plus 
tard,  aimait  à  raconter,  à  ce  propos,  une  aventure  assez  gaie. 

La  vendange  s'annonçait  mal,  les  raisins  étaient  rares  sur 
les  ceps,  les  propriétaires  tenaient  d'autant  plus  à  les  conser- 
ver. Dame  Marguerite,  avec  ses  trois  enfants  pour  toute  dé- 
fense, n'était  guère  en  état  d'écarter  les  maraudeurs,  encore 
moins  de  les  repousser  de  vive  force.  Cependant  il  y  avait 
lieu  de  le  faire,  si  elle  ne  voulait  voir  la  récolte  passer  aux 
mains  d'autrui.  Elle  avait  remarqué  un  étranger  rôdant  au- 
tour de  sa  vigne  et  se  cachant,  comme  s'il  étudiait  les  lieux. 
Elle  se  douta  de  quelque  mauvais  dessein,  et  rassem^blant  ses 
fils  leur  dit  :  «  Cette  nuit  nous  veillerons,  ou  du  moins  je  veil- 
lerai, et  au  signal  que  je  vous  donnerai  s'il  y  a  lieu,  tenez- 
vous  prêts  à  courir  vers  moi  en  faisant  autant  de  bruit  que 
vous  pourrez.  » 

Les  enfants  ne  voulurent  pas  la  laisser  seule;  ils  veillèrent 
avec  elle,  assis  par  terre  dans  la  vigne.  La  nuit  vint.  Au  bout 
d'une  heure  environ  d'obscurité  et  de  silence,  une  ombre 
parut  dans  un  sentier,  s'avança,  et  se  baissa  parmi  les  ceps. 
Les  enfants  voulurent  y  courir;  la  mère  les  relmt  du  geste, 
jusqu'à  ce  que  le  dcht  fût  flagrant;  alors  elle  se  leva  elle- 


—  8  — 

même,  alla  à  l'intrus,  qui  tenait  déjà  une  poignée  de  grappes, 
et  lui  demanda  ce  qu'il  faisait  là,  et  comment  il  pouvait  bien^ 
de  gaieté  de  cœur,  s'exposer  à  aller  en  enfer  pour  quelques 
raisins.  L'homme  se  redressa,  voyant  qu'il  n'avait  affaire 
qu'à  une  femme  ;  mais  Marguerite  cria  de  toutes  ses  forces  : 
«  Au  voleur  !  Au  voleur  !  »  Et  aussitôt  ce  cri  :  «  Au  voleur  ! 
Au  voleur  !  »  retentit  comme  d'une  multitude  d'échos.  Les 
trois  garçonnets  l'accompagnaient  d'un  tapage  infernal  de 
pelles  et  de  pincettes  qu'ils  avaient  préparées;  l'un  d'eux 
ajoutait  même  :  «  Il  est  là,  là,  là,  carabiniers  (0,  barrez-lui  le 
chemin,  ne  le  manquez  pasl 

A  cette  chaude  alerte  à  laquelle  il  ne  s'attendait  point,  le 
voleur  éperdu  laisse  là  son  panier  de  raisins,  se  précipite,  tête 
baissée,  du  côté  opposé  à  celui  par  où  les  carabiniers  étaient 
censés  venir,  et  dégringole  vers  les  bois,  au  risque  de  se 
rompre  le  cou. 

La  mère,  quand  il  eut  disparu,  se  mit  à  rire  et  dit  à  ses  en- 
fants :  «  Vous  voyez  qu'il  n'y  a  pas  besoin  de  fusils  pour  se 
débarrasser  des  voleurs,  tant  la  mauvaise  conscience  les 
trouble  et  les  rend  peureux.  »  Toute  la  joyeuse  petite  bande 
riait  avec  elle  à  pleins  poumons,  et  célébrait  par  des  gam- 
bades sa  facile  et  grotesque  victoire. 

A  quelque  temps  de  là,  on  apprit  que  le  voleur,  pour 
d'autres  méfaits  de  même  nature,  s'était  fait  condamner  à 
plusieurs  années  de  prison. 

Marguerite  fit  cette  réflexion  :  «  Il  n'a  pourtant  dérobé  que 
des  choses  d'un  prix  secondaire,  des  fruits,  du  linge,  de  l'ar- 
gent. Ah  !  mes  enfants,  chacun  de  vous  possède  des  trésors 
plus  précieux.  Nous  avons  sauvé  ensemble  nos  raisins;  mai? 
j'aimerais  mieux  perdre  la  récolte  entière  et  le  terrain  avec,  que 
de  laisser  ravir  l'innocence  de  vos  âmes.  Craignez  surtout, 
craignez  les  voleurs  qui  tendent  des  pièges  à  la  vertu;  déflez- 
vous  de  votre  inexpérience,  et  n'ayez  d'autres  camarades  que 
ceux  que  je  vous  permets.  » 

(1;  Geadarmee. 


-  9  - 

Les  enfants  lui  obéissaient,  et  ne  s'écartaient  jamais  sans 
son  autorisation.  Elle  eut  à  les  défendre  plus  d'une  fois 
contre  ces  malfaiteurs  d'une  autre  espèce,  dont  elle  leur  avait 
parlé.  Les  voisins  plus  ou  moins  éloignés  se  réunissaient  dans 
son  étable,  l'hiver,  pour  la  veillée.  C'est  là  une  habitude  des 
montagnes  ;  on  vit  ainsi  un  peu  moins  solitaire,  un  peu  moins 
sauvage  ;  on  se  voit,  on  échange  des  nouvelles  ;  les  femmes 
filent;  les  hommes  se  livrent  à  quelque  occupation  moins 
bruyante  que  celles  de  la  journée;  les  jeunes  gens  s'amusent, 
et  tous  économisent  le  feu  et  la  lumière. 

Dame  Marguerite  assaisonnait  ces  distractions  de  pieuses 
et  bonnes  pensées,  racontait  quelque  histoire  tirée  de  la  vie 
des  saints,  prenait  garde  surtout  que  rien  ne  se  passât  qui  fût 
contraire  à  la  religion,  à  la  charité,  aux  bonnes  mœurs.  Elle 
terminait  toujours  par  la  prière.  Or,  un  soir,  deux  jeunes 
gens,  déjà  d'un  certain  âge,  se  laissèrent  aller  à  des  propos  in- 
convenants; elle  leur  demanda  s'ils  n'avaient  rien  de  mieux 
à  dire.  «  Eh  !  répliqua  le  plus  hardi,  reconnu  pour  son  in- 
solence, ne  faut-il  pas  qu'on  s'amuse?  —  Qu'on  s'amuse,  oui, 
mais  pas  aux  dépens  de  l'honnêteté.  —  Bah  !  vous  êtes  trop 
scrupuleuse,  mère  Bosco  ;  ce  que  nous  disons,  bien  d'autres 
le  disent.  —  Et  si  d'autres  allaient  se  noyer,  iriez-vous  aussi? 
insista  avec  énergie  la  mère  de  famille  ;  et  si  les  vilaines  choses 
dont  vous  vous  délectez  vous  conduisent  en  enfer,  sera-ce 
un  grand  soulagement  pour  vous  que  de  vous  y  voir  en  nom- 
breuse compagnie  ?  »  ' 

Le  jeune  libertin  sourit  avec  affectation  au  mot  d'enfer,  et 
entonna  à  demi-voix  une  chanson  impie.  Marguerite  se  leva 
tout  d'une  pièce,  et  d'un  ton  ferme  qui  ne  décelait  point  son 
émotion  :  «  Sortez!  commanda-t-elle,  je  suis  ici  chez  moi; 
sortez!  »  Et  comme  les  deux  mauvais  sujets  ne  se  pressaient 
pas  d'obéir,  elle  ordonna  à  un  de  ses  fils  d'aller  chercher 
quelqu'un  de  leur  famille.  Bientôt  arriva  la  mère  de  l'un, 
puis  le  frère  de  l'autre.  Il  y  eut  d'abord  un  peu  de  bruit,  mais 
finalement  les  deux  insolents  furent  obligés  de  partir.  Margue- 
rite ne  leur  permit  plus  jamais  de  venir  à  la  veillée  chez  elle. 


—  10  — 

Mais  la  qualité  favorite,  la  vertu  la  plus  éminente  de  cette 
admirable  veuve  était  celle  qui,  un  jour,  devait  illustrer  son 
fils  Jean  :  la  charité. 

Isolée,  quoique  proche  de  la  route,  comme  nous  l'avons 
dit,  la  maison  Bosco  avait  à  chaque  instant  la  visite  des  pas- 
sants. Dame  Marguerite  possédait  une  aisance  relative  :  ni 
richesse  ni  pauvreté,  assez  de  bien  pour  n'avoir  besoin  de  per- 
sonne, mais  trop  peu  pour  donner  largement.  Néanmoins  elle 
ne  sut  jamais  rien  refuser,  ni  un  morceau  de  pain  aux  pauvres, 
ni  un  verre  de  vin  aux  malades,  ni  même  un  gite  pour  la  nuit 
à  ceux  qui  arrivaient  tard.  Bien  souvent  elle  ouvrit  son  fenil, 
après  sa  huche,  à  des  marchands  ambulants.  Je  n'ai  qu'un 
lit  de  foin  à  vous  offrir,  leur  disait-elle,  mais  j'offre  ce  que 
j'ai. 

Elle  les  traitait  en  amis,  et,  pour  leur  en  donner  une 
preuve,  les  invitait  à  faire  la  prière  avec  elle  et  ses  enfants. 
S'ils  lui  offraient,  le  lendemain,  une  rémunération,  elle  répon- 
dait qu'elle  n'était  point  aubergiste  et  n'acceptait  qu'un  Pater 
et  un  Ave  à  réciter  pour  elle  et  sa  jeune  famille,  ou  quelque- 
fois une  image,  si  le  colporteur  en  avait.  Alors,  sous  prétexte 
de  choisir,  elle  ne  manquait  pas  de  fouiller  jusqu'au  fond  de 
la  balle  portative.  Y  découvrait-elle  quelque  chose  d'indécent, 
c'était  là  le  cadeau  qu'elle  réclamait,  et  elle  le  brûlait  incon- 
tinent sous  les  yeux  étonnés  et  confus  du  marchand.  Si  l'objet 
suspect  était  un  livre,  elle  le  retenait  pour  le  montrer  au 
curé  de  Murialdo.  Cette  femme  étonnante  ne  savait  pas  lire, 
notons-le  en  passant,  non  pas  à  l'honneur  de  l'ignorance, 
qu'elle  combattit  toute  sa  vie  chez  ses  enfants,  mais  pour 
montrer  combien  le  bon  sens  et  la  piété  peuvent  suppléer  plei- 
nement aux  lacunes  de  l'instruction,  tandis  qu'il  n'est  pas 
d'instruction  capable  de  tenir  lieu  de  piété  et  de  bon  sens. 

Marguerite  avait  subi,  comme  la  plupart  des  villageois  de 
son  temps,  le  contre-coup  des  malheurs  de  la  grande  Révolu- 
tion ;  la  République  française,  dont  le  Piémont  faisait  partie, 
ayant  détruit  presque  toutes  les  écoles,  en  confisquant  les 
fondations  et  dispersant  les  maîtres. 


—  H  — 

Les  colporteurs  d'obscénités  ou  d'impiétés  rougissaient 
de  leur  honteux  métier,  et  plus  d'un  brûla  spontanément, 
pour  faire  plaisir  à  la  bonne  veuve,  ce  qui  lui  restait  de  mar- 
chandises corruptrices.  Il  est  vrai  que  ce  genre  de  marchan- 
dises était  moins  commun  chez  eux  qu'aujourd'hui,  et  qu'ils 
ne  le  portaient  guère  qu'en  petite  quantité,  cachée  dans  le 
reste  de  leur  bagage. 

Il  arriva  aussi  très  souvent  à  dame  Marguerite  d'héberger 
des  brigands.  Comment  les  repousser  ?  La  chose  n'était  point 
facile.  Et  puis,  n'étaient-ce  pas  aussi  des  hommes,  des 
malheureux,  de  pauvres  égarés  qu'elle  ramènerait  peut-être 
à  de  meilleurs  sentiments?  De  fait,  elle  en  renvoya  plus 
d'un  touché  et  à  moitié  converti.  Si  ces  conversions  durèrent, 
nous  ne  saurions  le  dire. 

Il  lui  arriva  même  d'avoir  chez  elle  des  carabiniers  et, 
séparés  d'eux  par  une  simple  cloison,  les  brigands  qu'ils 
cherchaient.  Elle  ne  les  trahit  point,  mais  elle  évita  désor- 
mais de  mettre  à  une  aussi  rude  épreuve  les  saintes  lois  de 
l'hospitalité. 

Avec  de  si  beaux  exemples  constamment  sous  les  yeux, 
les  petits  Bosco  ne  pouvaient  manquer  de  s'éprendre,  eux 
aussi,  d'un  beau  zèle  pour  le  service  et  la  sanctification  du 
prochain.  Les  vertus  de  l'apostolat  se  développèrent  chez 
Jean  à  un  âge  où  l'on  ne  songe  encore  qu'à  s'amuser.  Il  jouait, 
mais  le  jeu  pour  lui  se  tournait  en  apostolat.  Dans  les  veillées 
d'hiver,  c'était  lui  qui  faisait  la  lecture,  ou  répétait  le  sermiDn 
du  curé  pour  ceux  qui  n'avaient  pu  se  rendre  à  l'église.  On 
le  faisait  monter  sur  une  table,  afin  de  le  bien  voir  et  do 
mieux  l'entendre,  et  l'on  raffolait  de  ses  prédications  enfan 
tines,  de  ses  histoires  et  de  ses  contes. 

Lorsqu'il  devint  un  peu  plus  grand,  ce  fut  bien  autre 
chose.  Dans  le  pré  au-dessus  des  Becchi,  se  trouvait  un  vieux 
poirier,  à  une  courte  distance  d'un  autre  arbre.  Jean  attacha 
une  corde  de  l'un  à  l'autre,  et  se  livra  sur  cette  corde  à  des 
exercices  de  gymnastique  où  il  réussit  d'une  façon  peu 
commune.  Il  les  compléta  par  des  tours  d'adresse  qu'il  avait 


—  12  — 

VUS  et  profondément  étudiés  à  la  foire.  Ainsi  préparé,  il  se 
fit  saltimbanque  et  prestidigitateur,  bien  entendu  sans  sortir 
de  chez  sa  mère. 

Ses  camarades  faisaient  cercle  autour  de  lui,  en  compagnie 
de  leurs  parents,  car  il  y  a  des  curieux  à  tout  âge.  La  corde 
tendue  et  une  table  sous  le  poirier,  couverte  d'un  grand 
tapis,  fixaient  vivement  l'attention.  Le  petit  Bosco,  une 
baguette  dans  une  main,  des  gobelets  dans  l'autre,  un  long 
chapeau  de  magicien  sur  la  tète,  annonçait  des  merveilles  ; 
puis,  avant  d'ouvrir  la  séance,  commençait  une  dizaine  de 
chapelet  ou  un  cantique  pieux,  en  invitant  les  spectateurs  à 
répondre.  La  plupart  s'exécutaient  de  bonne  grâce,  beaucoup 
même  avec  entrain  ;  mais  il  s'en  trouvait  toujours  qui  s'impa- 
tientaient, en  déclarant  ces  préliminaires  plus  qu'inutiles. 
«  Nous  reviendrons  quand  les  patenôtres  seront  finies,  grom- 
melaient-ils en  faisant  mine  de  s'éloigner.  —  Partez,  je  ne  vous 
retiens  pas,  leur  criait  le  jeune  organisateur  du  spectacle; 
mais  souvenez-vous  bien  qu'une  fois  sortis,  vous  ne  rentrerez 
pas!  » 

Et  d'un  air  d'autorité  il  montrait  ses  frères  et  ses  autres 
amis,  chargés  de  faire  la  police  de  l'assemblée  et  d'assurer 
l'exécution  de  ses  ordres  souverains.  Tout  le  monde  restait. 

La  prière  ou  le  cantique  achevés,  le  petit  acrobate,  doublé 
d'un  magicien,  se  donnait  carrière.  Se  promener  et  danser 
sur  la  corde  raide,  faire  le  saut  périlleux,  se  suspendre  par 
les  pieds  au  poirier  et  en  descendre  de  même,  marcher  sur 
les  mains,  les  pieds  en  l'air,  étaient  des  tours  de  souplesse  et 
de  force  qui  paraissaient  ne  rien  coûter  au  jeune  garçon. 
Endosser  ensuite  un  ample  tablier,  et,  debout  devant  la  table, 
faire  voltiger  les  muscades  d'un  gobelet  à  un  autre,  multiplier 
les  œufs,  vomir  des  rubans,  extraire  des  noisettes  du  bout 
du  nez  des  regardants,  escamoter  leurs  montres  et  les  faire 
retrouver  dans  la  poche  d'un  compère  qui,  naturellement, 
jouait  la  surprise  et  affirmait  sa  complète  innocence,  tout 
cela  faisait  pâmer  d'aise  et  d'admiration.  Les  spectateurs  n'en 
pouvaient  croire  leurs  yeux;  bien  qu'il  n'eût  pas  tout  à  fait 


—  13  — 

l'habileté  de  son  célèbre  homonyme,  que  du  reste  ni  eux  ni 
lui  ne  connaissaient,  ils  juraient  que  le  jeune  Bosco  devait 
être  sorcier.  «  Pas  en  commerce  avec  le  diable,  en  tous  cas, 
ripostait  le  faiseur  de  tours,  et,  pour  preuve,  nous  allons 
terminer  comme  nous  avons  commencé,  par  la  prière.  » 

Dame  Marguerite  n'était  pas  la  dernière  à  s'émerveiller. 
Mais  en  mère  prudente  et  en  chrétienne  qui  sait  que  l'humi- 
lité est  le  fondement  de  toutes  les  vertus,  non  seulement  elle 
s'abstenait  de  célébrer  son  fils  et  de  le  vanter  en  face,  mais 
elle  ne  manquait  aucune  occasion  de  le  prémunir  contre  les 
compliments  plus  ou  moins  intéressés  dont  le  monde  est  si 
prodigue,  et  elle  redoublait  ses  secrètes  prières  pour  lui. 
Prières  pleines  d'espérances,  pleines  aussi  d'anxiétés. 

Un  jour  que  Jean  donnait  une  séance  sous  le  poirier,  et 
qu'un  grand  nombre  de  personnes,  bouche  béante,  l'applau- 
dissaient, sa  mère,  assise  à  l'écart,  le  regardait  aussi.  Une 
voisine  entra,  et  s'approchant  d'elle  :  «  Eh  bien,  Marguerite  ?  » 
Marguerite,  comme  s'éveillant  d'une  distraction  profonde, 
fixa  ses  regards  sur  ceux  de  son  interlocutrice,  et  lui  dit 
avec  feu  : 

«  Mon  fils,  mon  fils  Jean....  que  pensez-vous  qu'il  arrivera 
de  mon  fils  (0  ?  » 

(1)  LsMOTNE,  Margherita  Bosco,  p.  81. 


CHAPITRE  II. 


DOM  BOSCO  ENTRE  DANS  LES  ORDRES, 


Les  deux  fils  de  Marguerite,  Joseph  et  Jean,  se  ressem- 
blaient peu. 

Joseph,  doux  et  paisible,  n'avait  jamais  eu  l'idée  d'une 
autre  condition  que  celle  de  son  père,  et  d'une  autre  vie  que 
celle  des  champs. 

Jean,  au  contraire,  beaucoup  plus  entreprenant,  avide  de 
connaître,  observateur,  chercheur,  doué  d'une  immense  mé- 
moire, dévorait,  dès  qu'il  sut  un  peu  lire,  tous  les  hvres  qui 
lui  tombaient  sous  la  main,  et  s'arrêtait  volontiers  à  la  ville 
pour  voir  ou  entendre  du  nouveau.  Il  était  facile  de  conclure 
de  ces  aptitudes  qu'il  était  fait  pour  une  carrière  plus  agitée 
et  moins  humble  que  celle  de  son  frère. 

Un  matin,  au  déjeuner,  il  raconta  un  songe  qu'il  avait  eu 
la  nuit  précédente.  «  J'étais,  dit-il,  sur  une  petite  colline,  et 
je  voyais  venir  d'un  bois  voisin  une  multitude  de  bêtes  sau- 
vages qui  m'inspiraient  la  plus  vive  frayeur;  elles  sautaient, 
grinçaient  des  dents,  se  battaient,  s'entre-déchiraient.  Une 
voix  mystérieuse  m'a  crié  de  les  mener  au  pâturage.  Aussitôt, 
j'ai  pris  une  houlette,  je  la  leur  ai  montrée,  elles  m'ont  suivi, 
et,  chose  étrange,  je  n'avais  plus  devant  moi  qu'un  troupeau 
de  brebis  dociles.  » 

Les  commentaires  de  la  famille  sur  ce  rêve  furent  nom- 
breux et  variés.  Que  signifiait-il  ? 


—  16  — 

«  Probablement  rien ,  observa  la  mère  ;  car,  selon  le  pro- 
verbe, tout  songe  est  mensonge. 

—  Prends  garde,  s'écria  Antoine,  l'aîné,  qui  n'était  frère 
des  deux  autres  que  par  leur  commun  père,  et  qui  avait  huit 
à  neuf  ans  de  plus  qu'eux,  prends  garde  de  ne  pas  devenir 
un  chef  de  voleurs  I 

—  Pourquoi  chercher  si  loin  ?  observa  paisiblement  Joseph, 
tu  auras  simplement  à  garder  un  troupeau  de  porcs,  ou  un 
troupeau  de  brebis,  ou  tous  les  deux  l'un  après  l'autre  ;  il  n'y 
a  là  rien  d'extraordinaire  ni  de  bien  effrayant. 

—  Pourvu  qu'il  y  ait  progrès,  reprit  Jean  avec  son  doux 
sourire,  pourvu  qu'il  y  ait  progrès  et  que  mes  porcs  ou  mes 
bêtes  sauvages  se  changent  en  brebis,  et  non  mes  brebis  en 
bêtes  sauvages!  Mais  j'ai  confiance  (i). 

—  Sois  disposé  à  faire  tout  ce  que  le  bon  Dieu  demandera 
de  toi,  ajouta  la  mère  en  forme  de  conclusion,  et  tiens-toi 
bien  tranquille;  quand  viendra  l'heure,  sa  volonté  se  mani- 
festera. » 

Mais  elle  se  dit  en  elle-même  :  Qui  sait  s'il  ne  sera  pas 
prêtre?  Et  cette  pensée,  qui  était  en  même  temps  pour  elle 
une  joie  et  une  récompense,  ne  la  quitta  plus. 

L'heure  de  la  manifestation  de  la  volonté  divine,  dont  elle 
avait  parlé,  ne  devait  plus  tarder  longtemps  à  sonner;  voici 
dans  quelles  circonstances  elle  se  fit  entendre. 

En  Piémont  comme  en  France,  Dieu  suscita,   vers  cette 

(1)  Dom  Bosco  n'a  été  explicite  sur  ce  rêve  qu'à  la  fin  de  sa  vie,  à  Barcelone,  où 
il  raconta  que  la  voix  mystérieuse  était  celle  de  la  très  sainte  Vierge  qui,  habillée 
en  bergère,  lui  avait  remis  la  houlette,  lui  avait  annoncé  que  ce  qu'il  voyait  aurait 
lieu  réellement,  et  qu'il  apprivoiserait  ainsi  les  bêtes  ;  elle  lui  avait  même  indiqué 
ie  quelle  façon  tout  cela  se  produirait.  Dom  Rua,  auquel  cette  confidence  était 
adressée,  lui  fit  un  cas  de  conscience  du  silence  persistant  qu'il  avait  gardé  jusque- 
là  et  obtint  qu'il  le  romprait  pour  l'honneur  et  la  gloire  do  la  céleste  bergère. 

Dans  cette  même  ville  de  Barcelone,  dom  Bosco  dit  à  deux  ecclésiastiques  français 
(M.  Griffon,  fondateur,  et  M.  Rampon,  directeur  de  Torphelinat  agricole  de  Saint- 
Isidore,  près  Bburg-en-Bresse)  :  «  J'étais  résolu  depuis  l'âge  de  dix  et  onze  ans  à  me 
consacrer  aux  orphelins.  »  Cette  parole  frappa  vivement  ces  messieuis  ;  un  semblable 
projet  arrêté  par  un  enfant  de  la  campagne  dans  un  âge  si  tendre,  serait  inexpli- 
cable sans  quelque  incident  extraordinaire  tel  que  la  vision  dont  nous  venons  de 
parler,  et  que  raconte  également,  mais  avec  moins  de  précision,  la  Vie  de  Marguerite 
Boico. 


-  17  — 

époque,  une  petite  armée  d'hommes  zélés  et  éloquents  qui  se 
partagèrent  le  pays  et  le  parcoururent  en  tous  sens  pour  le 
reconquérir  à  la  religion.  Il  y  eut  des  missions  dans  toutes 
les  villes,  presque  dans  toutes  les  bourgades  un  peu  impor- 
tantes. Les  beaux  esprits  les  tournèrent  en  ridicule,  les  socié- 
tés secrètes  poussèrent  les  hauts  cris,  certains  politiques  à 
courte  vue  craignirent  ou  feignirent  de  craindre  le  retour 
de  ce  qu'on  appelait  l'ancien  régime;  mais  la  courageuse  cam- 
pagne entreprise  contre  l'indifférence  religieuse  et  l'impiété 
n'en  fut  point  arrêtée.  Ses  victoires  furent  merveilleuses, 
vraiment  providentielles.  Elle  renoua  les  traditions  rehgieuses 
des  générations  vieiUies,  prêtes  à  disparaître,  à  celles  des 
générations  plus  jeunes  auxquelles  appartenait  l'avenir;  elle 
répara  en  grande  partie  les  désastres  moraux  causés  par  la 
Révolution  française  et  par  une  interruption  de  dix  à  douze 
ans  de  tout  culte  extérieur  et  de  tout  enseignement  rehgieux 
pubhc;  bref,  elle  prolongea  d'un  siècle  peut-être,  des  deux 
côtés  des  Alpes  et  du  Rhin,  la  vie  de  la  civilisation  chrétienne, 
si  tant  est  que  cette  civihsation  doive  finir  par  succomber 
dans  la  terrible  lutte  engagée  contre  elle  par  la  prétendue 
philosophie  du  siècle  dernier,  lutte  dont  nos  petits-enfants 
ne  verront  probablement  pas  la  fin. 

Une  de  ces  missions  fut  donnée,  en  avril  1826,  à  Butti- 
ghera.  La  renommée  de  ceux  qui  la  prêchaient,  disons  mieux, 
l'attrait  de  la  grâce  divine  et  la  bénédiction  particulière  qu^il 
plut  au  ciel  de  lui  donner,  attiraient  des  multitudes  d'audi- 
teurs. Il  en  venait  de  toutes  les  communes  voisines,  et,  le 
soir,  on  s'en  retournait  paisiblement,  en  s'entretenant  de  ce 
qu'on  avait  entendu. 

Parmi  ceux  qui  regagnaient  Murialdo,  se  trouvait  le  des- 
servant de  ce  village,  un  bon  vieillard  appelé  dom  Galosso,  de 
Ghieri,  et  qui  n'avait  pas  hésité  à  faire  un  long  trajet  pour 
le  bon  exemple  et  aussi  pour  son  édification  personnelle.  Il 
remarqua  un  jeune  garçon  de  taille  moyenne,  aux  cheveux 
bouclés,  cheminant  en  grand  silence  et  comme  plongé  dans  la 
méditation.  Il  l'appela  à  côté  de  lui  et  l'interrogea. 

DOM  BOSCO  2 


—  18  - 

«  De  quel  hameau  es-tu? 

—  Je  suis  des  Becchi,  je  m'appelle  Jean  Bosco. 

—  Et  tu  viens  aussi  d'entendre  les  missionnaires?  Si  tu 
étais  resté  à  la  maison,  ta  mère  t'aurait  peut-être  fait  un  ser- 
mon plus  à  ta  portée. 

—  C'est  vrai,  monsieur,  ma  mère  fait  souvent  d'excellents 
sermons,  mais  ceux  des  prédicateurs  ne  manquent  pas  pour 
cela  d'intérêt. 

—  Tu  parles  comme  si  tu  les  comprenais;  voyons,  qu'as- 
tu  retenu  de  celui  d'aujourd'hui  ?  Je  te  donne  quatre  sous  si 
tu  peux  m'en  répéter  quatre  phrases. 

—  Je  vais  essayer,  monsieur.  » 

Et  l'enfant  se  mit  à  développer  le  sermon,  qui  avait  pour 
sujet  le  péril  qu'il  y  a  à  différer  de  se  convertir.  Il  répéta  suc- 
cessivement l'exorde,  les  trois  points  et  la  conclusion,  le  tout 
presque  mot  à  mot.  Le  vieux  prêtre  en  fut  ravi  et  lui  de- 
manda où  il  en  était  de  ses  études  de  grammaire. 

«  La  grammaire  ?  Je  ne  la  connais  que  de  nom  ;  mon 
grand  frère  Antoine  ne  veut  pas  que  je  l'apprenne. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Il  dit  que  c'est  du  temps  perdu  pour  un  cultivateur. 

—  Et  toi,  qu'en  penses-tu? 

—  Moi,  si  je  pouvais  étudier,  ce  serait  avec  plaisir. 

—  Ton  frère  a  raison  peut-être,  si  tu  dois  rester  au  village; 
mieux  vaut  un  laboureur  dont  l'imagination  ne  divague  pas 
au  delà  des  bornes  de  son  champ,  qu'un  laboureur  mécon- 
tent, ambitieux,  déclassé;  les  villageois  qui  ont  fait  des 
études  incomplètes,  et  qui  n'ont  pas  l'idée  de  ce  qui  leur 
manque,  sont  souvent  les  pires  ennemis  de  la  société.  Qui 
nous  délivrera  des  demi-savants  !  .4.ussi,  le  ciel  me  préserve 
de  contribuer  à  en  faire  un  de  plus  !  » 

Jean  écoutait  avec  chagrin  ces  déclarations  peu  encoura- 
geantes. 

«  Ainsi,  reprit-il,  vous  pensez  comme  mon  grand  frère, 
monsieur  le  curé  ? 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  mon  ami,  si  le  ciel  t'avait  donné  une 


—   I!)  — 

vocation  particulière,  je  suis  sûr  au  moins  que  ta  famille  ne 
t'en  détournerait  point.  Dis-moi,  as-tu  jamais  pensé  à  la  prê- 
trise ? 

■  — J'ai  une  idée,  affirma  Jean,  c'est  que,  si  j'avais  assez 
d'instruction,  je  voudrais  en  donner  à  tant  de  pauvres  enfants 
abandonnés,  qui  ne  sont  pas  mauvais,  mais  qui  le  deviennent 
parce  que  personne  ne  s'occupe  d'eux.  » 

Ces  dernières  paroles  et  le  ton  de  résolution  dont  elles 
étaient  empreintes  frappèrent  vivement  dom  Calosso.  A 
l'endroit  du  chemin  où  il  fallait  se  séparer,  il  recommanda  à 
Jean  de  venir  le  voir  avec  sa  mère,  le  dimanche  suivant,  après 
les  vêpres. 

Sitôt  qu'il  aperçut  la  veuve  Bosco,  au  jour  fixé  :  «  Savez- 
vous,  lui  dit-il,  que  vous  avez  un  fils  qui  est  un  prodige  de 
mémoire  ?  Il  faut  le  faire  étudier.  » 

On  convint  qu'il  s'en  chargerait  lui-même,  dès  que  les  gros 
travaux  de  la  campagne  laisseraient  à  l'enfant  un  peu  de  loisir. 

Les  leçons  commencèrent  au  milieu  de  septembre  1856. 
Jean  s'y  livra  avec  ardeur.  Malheureusement,  elles  ne  furent 
pas  de  longue  durée.  Dom  Calosso  mourut  inopinément  en 
1828.  Jean  s'en  retournait  tranquillement  aux  Becchi,  après 
avoir  pris  sa  leçon,  lorsqu'une  personne  envoyée  à  sa  re- 
cherche le  rattrapa  on  courant,  et  lui  dit  que  son  maître, 
saisi  d'un  mal  subit,  le  réclamait.  Il  n'y  accourut  point,  il  y 
vola.  Le  vieux  curé  était  déjà  sans  parole,  presque  sans  con- 
naissance ;  le  mal  était  une  attaque  d'apoplexie.  Il  fit  à  son 
élève  quelques  signes  inintelligibles,  mais  ce  fut  tout.  Au 
bout  de  deux  jours  d'agonie,  il  expira  entre  les  bras  de  Jean 
inconsolable. 

La  mort  de  dom  Calosso  brisait  tous  les  vœux  du  petit  étu- 
diant et  tous  les  projets  déjà  cares-sés  par  sa  mère.  Antoine 
Bosco  fit  valoir,  dans  cet  événement,  un  signe  manifeste  de 
la  volonté  du  ciel,  et  renouvela  son  opposition.  Jean  n'osait 
plus  ouvrir  ses  livres  qu'en  cachette  ;  et  à  quoi  bon  les  ouvrir? 
il  n'avait  plus  personne  pour  se  faire  expliquer  ce  qu'il  ne 
comprenait  pas. 


—  20  — 

Cependant  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  s'en  séparer.  Lors- 
que Antoine  remarqua  cette  obstination,  il  s'en  plaignit  à  la 
mère  ;  mais  la  mère  se  rangea  du  côté  de  Jean. 

«  Sommes-nous  en  mesure  d'avoir  un  nouveau  professeur  ? 
insista  Antoine.  Avant  que  Jean  arrive  au  bout  de  ses  études , 
il  faudra  des  années  ;  et  combien  d'argent  ?  Youlez-vous, 
pour  la  réalisation  d'une  ambition  insensée,  nous  mettre  tous 
sur  la  paille  ? 

—  La  divine  Providence  viendra  à  notre  secours,  déclara  la 
mère;  mais  Jean  n'est  pas  fait  pour  la  pioche  et  la  charrue.  » 

Antoine,  ne  pouvant  vaincre  ce  qu'il  avait  appelé  leur 
ambition  insensée,  parla  de  séparer  ses  intérêts  d'avec  les 
leurs,  et  réclama  sa  part  de  l'héritage  paternel.  La  mère  y 
consentit;  elle  ne  pouvait,  du  reste,  s'y  opposer,  Antoine 
avant  vins^t  et  un  ans.  Celui-ci  resta  donc  seul  dans  la 
maison  où  ses  frères  étaient  nés.  Joseph  et  Jean  s'installèrent 
dans  une  autre  maison  plus  modeste,  où  leur  mère  vécut  avec 
eux  de  l'usufruit  de  leurs  parts  et  de  ses  reprises  matrimo- 
niales. Mais  le  jeune  étudiant  put,  sans  nouvel  obstacle, 
retourner  au  latin. 

Il  fréquenta  cinq  ou  six  ans  les  écoles  publiques  de  Châ- 
teauneuf  (Gastelnuovo  d'Asti)  et  de  Chieri;  avec  quel  profit, 
nous  le  verrons  plus  tard,  quand  nous  aurons  à  énumérer 
ses  nombreux  ouvrages.  Sciences,  lettres,  notions  artistiques, 
il  s'assimilait  tout  avec  une  surprenante  faciUté;  mais  l'his- 
toire, l'éloquence  sacrée  et  l'Ecriture  sainte  avaient  ses  pré- 
férences; il  ne  perdit  jamais  de  vue  le  but  qu'il  s'était  fixé 
et  qui  n'était  pas  la  satisfaction  d'une  vaine  curiosité,  encore 
moins  l'acquisition  d'une  renommée  purement  humaine  :  il 
voulait  être  utile,  gagner  des  âmes  à  la  vérité  et  à  la  vertu. 
Son  travail  convergeait  tout  entier  vers  cette  fin  supérieure, 
seule  vraiment  digne  des  efi'orts  d'un  chrétien. 

A  Chieri,  il  habitait  dans  une  famille  à  laquelle  sa  mère 
l'avait  confié,  moyennant  une  petite  pension.  De  là,  il  suivait 
les  cours  du  collège. 

La  pensée  lui  vint  à  cette  époque  d'entrer  dans  un  ordre 


—  2J  — 

religieux.  Il  communiqua  ce  projet,  ou  plutôt  ce  désir,  au 
curé  de  la  paroisse,  ajoutant  qu'il  avait  choisi  l'ordre  des 
Franciscains.  Le  curé  en  prévint  la  veuve  Bosco. 

Immédiatement  celle-ci  se  rendit  à  Ghieri  et  se  présenta  à 
son  fils,  le  sourire  sur  les  lèvres,  comme  toujours. 

«  M.  le  curé  ma  confié  que  tu  te  proposes  d'entrer  en  reli- 
gion ;  est-ce  vrai  ? 

—  Oui,  mère,  et  je  crois  que  vous  ne  vous  y  opposerez  pas. 

—  Non  certes,  je  ne  m'y  opposerai  pas;  je  n'ai  pas  le  droit 
de  m'y  opposer.  M.  le  curé  m'a  bien  dit  que  je  pouvais  t'en 
dissuader,  à  cause  du  besoin  que  j'aurai  peut-être  un  jour  de 
ton  aide;  mais  je  ne  veux  pas  que  tu  te  préoccupes  de  moi. 
Songe  uniquement  au  salut  de  ton  âme  et  à  faire  le  plus  de 
bien  possible.  Je  suis  née  dans  une  position  de  fortune  plus 
voisine  de  la  gène  que  de  la  richesse;  j'y  ai  vécu,  je  mourrai 
s'il  le  faut  dans  la  pauvreté.  Crois-tu  que  ce  soit  par  orgueil 
ou  par  calcul  égoïste  que  j'ai  souhaité  que  Dieu  daignât  choisir 
un  prêtre  parmi  mes  enfants?  Non;  si  par  impossible  tu 
devenais  riche,  si  tu  parvenais  aux  hautes  dignités  ecclésias- 
tiques, il  me  semble  que  je  ne  mettrais  jamais  les  pieds  chez 
toi,  par  crainte  de  diminuer  la  part  des  pauvres.  Tels  sont 
mes  sentiments;  les  tiens  doivent  y  répondre.  Oublie-moi 
donc;  que  le  choix  d'une  vocation  soit  une  question  entre 
Dieu  seul  et  toi.  Mais  que  mon  absolu  désintéressement  dans 
cette  circonstance  ne  devienne  pas  un  motif  pour  te  dispenser 
de  réfléchir  et  de  consulter.  M.  le  curé  m'a  fait  observer  aussi 
qu'il  est  peu  de  prêtres  séculiers  qui,  à  un  moment  donné, 
n'aient  pensé  à  entrer  en  religion,  de  même  qu'il  y  a  peu  de 
jeunes  filles  pieuses  —  je  le  sais  par  expérience  —  dont  l'ima- 
gination n'ait  été  traversée  par  des  rêves  de  cloître  et  de 
couvent.  N'agis  point  à  la  légère,  prie  beaucoup^  et,  encore 
une  fois,  consulte  :  voilà  tout  ce  que  j'avais  à  te  dire.  » 

Le  jeune  homme  embrassa  sa  mère,  en  remerciant  Dieu 
intérieurement  de  l'avoir  mis,  dès  son  enfance,  sous  la  garde 
d'une  femme  aussi  parfaite.  Il  promit  de  ne  rien  précipiter 
et  de  demander  conseil  à  dom  Gaffasso,  directeur  et  profes- 


—  22  — 

seur  de  théologie  morale  à  l'Institut  de  Saint-François  de 
Sales,  à  Turin. 

«  Tu  ne  saurais  mieux  l'adresser,  dit  la  mère,  je  m'en 
vais  contente.  » 

Dom  Gaffasso,  après  avoir  étudié  quelque  temps  la  jeune  et 
belle  âme  qui  s'ouvrait  à  lui,  dissuada  Jean  de  ses  projets. 
«  Entrez  au  séminaire,  lui  dit-il,  achevez  tranquillement  vos 
études  ;  je  ne  pense  pas  que  vous  soyez  appelé  à  une  autre 
vie  que  celle  des  bons  prêtres  de  paroisse.  » 

Jean  obéit  avec  docilité.  Lorsque  la  mère  connut  cette 
nouvelle  et  définitive  détermination,  elle  se  montra  égale- 
ment satisfaite,  son  unique  désir  étant  que  la  volonté  de  Dieu 
s'accomplit. 

Jean  Bosco  revêtit  pour  la  première  fois  l'habit  ecclésias- 
tique le  jour  de  la  Saint-Michel,  29  septembre  1835.  Il  le 
reçut  des  mains  de  Michel-Antoine  Ginzano,  prévôt  et  vicaire 
forain  de  Ghâteauneuf  d'Asti,  et  le  30  octobre  suivant,  il 
entra  au  grand  séminaire  de  Turin. 

Des  six  années  qu'il  y  passa,  on  ne  sait  rien,  sinon  qu'il  y 
fut  un  des  meilleurs  élèves  que  cet  étabhssement  ait  jamais 
formés.  S'il  avait  étudié  avec  ardeur  les  lettres  profanes,  bien 
plus  grande  encore  fut  son  application  à  la  philosophie  et  à  la 
théologie,  sciences  qui  le  préparaient  directement  à  la  mis- 
sion apostolique  après  laquelle  il  soupirait. 

Arriva  enfin  le  jour  solennel  qui  devait  couronner  tant 
d'eii'orls.  Jean  Bosco  fut  ordonné  prêtre  la  veille  de  la  Trinité, 
5  juin  1841.  Nous  renonçons  à  peindre  son  bonheur  et  celui 
de  sa  mère,  amplement  récompensée;  ce  jour-là,  de  toutes 
ses  privations  et  de  toutes  ses  peines. 

Il  monta  à  l'autel  pour  la  première  fois,  le  lendemain, 
assisté  de  dom  Gaffasso,  dans  l'éghse  de  Saint-François 
d'Assise.  On  l'avait  sollicité  de  se  rendre  pour  cette  circons- 
tance dans  son  pays,  où  l'on  n'avait  pas  vu  de  première 
messe  depuis  longtemps.  Mais  il  préféra  célébrer  sans  bruit, 
dans  une  grande  ville,  précisément  parce  qu'il  y  était  à  peu 
près  inconnu. 


—  23  — 

Le  lundi  suivant,  il  dit  la  messe  dans  l'église  appelée  Délia 
Gonsolata,  pour  remercier  la  sainte  Vierge  des  innombrables 
faveurs  qu'elle  lui  avait  obtenues  et  se  mettre  sous  sa  pro- 
tection toute  spéciale. 

Le  jeudi  de  la  Fête-Dieu,  il  se  montra  enfin  à  Ghâteauneuf, 
y  chanta  la  messe  solennelle,  et  porta  le  très  saint  Sacrement 
à  la  procession  traditionnelle  de  ce  jour.  Le  soir,  le  curé  l'in- 
vita à  dîner  avec  sa  mère,  ses  frères  et  les  principaux  habi- 
tants. Chacun  prit  part  à  la  joie  de  la  famille  Bosco,  univer- 
sellement aimée. 

Mais  lorsque  l'abbé  Jean  rentra  aux  Becchi,  lorsqu'il 
retrouva  la  chambre  où,  à  l'âge  de  dix  ans  environ,  il  avait  eu 
le  songe  des  animaux  sauvages  et  des  brebis,  il  ne  put  s'em- 
pêcher de  verser  des  larmes  et  de  dire  :  «  Oh  !  combien 
merveilleux  sont  les  desseins  de  la  Providence  !  Dieu  a  vrai- 
ment ramassé  par  terre  un  pauvre  enfant  pour  le  placer  parmi 
les  chefs  de  son  peuple.  Il  me  reste  à  correspondre  à  sa 
volonté  en  devenant  dompteur  de  bêtes  humaines,  car  il 
me  semble  que  c'est  à  cela  qu'il  m'appelle.  Je  suis  prêt. 
Seigneur,  je  suis  tout  à  vous;  faites  de  moi  ce  qu'il  vous 
plaira.  » 

Sa  mère  vint  le  trouver  un  instant  et  l'entretenir  seule  à 
seul  : 

«  Te  voilà  donc  prêtre,  mon  cher  fils,  te  voilà  près  du 
Seigneur  ;  mais,  mon  enfant,  commencer  à  faire  œuvre  d'apos- 
tolat, c'est  commencer  à  souffrir.  Ce  ne  sera  pas  demain  peut- 
être,  mais  ce  sera  bientôt;  ta  mère  ne  demande  pas  pour  toi 
le  repos,  mais  du  courage.  » 

Quelle  haute  philosophie  chrétienne  dans  ces  paroles  d'une 
simple  paysanne,  et  comme  elle  disait  vrai  ! 

Jean  Bosco  était  alors  dans  sa  vingt-cinquième  année,  et  à 
la  veille  de  commencer  la  vingt-sixième, 


CHAPITRE  m. 

PREMIERS    DÉBUTS    DE    l'oEUVRE    SALÉSIBNNE. 
LES   TRIBULATIONS    l/UN   FONDATEUR. 


Nous  avons  déià  rencontré  le  nom  de  l'Institut  de  Saint- 
François  d'Assise  en  parlant  de  son  directeur,  dom  Caffasso, 
l'ami  et  le  guide  spirituel  de  dom  Bosco.  Cet  Institut  était 
une  sorte  d'école  normale  ou  d'école  supérieure  pour  les 
jeunes  prêtres  du  diocèse  de  Turin.  On  les  y  exerçait  à  la  pré- 
dication, et  on  leur  faisait  des  conférences  morales  pratiques, 
complément  de  la  théologie  et  préparation  directe  au  saint 
ministère. 

Dom  Bosco  y  fut  naturellement  attiré  par  dom  Caffasso.  Au 
lieu  d'accepter  une  des  places  plus  ou  moins  lointaines  qu'on 
lui  offrait,  il  préféra  s'attacher  aux  œuvres  de  l'homme  émi- 
nent  qui  possédait  toute  sa  confiance.  Il  le  suivit  dans  la 
visite  des  prisons,  et  ce  qu'il  y  observa  tout  d'abord  fut 
comnri^  une  révélation  pour  lui. 

Le  nombre  des  détenus,  leur  misère  morale,  et  surtout 
l'âge  encore  tendre  de  beaucoup  d'entre  eux,  le  frappèrent 
d'étonnement  et  de  pitié.  Comment  tant  de  jeunes  gens  se 
voyaient-ils  atteints  par  les  rigueurs  de  la  justice  presque 
avant  desavoir  ce  que  c'est  qu'une  loi?  Sans  doute,  la  société 
est  obligée  de  se  défendre  en  les  mettant  hors  d'état  de 
nuire;  mais  s'ils  nuisaient,  était-ce  bien  leur  faute,  à  eux, 
pauvres  abandonnés,  ignorants  de  tout  ce  qui  aurait  pu 


—  26  — 

réprimer  ou  redresser  leurs  instincts  pervers?  La  prison  les 
renvoyait  non  corrigés,  souvent  pires  qu'à  leur  arrivée,  et  ne 
tardait  pas  à  les  reprendre,  à  les  rendre  à  la  société,  à  les 
reprendre  encore;  cercle  fatal  d'existences  malfaisantes  et 
malheureuses,  que  rien  ne  vouait  rompre,  sinon  la  mort,  et 
parfois  la  mort  sur  l'échafaud. 

Le  terrible  problème  s'empara  du  jeune  prêtre  comme  une 
obsession.  Il  y  réfléchissait  le  jour,  il  en  rêvait  la  nuit.  En 
théorie,  la  solution  était  assez  claire;  pour  empêcher  ces 
enfants  de  prendre  le  chemin  de  la  prison,  il  s'agissait  de  les 
faire  passer  par  l'école,  et  surtout  par  l'église  ;  il  eût  suffi  de 
leur  enseigner  la  morale,  de  leur  inspirer  la  crainte  de  Dieu, 
enfm  de  leur  donner  le  goût  et  l'habitude  du  travail.  Mais 
comment  y  arriver,  ces  enfants  étant  justement  ceux  qui  n'ont 
point  de  famille  ou  qui  n'ont  que  des  familles  indifférentes 
sinon  vicieuses? 

Ramené  ainsi  à  la  pratique,  le  problème  se  compliquait  au 
point  de  paraître  insoluble. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  préoccupations  désolantes  que 
notre  héros  reçut  d'un  petit  incident  un  coup  d'éperon  inat- 
tendu qui  le  força  à  se  mettre  à  l'œuvre,  au  lieu  de  délibérer, 
et  à  démontrer  en  marchant,  comme  le  philosophe  antique, 
la  possibilité  du  mouvement. 

Le  8  décembre  1841,  il  se  disposait,  dans  la  sacristie  de 
Saint-François  d'Assise,  à  dire  la  messe,  et  revêtait  ses  orne- 
ments sacerdotaux,  lorsqu'il  entendit  une  altercation  qui  lui 
fit  retourner  la  tête.  Le  sacristain  gourmandait  un  enfant  in- 
connu qui  semblait  s'être  égaré  dans  ce  heu  et  qui  lui  refusait 
de  servir  la  messe.  «  Je  ne  sais  pas,  disait  l'enfant.  —  Com- 
ment! tu  ne  sais  pas?  alors,  que  viens-tu  donc  faire  ici?  Va- 
t'en,  je  n'aime  pas  les  mendiants.  »  Et  il  le  poussait  dehors  par 
les  épaules,  non  sans  appuyer  ses  injonctions  de  quelques 
taloches  destinées  à  hâter  son  départ. 

«  Pourquoi  le  maltraitez- vous?  dit  Jean  Bosco,  vous  ne  lui 
avez  pas  seulement  laissé  le  loisir  d'expliquer  ce  qu'il  vou- 
lait. Rappeicz-le,  je  lui  parlerai,  je  \eux  lui  parler.  » 


—  27  — 

Le  sacristain,  un  peu  confus,  courut  après  l'enfant  et  le 
ramena.  Dom Bosco  rassura  ce  dernier,  le  caressa,  le  pria  de 
l'attendre  après  la  messe,  et,  lorsqu'elle  fut  terminée,  il  eut 
avec  ]ui  un  entretien  que  lui-même  a  raconté  bien  des  fois  : 

«  Gomment  t'appelles-tu,  mon  jeune  ami? 

—  Mon  nom  est  Barthélémy  Garelli. 

—  D'oîi  es-tu? 

—  Je  suis  d'Asti. 

—  As-tu  tes  parents  ? 

—  Non,  mon  père  est  mort. 

—  Et  ta  mère  ? 

—  Morte  également. 

—  Quel  âge  as-tu? 

—  Quinze  ans. 

—  Sais-tu  lire  et  écrire? 

—  Je  ne  sais  rien. 

—  Sais-tu  tes  prières? 

—  Je  vous  ai  dit  que  je  ne  sais  rien. 

—  Quoi  !  tu  n'as  pas  fait  ta  première  communion?  Pourquoi 
ne  vas-tu  pas  au  catéchisme?  tout  le  monde  y  est  admis.... 

—  C'est  possible,  mais  je  suis  trop  grand,  maintenant  :  mes 
camarades  plus  petits  et  plus  savants  se  moqueraient  de  moi. 

—  Et  si  je  te  faisais  le  catéchisme,  à  part,  ici  même,  vien- 
drais-tu l'entendre? 

—  Oui,  de  bien  bon  cœur.,..,  pourvu  qu'on  ne  me  donne 
pas  de  taloches. 

—  Oh!  sois  tranquille,  personne  ne  te  maltraitera;  tu 
seras  mon  ami,  et  tu  n'auras  affaire  qu'à  moi.  Quand  veux-tu 
commencer  ? 

—  Quand  il  vous  plaira. 

—  Ce  soir,  peut-être  ? 

—  Ce  soir,  je  veux  bien. 

—  Et  pourquoi  pas  tout  de  suite  ? 

—  Eh  bien  !  tout  de  suite,  soit.  » 

Le  jeune  prêtre  fut  touché  de  cette  docilité.  Il  fît  asseoir 
GareUi  à  ses  côtés,  et  lui  enseigna  pour  commencer  le  signe 


~  28  — 

de  la  croix  et  la  notion  d'an  Dieu  créateur  de  toutes  choses. 
Au  bout  d'une  demi-heure,  le  voyant  fatigué  par  une  atten- 
tion peu  familière  à  son  existence  vagabonde,  il  le  renvoya 
en  lui  recommandant  bien  de  revenir. 

Garelli,  pour  qui  tant  de  bonté  était  chose  absolument 
nouvelle,  n'euX  garde  de  manquer  au  rendez-vous.  Non  seu- 
lement il  revint,  mais  il  amena  des  camarades.  Moins  de 
deux  mois  après,  le  2  février  1842,  la  sacristie  comptait  vingt 
élèves. 

Tels  furent  les  modestes  débuts  de  l'œuvre  de  l'Oratoire  de 
Saint-François  de  Sales.  Dom  Bosco  choisit  celte  appellation 
d'oratoire,  parce  qu'il  commençait  et  finissait  toujours  ses 
leçons  par  la  prière,  et  il  le  mit  sous  la  protection  de  saint 
François  de  Sales,  afin  de  bien  établir  que  la  douceur_,  par 
laquelle  brilla  ce  grand  saint,  doit  présider  à  tout  ce  que  l'on 
se  propose  de  faire  en  faveur  de  la  jeunesse. 

Après  avoir  catéchisé  ses  enfants,  dom  Bosco  s'occupait 
encore  d'eux  toute  la  journée.  Il  les  visitait  chez  leurs  parents 
ou  leurs  maîtres,  leur  cherchait  de  l'ouvrage,  leur  procurait 
des  places,  et,  chemin  faisant,  recrutait  de  nouveaux  audi- 
teurs et  en  ramassait  dans  les  bouges,  dans  les  ruelles,  et 
jusque  dans  les  fossés  des  faubourgs.  Le  dimanche,  il  les  con- 
duisait lui-même  aux  offices  et  les  faisait  jouer,  sous  ses  yeux, 
dans  quelque  place  publique.  Ainsi  se  passèrent  deux  années, 
durant  lesquelles  il  n'avait  point  cessé  de  suivre  les  cours 
de  l'Institut  de  Saint-François  d'Assise. 

Mais  le  terme  de  ces  cours  arriva,  et  dom  Gaffasso,  son 
directeur,  l'informa  que  l'autorité  ecclésiastique  songeait  à 
lui  confier  un  poste. 

«Quel  poste?  demanda  le  catéchiste  des  vagabonds; 
n'en  ai-je  pas  un  bien  marqué  et  suffisant  à  occuper  un 
homme  ?  Si  je  m'éloigne  de  mes  pauvres  enfants,  qui  est-ce 
qui  en  prendra  soin  ?  » 

Dom  Cafî"asso  sentit  la  parfaite  justesse  de  cette  observa- 
tion. Il  sollicita  et  obtint  pour  son  jeune  ami  un  emploi 
comme  aumônier  dans  un  hospice,  ou  maison  de  refuge. 


—  29  — 

fondé  par  la  marquise  de  Barolo,  et  dont  le  directeur  était 
l'abbé  Borelli. 

Cet  abbé  Borelli,  ou  Borel,  car  il  était  Français  d'origine,  était 
communément  appelé,  suivant  l'usage  italien,  <(  le  théologien 
Borelli,  »  parce  qu'il  était  docteur  en  théologie.  Il  n'eut  aucune 
peine  à  entrer  dans  les  plans  de  dom  Bosco,  et  devint  bientôt 
un  de  ses  plus  intimes  amis  et  de  ses  meilleurs  auxiliaires. 

Ensemble,  et  avec  l'autorisation  de  la  marquise  de  Barolo, 
ils  disposèrent,  dans  la  maison  de  refuge,  de  deux  grandes 
chambres  complètement  indépendantes,  dont  l'une  fut  arran- 
gée en  chapelle.  L'œuvre  de  l'Oratoire  s'y  réunit  pour  la  pre- 
mière fois  le  8  décembre  1844.  Dom  Bosco,  en  y  donnant  la 
communion  à  la  plupart  de  ses  enfants,  versa  des  larmes  de 
bonheur.  Son  œuvre  marchait. 

Elle  ne  marchait  même  que  trop. 

Les  enfants  étaient  trois  cents.  La  marquise  de  Barolo 
s'effraya  du  tapage  qui  lui  fut  signalé  dans  son  immeuble,  et 
des  inconvénients  que  pouvaient  présenter  les  réunions  tar- 
dives instituées  par  dom  Bosco  et  le  théologien  Borelli  sous 
le  nom  d'écoles  du  soir.  Elle  les  Invita,  en  juillet  1845,  à  trans- 
férer leur  vacarme  ailleurs. 

Les  deux  amis  furent  atterrés.  «  Mais  où  irons-nous? 
s'écrièrent-ils.  —  Allez  où  bon  vous  semblera,  répliqua  la 
marquise,  j'ai  besoin  de  tout  mon  immeuble.  » 

Ils  eurent  recours  d'abord  à  Dieu.  Recueillis  en  sa  présence^ 
ils  comprirent  que  toutes  les  fondations  qu'il  bénit  sont  mar- 
quées du  sceau  de  l'épreuve,  et  que  la  voie  sûre,  la  voie 
royale  qui  mène  à  lui,  est  et  sera  toujours  la  voie  de  la  croix. 

Ils  s'adressèrent  ensuite  à  M^""  Franzoni,  archevêque  de 
Turin.  Celui-ci,  qui  connaissait  déjà  et  appréciait  l'œuvre,  pro- 
posa à  la  municipalité  de  concéder  à  dom  Bosco  l'usage,  à  cer- 
taines heures  et  moyennant  certaines  conditions,  d'abord  de 
l'église  Saint-Martin,  et  bientôt  après  de  l'église  de  Saint- 
Pierre  aux  Liens  (1).  La  municipalité  se  laissa  gagner  par  l'in- 

^1)  San  Pietro  in  Viacol» 


—  30  — 

térêt  que  lui  inspiraient  les  classes  du  soir.  L'œuvre  fut  donc 
installée  dans  un  grand  vestibule  et  dans  la  cour  de  l'église 
Saint-Pierre.  L'abbé  Borelli  disait  gaiement  en  aidant  à  démé- 
nager :  «  Mes  enfants,  les  choux  ne  peuvent  faire  belle  et  grosse 
lète  que  si  on  les  transplante;  c'est  donc  pour  votre  bien  qu'on 
vous  a  délogés,  et  ce  n'est  peut-être  pas  la  dernière  fois.  » 

Il  ne  se  trompait  point,  et  cette  prédiction,  il  avait  pu  la 
faire  sans  être  un  prophète.  En  efïet,  en  changeant  de  local, 
les  élèves  de  dom  Bosco  n'avaient  pu  changer  de  caractère. 
Trois  cents  enfants,  presque  tous  remarquables  par  leur  in- 
discipline, trois  cents  petits  sauvages,  jouant,  gambadant, 
criant  dans  la  cour  ou  sur  la  grande  place  de  l'église,  ne  pou- 
vaient manquer  de  modifier  d'une  façon  désagréable  la  phy- 
sionomie du  quartier.  Dès  le  lendemain,  les  voisins  se  plai- 
gnirent. Le  curé,  homme  âgé,  paisible  et  peut-être  un  peu 
ami  de  ses  aises,  ne  fut  pas  le  dernier  à  appuyer  une  pétition 
contre  les  perturbateurs  ;  sa  servante  alla  même  jusqu'à  les 
traiter  publiquement  de  «  fleur  de  la  canaille,  fiore  di  cana- 
qlia  ;  »  et  comme  il  lui  fut  rapporté  que  dom  Bosco  n'avait 
fait  que  rire  de  ce  luxe  d'épithètes,  elle  ne  craignit  pas  d'aller 
l'invectiver  en  personne,  et  de  lui  mettre  le  poing  sous  le 
nez,  au  beau  miheu  de  son  catéchisme. 

Le  syndic  de  Turin  était  alors  le  marquis  de  Gavour,  père 
du  comte  Camille  de  Cavour,  le  rélèbre  homme  d'Etat  dont 
l'intluence  sur  Napoléon  III  fut  si  fatale  à  celui-ci,  et  du  mar- 
quis (lustave  de  Cavour,  directeur  du  très  catholique  journal 
VArmonia.  Il  se  laissa  convaincre  par  la  pétition  et  retira  l'au- 
torisation donnée.  Les  gens  du  quartier  firent  à  cette  occasion 
une  remarque  qui  les  frappa  vivement.  Le  vieux  prêtre,  signa- 
taire de  la  pétition,  tomba  le  lendemain  frappé  d'apoplexie, 
et  sa  servante,  deux  jours  après,  le  suivit  au  tombeau. 

Les  enfants,  chassés  de  leur  installation  qui  avait  à  peine 
mérité  le  nom  de  campement,  refluèrent  jusqu'au  logement  du 
bon  père.  Mais  s'y  réunir  était  impossible  ;  ils  n'auraient  pas 
pu  y  tenir,  même  debout  et  serrés  les  uns  contre  les  autres. 
Dom  Bosco  prit  rapidement  son  parti.  Il  décida  qu'avant  tout 


—  31    - 

il  fallait  sauver  l'œuvre  et  prévenir  la  dispersion  des  enfants  : 
«  Mes  amiS;  leur  cria-t-il,  le  toit  du  bon  Dieu  nous  reste, 
personne  ne  nous  en  refusera  la  jouissance.  Donc,  notre  pro- 
chaine réunion  aura  lieu  en  plein  air.  Je  ne  sais  pas  encore 
où,  mais  je  vous  le  dirai;  soyez  sans  crainte,  la  place  ne 
nous  manquera  pas  !  » 

Et  pendant  deux  mois,  l'Oratoire  fonctionna  à  l'aventure,  et 
mérita  le  nom  que  lui  donnaient  ses  détracteurs  :  «  un  ramas- 
sis de  vagabonds.  » 

Dès  le  matin,  les  dimanches  et  jours  de  fête,  les  enfants, 
munis  de  leurs  petites  provisions,  se  réunissaient  à  la  porte 
de  dom  Bosco  ;  mais  donnons  ici  la  parole  à  l'un  d'entre  eux. 

«  A  la  précédente  réunion,  avant  de  nous  séparer,  le  bon 
père  avait  eu  soin  de  nous  communiquer  le  nom  du  but  de 
promenade  choisi  pour  le  dimanche  suivant.  Il  nous  indiquait 
le  chemin,  nous  traçait  le  programme,  marquait  l'heure  du 
rendez-vous,  donnait  ses  avis  sur  la  contenance  à  tenir  dans 
les  divers  lieux;  il  nous  souhaitait  d'être  aussi  nombreux  que 
possible.  «  Si  vous  avez  quelque  camarade,  ajoutait-il,  invitez- 
»  le  de  ma  part.  Plus  nous  serons,  plus  joyeuse  sera  la  fête.  » 

»  La  future  promenade  était  pour  nous,  pendant  toute  la 
semaine,  un  sujet  inépuisable  de  conversations  à  l'ateher  ou 
dans  nos  familles.  Ces  dernières  en  profitaient  pour  exiger  de 
nous  plus  d'attention,  plus  d'obéissance,  plus  d'application  à 
nos  devoirs  et  plus  de  silence,  pour  ne  point  nous  attirer,  au 
jour  si  désiré,  le  châtiment  d'une  retenue.  Les  principaux  buts 
de  promenade,  soigneusement  variés,  étaient  le  Mont  des  Ga- 
pucms,  Notre-Dame  des  Champs,  Pozzo  di  Strada,  la  Superga, 
mais  assez  rarement,  et  Notre-Dame  des  Lacs  d'Avigliana.  Mais 
avec  quel  bonheur  on  marchait  !  Des  jours  comme  ceux-là  s'im- 
primaient dans  notre  souvenir,  donnaient  presque  une  direc- 
tion à  notre  vie;  la  piété,  qui  en  était  l'élément  essentiel, 
comme  la  joie  complète  qu'ils  nous  apportaient  toujours,  rem- 
plissaient notre  âme  d'un  je  ne  sais  quoi  de  pur  et  de  grand  i*).  » 

\\)  Bollettino  salesiano,  mai  1887. 


—  32  — 

Arrivé  à  quelque  église  de  la  banlieue,  dom  Bosco  deman- 
dait l'autorisation  de  dire  la  messe,  qui  ne  lui  était  jamais 
refusée,  et,  sur  un  signe,  la  bande  joyeuse  et  bruyante  se 
recueillait,  pour  l'entendre,  avec  un  ensemble  qui  ébahissait 
d'admiration  tous  les  spectateurs. 

Il  faisait  ensuite  son  catéchisme,  et  puis  l'on  déjeunait. 
Pas  besoin  de  tables  ni  de  nappes  ;  la  pelouse  ou  les  rochers 
en  tenaient  lieu  ;  on  se  passait  également  très  bien  de  four- 
chettes; quant  au  vin,  les  fontaines  ou  les  ruisseaux  ne  per- 
mettaient pas  même  d'y  songer.  Ceux  qui  avaient  de  reste 
donnaient  à  ceux  qui  n'avaient  pas  assez;  le  bon  père  trou- 
vait pour  ceux  qui  ne  possédaient  absolument  rien  ;  le  pain 
manquait  parfois,  la  gaieté  jamais,  l'appétit  encore  moins. 

La  fraternelle  agape  terminée,  on  poussait  la  promenade 
plus  loin  ;  on  chantait  quelque  part  les  vêpres,  car  l'Oratoire 
ambulant  possédait  déjà  une  belle  société  chorale,  on  enten- 
dait un  deuxième  catéchisme,  on  récitait  le  chapelet  tout  en 
marchant,  et  lorsque  le  soleil  s'abaissait  derrière  les  mon- 
tagnes neigeuses  du  couchant,  on  rentrait  en  ville,  harassés, 
mais  la  conscience  légère  et  le  cœur  content. 

Les  enfants,  qui  ne  voyaient  pas  au  delà  de  l'heure  pré- 
sente, s'imaginaient  que  cela  durerait  toujours  ;  mais  ce  qui 
était  bon  pour  la  saison  d'automne  allait  devenir  impraticable 
en  hiver,  et  dom  Bosco  ne  partageait  point  l'insouciance  de 
ses  pupilles.  A  force  de  recherches,  il  put  louer  trois  grandes 
chambres,  chez  un  nommé  Moretta,  presque  en  face  du  lieu 
où  est  aujourd'hui  l'église  de  Notre-Dame  Auxiliatrice.  Trois 
chambres,  c'était  peu.  Néanmoins  on  y  passa  l'hiver,  que  bien 
que  mal.  Les  difficultés  matérielles  ne  furent  même  pas,  à 
ce  moment-là,  celles  qui  inquiétèrent  le  plus  le  fondateur  de 
l'Oratoire  de  Saint-François  de  Sales,  ou,  comme  on  disait 
déjà,  de  l'œuvre  salésienne. 

La  délicate  question  de  la  conciliation  de  l'apostolat  libre 
avec  le  service  paroissial  fut  soulevée  à  son  sujet.  On  a  beau 
tendre  à  un  but  commun,  les  moyens  d'action  n'étant  pas  les 
mêmes>  et  le  détachement  de  chacun  à  l'égard  de  sa  propre 


—  33  — 

gloire  et  de  ses  conceptions  personnelles  n'étant  jamais 
absolu,  les  froissements,  les  jalousies,  les  rivalités,  ne  peu- 
*  vent  pas  être  évités  toujours.  Les  hommes  font  l'œuvre  de 
Dieu,  mais  ils  la  font  en  hommes,  et  jusque  dans  l'histoire  des 
apôtres,  jusque  dans  les  livres  saints,  nous  voyons  un  saint 
Paul  et  son  compagnon,  saint  Barnabe,  réduits  à  se  séparer 
parce  qu'ils  avaient  cessé  de  s'entendre. 

Les  curés  de  Turin  se  plaignirent  donc  à  l'archevêché  des 
agissements  bizarres  et  du  zèle  peu  prudent  du  jeune  prêtre 
Jean  Bosco.  Il  enlevait  les  enfants  aux  catéchismes  des  pa- 
roisses ;  il  les  détournait  de  l'assistance  aux  offices  réguliers  ; 
bref,  si  tout  le  monde  faisait  comme  lui,  les  églises  de  la  ville 
seraient  bientôt  vides. 

L'archevêque  manda  le  novateur  incriminé,  qui  n'eut  pas 
de  peine  à  lui  faire  agréer  sa  réponse.  Les  enfants  dont  il 
s'occupait  étaient  presque  tous  des  étrangers,  des  Savoyards, 
des  Lombards,  des  Suisses.  Quant  aux  Turinois,  avant  de 
venir  aux  catéchismes  de  l'Oratoire,  ils  n'allaient  à  aucun. 
S'ils  cessaient  de  venir  prier  et  s'instruire  dans  cette  réunion 
réputée  irrégulière,  serait-ce  pour  grossir  le  nombre  des 
fidèles  dans  les  paroisses  ?  Evidemment  non. 

Cette  dernière  observation  était  péremptoire.  M*'  Franzoni 
rassura  le  jeune  prêtre  et  calma  les  curés,  qui,  d'ailleurs,  ne 
tardèrent  pas  à  reconnaître  combien  les  avantages  de  l'œuvre 
nouvelle  étaient  supérieurs  à  ses  inconvénients. 

Mais  dom  Bosco  n'était  pas  au  bout  de  ses  ennuis.  Tandis 
que  l'autorité  supérieure  ecclésiastique  lui  donnait  de  si  pré- 
cieux encouragements,  Moretta,  le  propriétaire  de  ses  trois 
chambres,  lui  signifiait  brusquement  son  congé.  L'œuvre  se 
trouvait  sur  le  pavé  encore  une  fois. 

Que  faire  et  que  devenir  ?  Personne  ne  consentait  à  loger  la 
turbulente  et  souvent  peu  propre  cohue  que  la  servante  du  curé 
de  Saint-Pierre  aux  Liens  n'était  point  seule  à  baptiser  de  flore 
di  canaglia.  Dom  Bosco  frappa  vainement  à  toutes  les  portes. 

Alors,  ne  pouvant  louer  une  maison,  il  loua  un  pré. 

C'était  au  printemps  de  1846.  Il  s'installa  en  plein  air,  au 

DOU  BOSCO.  ^  d 


—  3-i  — 

quartier  de  Valdocco,  sur  le  terrain  d'un  nommé  Defilippi, 
dans  un  endroit  occupé  maintenant  par  une  fonderie.  Là,  lui 
et  ses  enfants  ne  craignirent  pas  de  se  donner  en  spectacle 
aux  curieux,  dont  ils  n'étaient  pas  même  séparés  par  un  mur, 
mais  simplement  par  une  haie. 

Et  ce  fut  en  vérité  un  beau  spectacle,  capable  de  charmer 
îes  regards  des  anges  et  des  hommes.  On  voyait,  les  di- 
manches et  fêtes,  dès  le  point  du  jour,  le  bon  père  assis  sur 
un  tertre  de  gazon,  prendre  à  côté  de  lui  ses  enfants,  un  à 
un,  passer  un  bras  autour  de  leur  cou  et  les  retenir  quelques 
minutes  à  genoux,  en  écoutant  leur  confession.  Ceux  qui  se 
préparaient  se  tenaient  immobiles,  dans  le  silence  du  recueil- 
lement, d'un  côté  du  tertre;  ceux  qui  faisaient  leur  action  de 
grâces,  d'un  autre  côté.  Leurs  camarades,  en  les  tttendant, 
jouaient  à  quelques  pas  plus  loin,  niiis  évitaient  les  jeux 
bruyants  qui  auraient  pu  troubler  les  pénitents.  A  une  heure 
fixée  d'avance,  le  confesseur  se  levait  de  son  tribunal  rus- 
tique; une  trompette  fêlée  et  un  vieux  tambour  grossière- 
ment raccommodé  donnaient  le  signal  du  départ  pour  l'éghse 
où  la  messe  de  communion  devait  être  célébrée,  et  qui  n'était 
presque  jamais  la  même.  On  s'y  rendait  sur  deux  rangs,  avec 
un  maintien  modeste  qui  attestait  les  progrès  réalisés  dans  la 
disciphne  et  la  vertu  par  ces  jeunes  âmes  naguère  indomptées. 
Après  la  messe,  chacun  allait  déjeuner.  On  revenait  ensuite 
passer  la  journée  soit  à  courir  et  ùs'amus-^r  dans  ce  poétique 
pré  du  Valdocco,  soit  à  entendre  une  instruction  familière  du 
bon  père  ou  du  théologien  Borelh,  montés  sur  un  escabeau. 

Qui  i'f  ût  cru  ?  Cette  rudimentaire  et  naïve  installation  ne 
trouva,  pas  plus  que  les  autres,  grâce  devant  les  détracteurs. 
Le  propriétaire  du  pré,  Defihppi,  fut  circonvenu.  Il  déclara 
qu'il  avait  loué  un  pré,  non  une  place  publique,  et  il  donna 
congé  dans  la  huitaine. 

D'autres  épreuves  nouvelles  s'ajoutèrent  à  celle-là  pour 
accabler  le  pauvre  dom  Bosco.  L'autorité  civile,  par  tous 
pays,  est  ombrageuse.  La  municipalité  de  Turin  ne  faisait  pas 
exception  ;  elle  crut  découvrir  dans  des  rassemblements,  qui 


—  3?î  — 

pourtant  ne  se  passaient  que  trop  au  grand  jour  et  en  pleine 
lumière,  le  germe  de  je  ne  sais  quelle  société  secrète,  plus 
ou  moins  réactionnaire.  Le  vieux  marquis  de  Gavour,  syndic 
de  Turin,  gourmanda  sévèrement  l'organisateur  : 

«  Qu'est-ce  donc,  lui  demanda-t-il,  que  ces  troupes  de  va- 
gabonds que  vous  traînez  après  vous  dans  les  rues? 

—  Ce  sont  mes  enfants,  répondit  le  pauvre  jeune  prêtre 
je  les  ai  adoptés. 

—  Adoptés  !  en  ce  cas,  je  ne  vous  fais  pas  compliment  de 
votre  famille.  Vous  perdez  votre  temps,  mon  cher  abbé,  vous 
êtes  dupe  de  votre  bon  cœur.  Où  voulez-vous  en  venir  ? 

—  A  former  des  chrétiens,  monsieur  le  marquis,  à  chan- 
ger en  citoyens  honorables  ces  petits  vauriens,  qui,  sans 
cela,  iront  peupler  les  prisons. 

—  Mais  il  vous  faudrait  des  ressources  sérieuses;  en  avez- 
vous  ? 

—  J'en  attends  de  la  Providence,  et  peut-être  de  vous- 
même,  monsieur  le  marquis,  lorsque  vous  aurez  constaté 
l'utinté  de  mon  œuvre. 

—  Vous  attendrez  longtemps,  répliqua  en  riant  le  syndic. 
Pour  le  moment,  je  vous  avertis  que  je  vais  demander  à  l'Ar- 
chevêque de  mettre  bon  ordre  à  ce  qui  se  passe. 

—  L'Archevêque  m'approuve,  monsieur  le  marquis. 

—  Il  ne  vous  approuvera  pas  toujours  ;  avant  peu  il  vous 
défendra  de  continuer. 

—  Oh  !  alors,  monsieur  le  marquis,  je  me  soumettrai,  mais 
pas  avant.  » 

Le  vieux  gentilhomme  conclut  de  cet  entretien  que  le  pieux 
utopiste  avait  le  cerveau  dérangé. 

Il  ne  fut  pas  le  seul  à  qui  un  semblable  soupçon  traversa 
l'esprit.  Dom  Borelli,  jusque-là  si  fidèle  à  l'œuvre,  se  laissa 
gagner  par  le  découragement.  «  Ne  dous  obstinons  pas  contre 
l'évidence,  dit-il  à  son  jeune  ami.  L'Oratoire  n'a  plus  d'asile  ; 
vous  ferez  bien  de  le  hcencier.  Peut-être,  plus  tard,  quand 
nous  aurons  amassé  quelques  ressources  et  que  les  préven 
tions  seront  calmées,  pourrons-nous  le  reprendre. 


—  36  — 

—  Non,  s'écria  dom  Bosco  avec  énergie,  les  oppositions  que 
nous  rencontrons  ne  sont  pas  une  preuve  que  l'entreprise  soit 
mauvaise  ni  même  prématurée  ;  c'est  plutôt  le  contraire.  Con- 
naissez-vous une  seule  œuvre  utile,  vraiment  chrétienne,  qui 
n'ait  pas  été  combattue  à  sa  naissance  ?  Vous  parlez  de  nous  ré- 
server pour  des  temps  meilleurs,  mais,  jusque-là,  que  devien- 
dront ces  chers  enfants  qui  nous  ont  donné  tout  leur  cœur  ? 
Ils  grandiront,  et  les  influences  mauvaises,  la  fainéantise,  la 
misère,  les  ressaisiront.  Et  ce  sera  notre  faute,  parce  que  nous 
les  aurons  abandonnés.  Non,  la  divine  miséricorde  me  les  a  en- 
voyés, je  n'en  lâcherai  pas  un  seul,  entendez-le  bien  ;  j'ai 
confiance.  On  ne  veut  pas  me  louer,  je  bcàtirai.  Avec  quoi,  je 
n'en  sais  rien,  mais  je  bâtirai;  j'ai  l'invincible  confiance,  que 
dis-je,  la  certitude  qu'un  jour,  avec  l'aide  de  Dieu  et  par  la 
protection  de  sa  sainte  Mère,  tous  ces'enfants,  et  bien  d'autres 
encore,  auront  une  maison  à  eux,  des  ateliers  à  eux,  une 
église  à  eux,  des  professeurs  à  eux.  Que  suis-je,  moi,  infirme 
et  sans  appui,  pour  en  arriver  là?....  Mais  j'y  arriverai,  cher 
maître,  nous  y  arriverons,  si  vous  voulez  bien  me  continuer 
votre  concours.  Que  si  vous  me  le  refusez,  eh  bien,  je  pour- 
suivrai seul.  » 

En  parlant  ainsi,  il  élevait  les  mains  au  ciel,  et  ses  yeux 
jetaient  des  éclairs. 

Dom  Borelli,  pour  toute  réponse,  se  contenta  de  l'embras- 
ser avec  une  tendresse  à  laquelle  se  mêlait  autant  de  pitié 
que  d'admiration.  Il  s'éloigna  tout  ému. 

La  marquise  de  Barolo  fut  beaucoup  plus  tranchante  dans 
ses  appréciations,  lorsque,  mis  en  demeure  de  se  consacrer 
uniquement  aux  modestes  fonctions  qu'il  conservait  encore 
dans  sa  maison  de  refuge,  ou  de  les  résigner,  dom  Bosco  opta 
pour  la  deuxième  alternative.  Elle  n'hésita  plus  à  le  croire 
fou,  et  pas  davantage  à  le  dire.  La  malveillance  grossit  cette 
rumeur,  que  le  clergé  des  paroisses  était  généralement  disposé 
à  accueillir,  si  bien  que  deux  ecclésiastiques  se  déterminèrent 
à  faire  acte  de  charité,  et  tentèrent  d'employer  les  grands 
moyens  pour  arracher  le  monomane  à  son  entreprise  absurde. 


—  37  — 

Ces  moyens  consistaient  à  l'enfermer  pour  quelque  temps 
dais  une  maison  de  santé. 

Ils  eurent  soin,  au  préalable,  de  retenir  sa  place,  en  annon- 
çant qu'ils  allaient  le  chercher;  ensuite,  ils  se  rendirent  chez 
lui  et,  avec  tous  les  égards  et  toute  l'adresse  possibles,  ame- 
nèrent la  conversation  sur  les  audaces  de  son  imagination. 
Dom  Bosco  s'exalta  comme  avec  dom  Borelli  et  mit  plus  de  pré- 
cision et  de  feu  que  jamais  dans  la  description  anticipée  de 
ses  plans.  Il  en  parlait  comme  s'ils  eussent  été  réalisés  déjà; 
il  mettait  au  présent  et  même  au  passé  ce  qui  n'était  que 
dans  un  avenir  des  plus  hypothétiques  :  «  Voici,  disait-il, 
regardez;  ici  se  trouve  telle  chose,  là  j'en  ai  mis  telle 
autre....  »  Les  deux  prêtres  échangèrent  un  signe  de  tris- 
tesse :  «  C'est  donc  bien  vrai,  le  doute  n'est  plus  possible!  w 

Dom  Bosco  surprit  un  de  leurs  gestes  et  devina  le  but  de 
la  visite.  Il  en  sourit  au  dedans  de  lui-même  et  se  tint  sur 
ses  gardes.  Au  bout  d'une  heure  environ,  ses  visiteurs  se  le- 
vèrent et  lui  proposèrent  une  petite  promenade  avec  eux.  Le 
temps  était  beau,  leur  voiture  les  attendait  à  la  porte,  il  fal- 
lait en  profiter;  dom  Bosco  descendit  avec  eux  et,  la  portière 
de  la  voiture  ouverte,  attendit  qu'ils  entrassent  les  premiers. 
«  Après  vous,  cher  ami,  dirent  les  deux  visiteurs.  —  Non, 
Messieurs,  à  vous  l'honneur....,  je  connais  mon  devoir;  plu- 
tôt que  d'y  manquer,  j'aimerais  mieux  rester  dehors.  »  Ce  dé- 
bat de  pohtesse  dura  longtemps;  enfin,  un  des  ecclésiastiques 
dit  qu'il  en  fallait  faire  à  sa  volonté  ou  qu'on  n'aboutirait 
pas.  Il  monta  et  attira  son  compagnon. 

Le  mahn  dom  Bosco  n'attendait  que  cela.  Il  ferma  vive- 
ment la  portière,  et  cria  au  cocher  :  «  Allez,  allez  vite,  et 
quoi  qu'on  puisse  vous  dire,  ne  vous  arrêtez  pas  avant  d'être 
oîi  vous  savez.  » 

Le  cocher,  qui  avait  déjà  un  mot  d'ordre  dans  ce  sens, 
fouetta  ses  chevaux  et  emmena  tout  d'un  trait  ces  messieurs, 
malgré  leurs  récriminations,  jusqu'à  la  maison  de  santé. 
«  Mais,  observa  le  directeur,  on  ne  m'a  annoncé  qu'un  ma- 
lale;  comment  se  fait-il  qu'il  m'en  arrive  deux?  La  chose 


—  38  — 

s'expliqua  lorsqu'il  eut  reconnu  dans  ces  deux  prétendus 
aliénés  les  mêmes  personnes  qui  étaient  venues  s'entendre 
avec  lui  pour  l'internement  annoncé.  «  Et  l'autre,  le  vrai 
malade,  où  est-il  donc  ?  »  insistait  le  directeur.  Les  ecclésias- 
tiques dupés  prirent  gaiement  leur  parti.  «  Ahl  Monsieur, 
c'est  lui  qui  nous  a  mis  dedans,  avec  ou  sans  jeu  de  mots, 
comme  on  voudra.  Nous  commençons  à  croire  qu'il  n'est 
pas  aussi  fou  qu'on  le  prétend.  » 

Cependant,  le  jour  était  arrivé  où  l'Oratoire  jouissait  pour  la 
dernière  fois  du  fameux  pré  du  Valdocco.  C'était  le  dimanche 
des  Rameaux,  5  avril  1846,  et  dom  Bosco  ne  savait  où  donner 
rendez-vous  à  sa  famille  adoptive  pour  le  jour  de  Pâques. 

La  matinée  de  ce  jour  des  Rameaux  se  passa  comme  les 
dimanches  ordinaires.  Dom  Bosco  mena  les  enfants  en  pèle- 
rinage à  Notre-Dame  de  la  Campagna,  à  deux  kilomètres  de 
Turin.  Gomme  ils  approchaient,  chantant  les  litanies  sur  la 
route,  le  chapelain  dom  Fulgence,  confesseur  de  Charles- 
Albert,  vint  à  leur  rencontre  et  dit  à  dom  Bosco  d'avoir  bon 
courage.  «  Certes,  je  ne  demande  pas  mieux,  répondit  dom 
Bosco,  qui  le  savait  au  courant  de  sa  situation  ;  mais  avez-vous 
quelque  chose  à  m'apprendre  qui  me  puisse  tirer  de  peine? 
—  Rien  de  précis,  à  proprement  parler,  répliqua  le  chape- 
lain; cependant,  je  vous  le  répète,  ayez  bon  courage.  » 

Ces  vagues  marques  de  sympathie  ne  suffirent  pas  pour 
dissiper  l'anxiété  de  dom  Bosco.  Il  resta  longtemps  prosterné 
aux  pieds  de  la  madone,  et  il  invita  ses  enfants  à  prier  ins- 
tamment avec  lui,  car  il  avait  à  demander  une  grande  grâce, 
une  grâce  suprême. 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  les  enfants  et  lui  se  re- 
trouvèrent sur  le  pré.  Son  attitude  du  matin,  triste  et  préoc- 
cupée, n'avait  pas  changé. 

a  Père,  vous  êtes  bien  pâle,  vous  avez  pleuré,  »  lui  dirent 
les  enfants  se  pressant  autour  de  lui.  Il  éclata  en  sanglots,  et 
embrassant  les  plus  proches  :  «  0  mes  enfants,  mes  chers 
enfants,  si  le  bon  Dieu  ne  vient  à  notre  aide,  il  va  falloir  nous 
séparer.  » 


—  39  — 

Les  enfants  étaient  également  consternés. 

Il  se  prosterna  à  terre,  en  les  invitant  à  prier  avec  lui. 
«  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  nous  avez-vous  abandonnés  ?  s'écriait- 
il.  Que  votre  volonté  soit  faite;  mais  peut-il  être  conforme  à 
cette  volonté  sainte  de  laisser  sans  asile  ces  pauvres  orphe- 
lins? » 

Cet  appel  désolé,  qui  rappelait  le  cri  du  Golgotha,  retentit 
distinctement  au  loin;  les  jeux  furent  suspendus  de  tous 
côtés;  un  silance  de  mort  planait  sur  la  prairie. 

En  ce  moment,  un  homme  franchit  la  barrière.  Il  s'appelait 
Pancrace  Soave,  et  était  connu  de  plusieurs  des  enfants.  Il 
alla  droit  au  Pèra  : 

«  On  m'a  conté,  monsieur  l'abbé,  que  vous  cherchez  un 
laboratoire. 

—  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  cela,  c'est  d'un  oratoire  qu'il 
s'agit,  répondit  le  prêtre. 

—  Monsieur  l'abbé,  oratoire  ou  laboratoire,  c'est  tout  un 
pour  mon  compère  Pinardi,  pourvu  qu'on  le  paie.  Pinardi 
possède  un  superbe  hangar.  Il  veut  le  louer  ;  autant  vaut  que 
ce  soit  vous  qu'un  autre  qui  profitiez  de  l'occasion.  Voulez- 
vous  venir  le  voir  ?  » 

Dom  Bosco  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois.  Il  suivit  Pancrace 
Soave. 

Le  hangar  était  vaste  et  entouré  d'une  assez  grande 
étendue  de  terrain  à  louer  avec  lui  ;  mais  en  quel  état  piteux 
il  se  trouvait  !  Ne  l'ayant  destiné  jusqu'alors  qu'à  abriter  des 
fagots,  le  propriétaire  ne  l'avait  pas  entretenu.  Les  gouttières 
étaient  nombreuses,  le  toit  crevé  en  maints  endroits;  de 
plus,  construit  en  pente  très  inclinée,  il  s'élevait  sur  les  côtés 
à  peine  à  un  mètre  du  sol. 

Dom  Bosco  l'examina  longuement  ;  enfin,  hochant  la  tête, 
il  dit  que  c'était  vraiment  trop  bas;  quoique  ses  enfants  ne 
fussent  pas  très  grands,  et  que  lui-même  ne  fût  pas  un 
géant,  jamais  ils  ne  pourraient  se  loger  là-dessous. 

Pinardi  insista,  et  promit  de  faire  creuser  le  sol  tant  qu'on 
voudrait,  pour  qu'on  entrât  commodément  dans  le  laboratoire. 


-  40  - 

«  Oratoire,  répéta  dom  Bosco. 

—  Tant  mieux,  reprit  le  propriétaire;  si  c'est  une  œuvre 
de  piété  que  vous  vous  proposez  d'établir  chez  moi,  cela  se 
trouve  bien,  je  suis  chantre,  je  vous  offre  mon  concours  ;  j'ai 
aussi  une  lampe  d'argent,  je  vous  la  prêterai  ;  seulement,  si 
vous  changez  mon  bâtiment  en  chapelle,  j'y  retiens  deux 
sièges,  un  pour  ma  femme  et  un  pour  moi.  » 

Dom  Bosco,  séduit  par  cet  empressement  naïf,  demanda 
quel  serait  le  prix  annuel. 
«  Trois  cents  francs,  c'est  pour  rien  ! 

—  Je  vous  en  donnerai  trois  cent  vingt,  mais  à  deux  condi- 
tions :  nous  ferons  un  bail,  et  vous  vous  chargerez  de  faire 
creuser  le  sol  d'un  demi-mètre,  d'ici  à  dimanche  prochain.  » 

Le  propriétaire  accepta,  le  marché  fut  conclu,  et  dom  Bosco 
retourna  tout  joyeux  à  la  prairie  où  il  avait  laissé  son  petit 
peuple. 

«  Nous  sommes  sauvés,  mes  enfants  !  Au  lieu  de  nous 
disperser,  voilà  que  nous  allons  être  chez  nous.  Remercions 
le  bon  Dieu,  sa  très  sainte  Mère  a  exaucé  nos  prières  de  ce 
matin  :  nous  ne  nous  quitterons  plus  !  « 

Les  enfants  sautaient  de  joie  et  ne  pouvaient  se  contenir. 
Lorsqu'on  leur  eut  indiqué  de  loin  l'emplacement  choisi,  ils 
se  débandèrent  pour  y  courir.  Mais  dom  Bosco  les  retint  et 
voulut  qu'ils  récitassent  d'abord  un  chapelet  en  actions  de 
grâces  ;  après  quoi  ils  vinrent  tous  ensemble  visiter  ce  bien- 
heureux hangar  qui  devait  être  leur  refuge,  et  qui  le  fut  en 
réahté,  puisque  c'est  sur  ce  même  emplacement  que  s'élève 
aujourd'hui  l'Oratoire  de  Saint- François  de  Saies,  avec  toutes 
ses  dépendances. 


CHAPITRE  IV. 

l'ap.che\*êC)UE  franzom,  le  marquis  de  cavour  et  le  hoi 
charles-albert.  —  maladie  de  dom  bosco, 


Pinardi,  aidé  de  Pancrace  Soave,  prit  à  cœur  de  tenir  rigou- 
reusenaent  parole  à  son  locataire.  Les  travaux  d'appropria- 
tion du  hangar  auraient  pu  durer  des  mois  ;  ils  furent  achevés 
en  une  semaine.  Il  est  vrai  que  dom  Bosco  ne  quittait  guère 
le  chantier,  et  que  les  plus  forts  d'entre  ses  enfants  se  firent 
un  bonheur  de  venir  donner  un  bon  coup  de  main  aux 
ouvriers.  Le  sol  fut  abaissé  et  planchéié,  les  murs  enduits  de 
chaux,  la  toiture  réparée  ;  bref,  ce  fut  une  transformation  à 
vue  d'oeil,  et  dom  Bosco  put  prendre  possession  dans  la 
matmée  de  la  fête  de  Pâques,  12  avril  1846. 

La  chapelle  ainsi  improvisée  n'était  qu'une  longue 
chambre  de  quinze  à  seize  mètres,  sur  cinq  ou  six  de  large. 
Le  plafond  en  était  si  bas,  que  lorsque  M^'  Franzoni  y  vint 

ipour  la  première  fois  donner  la  confirmation,  il  fut  obligé, 

j  pour  circuler,  de  quitter  sa  mitre. 

Dom  Bosco  bénit  le  nouveau  sanctuaire,  avec  Tautorisation 

Ide  l'archevêque;  ensuite  il  dit  la  messe,  donna  la  commu- 

I  nion  à  ceux  de  ses  enfants  qui  étaient  en  état  de  la  recevoir, 
et  fit  à  tous  une  allocution  bien  en  rapport  avec  la  solennité 
du  jour  :  «  Alléluia  !  s'écria-t-il,  glorifions  le  Seigneur,  et 
réjouissons-nous  :  comme  Lui,  nous  venons  de  traverser  les 
tourments  de  la  Semaine-Sainte,  mais  la   Hésurrection  a 


—  42  — 

succédé  au  crucifiement,  l'allégresse  au  deuil.  Alléluia,  mes 
chers  enfants,  Alléluia  !  » 

On  devine  avec  quels  transports  ce  cri  de  joie  fut  répété, 
dans  le  chant  des  hymnes  sacrées,  par  la  jeune  et  enthou- 
siaste assistance. 

La  transformation  pour  ainsi  dire  féerique  du  hangar 
Pinardi  et  l'inauguration  du  nouvel  établissement  furent  aussi- 
tôt la  grande  nouvelle,  non  seulement  du  Valdocco,  mais  de 
Turin  tout  entier.  Les  curieux  affluèrent.  Ils  constatèrent 
qu'auprès  de  la  chapelle  se  trouvait  un  autre  abri,  plus 
modeste,  mais  susceptible  d'un  facile  agrandissement,  pour 
recevoir  les  enfants  en  cas  de  pluie  ;  que  l'espace  pour  les 
jeux  en  plein  air,  à  côté,  ne  manquait  pas,  et  les  enfants 
moins  encore,  puisqu'ils  étaient  cinq  cents  ;  que  dom  Bosco 
avait  un  bail  en  bonne  forme  pour  plusieurs  années,  et  qu'il 
n'était  pas  moins  complètement  en  règle  avec  l'archevêché, 
puisque  M^""  Franzoni  lui  accordait  l'autorisation,  non  seule- 
ment de  dire  la  messe  dans  sa  chapelle,  mais  d'y  prêcher, 
d'y  confesser,  et  même  d'y  donner  la  communion  pascale, 
ainsi  que  dans  une  véritable  paroisse. 

L'opinion  publique  fut  prompte  à  se  retourner  :  le  jeune 
prêtre  insensé  devint  un  saint  prêtre,  un  apôtre,  presque  un 
homme  de  génie;  cela  du  jour  au  lendemain,  et  sans  que 
son  œuvre  fût  meilleure  que  la  veille;  mais  elle  avait  réussi. 
Tels  sont  les  jugements  des  hommes. 

La  municipalité  fut  la  dernière  à  se  laisser  convaincre.  Le 
vieux  marquis  de  Cavour  avait  fait  d'instantes  démarches  à 
l'archevêché  pour  obtenir  le  licenciement  à  l'amiable  et  sans 
éclat  de  ces  bandes  de  mascalzoni  traînées,  comme  il  disait, 
par  cet  utopiste  de  Bosco,  au  travers  des  rues  de  la  ville. 
Leur  aspect  avait  le  don  de  l'horripiler  chaque  fois  qu'il  les 
rencontrait.  Le  bruit  de  la  création  d'un  étabhssement  défi- 
nitif en  leur  faveur  acheva  de  l'exaspérer.  N'ayant  rien  pu 
obtenir  de  l'autorité  religieuse,  il  se  promit  d'employer  la 
force  que  la  loi  civile  mettait  eu  ses  mains.  Toutefois,  la 
chose  était  trop  grave  pour  qu'il  agît  de  son  autorité  privée;  il 


—  43  — 

déféra  dom  Bosco  et  son  utopie  au  conseil  supérieur  appelé 
la  Ragioneria. 

La  réunion  fut  convoquée  au  palais  archiépiscopal,  parce 
que  l'Archevêque  avait  le  droit  d'y  assister,  et  qu'il  était 
malade.  Notons,  en  passant,  cet  acte  de  générosité  et  de 
loyauté  du  marquis.  Un  syndic  (ou  maire)  de  nos  jours  n'au- 
rait pas  manqué  de  saisir  l'occasion  pour  tenir  séance  sans 
l'Archevêque,  et  esquiver  ainsi  des  remontrances  importunes 
et,  tout  au  moins,  le  dépôt  d'un  bulletin  de  vote  d'opposition. 
Mais  si  l'intraitable  vieillard  avait  l'entêtement  de  l'ancien 
régime,  il  en  avait  aussi  la  courtoisie. 

Son  imagination  se  donna  Mbre  carrière  dans  l'exposé  de 
ses  griefs.  Il  ne  comprenait  pas  que  l'opinion  publique  s'ac- 
commodât si  aisément  d'une  institution  que  pas  un  de  ceux 
qui  l'avaient  vue  de  prés  n'avait  pu  tolérer.  Rassembler  les 
hommes,  c'est  les  corrompre,  a  dit  un  grand  écrivain;  l'im- 
prudence n'était-elle  pas  manifeste  lorsqu'il  s'agissait  d'un 
ramassis  de  jeunes  va-nu-pieds  enclins  à  tous  les  désordres? 

L'Archevêque  plaida  la  cause  contraire.  Les  premiers  fruits 
de  l'œuvre  étaient  excellents,  les  propriétaires  ou  voisins  ne 
l'avaient  repoussée  que  par  amour  de  leur  tranquillité  person- 
nelle, et  non  parce  qu'ils  l'avaient  jugée  mauvaise,  et  l'on 
pouvait  être  assuré  que  lui,  responsable  devant  Dieu  et  devant 
lésâmes,  ne  la  laissait  point  sans  surveillance  ni  contrôle; 
quant  aux  dangers  d'émeute,  ce  n'était  point  le  moment  d'en 
parler  sous  un  prince  aussi  aimé  que  le  roi  Charles- Albert. 

En  ce  derçier  point  l'Archevêque  se  trompait  ;  mais  ce  ne 
fut  pas  le  motif  pour  lequel  ses  raisons  ne  produisirent  que 
peu  d'impression. 

Les  membres  de  l'assemblée,  tous  la'iques,  quoique  généra- 
lement bons  chrétiens,  inclinaient  plutôt  du  côté  de  l'auto- 
rité municipale,  qui  jusque-là  s'était  montrée  conciliante  dans 
les  représentations  qu'elle  avait  faites,  que  de  l'autorité  ecclé- 
siastique, dont  on  n'avait  pas  pu  obtenir  la  moindre  conces- 
sion. On  alla  aux  voix.  La  majorité,  évidemment,  était  sur  le 
point  de  décider  la  fermeture  de  l'Oratoire,  lorsqu'un  des 


—  44  — 

conseillers,  qui  jusque-là  s'était  borné  à  écouter  attentive- 
ment, demanda  la  parole. 

C'était  le  ministre  des  finances,  comte  Provana  di  Gollegno. 

«  Messieurs,  dit-il,  le  roi,  notre  maître,  m'a  chargé  de  le 
représenter  ici,  et  d'y  apporter  son  opinion.  Sa  Majesté  a 
fait,  discrètement  et  sans  bruit,  une  enquête  sur  l'affaire  qui 
nous  occupe.  Le  résultat  en  a  été  complètement  favorable.  Sa 
Majesté  verrait  donc  avec  déplaisir  qu'on  entravât,  de  quelque 
manière  que  ce  soit,  le  zèle  du  prêtre  Jean  Bosco,  à  moins, 
bien  entendu,  qu'il  ne  survienne  quelque  désordre  imprévu, 
auquel  cas  Sa  Majesté  sait  qu'elle  peut  compter  sur  l'énergie 
du  syndic  et  des  autres  administrateurs  de  sa  bonne  ville  de 
Turin.  » 

Sur  ce  compliment  dont  ils  se  fussent  bien  passés  dans  cette 
place  et  en  cette  forme,  syndic  et  administrateurs  restèrent 
bouche  close.  La  séance  fut  levée. 

Ce  bon  roi  Charles-Albert  possédait  à  un  haut  degré 
les  défauts  de  sa  race  :  l'ambition  et  l'astuce,  mais  il  en 
avait  aussi  les  qualités  héréditaires  :  une  piété  profonde,  un 
courage  indomptable  et  un  sincère  amour  de  son  peuple;  il 
assura  ce  jour-là,  de  haute  lutte,  la  sécurité  à  dom  Bosco.  Il  fit 
plus.  Au  premier  janvier  qui  suivit,  il  lui  envoya  trois  cents 
francs  avec  cette  suscription,  tracée  de  sa  main  :  «  Pour  les 
petits  drôles  de  dom  Bosco  :  pei  hirichini  di  dom  Bosco.  » 

Celui-ci  jugea  sainement  que  tenir  secrète  une  semblable 
marque  de  la  faveur  royale  eût  été  hors  de  propos.  Il  montra 
le  billet.  La  vue  de  ce  morceau  de  papier  eut  le  don  de  faire 
tomber  les  dernières  oppositions,  et  les  pièces  d'or  du  souve- 
rain en  attirèrent  quantité  d'autres,  empressées  de  prendre  la 
même  route,  dès  qu'elles  surent  en  quelle  bonne  compagnie 
elles  s'y  trouveraient;  en  un  mot,  l'esprit  d'imitation  et  de 
courtisanerie  acheva  ce  que  l'esprit  de  charité  avait  commencé. 

Le  marquis  de  Cavour  lui-même  s'adoucit.  Il  n'avait  plus, 
du  reste,  que  peu  de  temps  à  vivre  ;  mais  lorsqu'il  tomba 
malade  et  se  mit  au  ht  pour  ne  plus  se  relever,  ce  ne  fut  pas 
sans  avoir  rendu  justice  à  dom  Bosco  et  s'être  réconcihé  avec 


—  45  - 

ses  mascalzoni.  Ajoutons  qu'il  les  avait  fait  épier  par  les 
gardes  civiques  ;  ces  agents  de  la  police  municipale,  dans 
leurs  rapports,  lui  avaient  certifié  qu'il  n'était  jamais  question 
de  politique  à  l'Oratoire,  et  qu'il  ne  s'y  passait  rien  qui  ne  pût 
avoir  pour  témoin  le  conseil  de  ville  en  personne. 

Les  amis  de  la  première  heure,  un  instant  ébranlés  et  hési- 
tants, revinrent  également  au  Valdocco.  Le  théologien  Bo 
relH  s'y  montra  plus  fidèle  que  jamais,  et  de  nouveaux  aides, 
recrues  précieuses,  l'y  accompagnèrent. 

La  marquise  de  Barolo,  qui  avait  résolu  de  renvoyer  dom 
Bosco,  consentit  à  ne  rien  précipiter  et  à  le  loger  encore  dans 
son  hospice  ou  asile,  jusqu'à  la  fin  de  juillet. 

Ce  fut  donc  d'un  esprit  plus  calme  et  d'un  cœur  plus  auda- 
cieux que  jamais,  que  le  fondateur  continua  son  œuvre  inter- 
rompue pour  d'autres,  mais  non  pour  lui.  Maintenant  qu'il 
avait  un  abri  sûr  et  suffisant,  il  pouvait  entrevoir  un  avenir 
oia  il  lui  serait  possible  de  garder  ses  enfants  toute  la 
semaine,  au  heu  de  ne  les  recevoir  que  le  dimanche.  Mais 
cet  avenir  paraissait  encore  bien  éloigné.  Pour  le  moment, 
il  s'occupa  de  multipher  et  d'organiser  ses  écoles.  Ce  qui  lui 
manquait  le  plus,  c'étaient  les  emplacements  d'abord,  les 
maîtres  ensuite. 

Pour  le  recrutement  de  ces  derniers,  il  inventa  un  ingénieux 
système,  très  économique,  et,  de  plus,  à  double  profit. 
Quoique  ce  système  n'ait  pu  recevoir  d'abord  le  plein  déve- 
loppement qu'il  eut  par  la  suite,  c'est  ici  le  lieu  de  l 'expli- 
quer, puisqu'il  fut  imaginé  dès  cette  époque. 

Dom  Bosco  fit  un  choix  parmi  les  jeunes  gens  qui  manifes- 
taient le  plus  de  dispositions,  les  cultiva  avec  une  assiduité 
particulière,  leur  enseigna  l'italien,  le  français,  l'arithmé- 
tique, l'histoire,  la  géographie,  et  même  un  peu  de  latin, 
mais  à,  la  condition  qu'élèves  à  certaines  heures,  ils  devien- 
draient professeurs  à  leur  tour  à  certaines  autres,  et  le  secon- 
deraient dans  sa  tâche.  Cet  enseignement  mutuel  rendit  à 
l'œuvre  les  plus  grands  services;  il  permit  de  donner  à  l'en- 
semble des  études  une  impulsion  merveilleuse.  Les  petits 


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maîtres  (maestrini)  ne  furent  d'abord  que  trois  ou  quatre; 
leur  nombre  progressa  rapidement,  et  leur  habileté  marcha  du 
même  pas.  Rien  de  tel  que  d'enseigner  pour  bien  apprendre  f 

On  eut  ainsi  bientôt  d'excellents  professeurs,  qui  ne  coû- 
taient que  leur  entretien,  et  qui  devinrent  une  pépinière 
d'auxiliaires  et  de  collaborateurs  pour  la  direction,  et  bientôt 
même  une  mine  féconde  de  vocations  sacerdotales.  Mais  évi- 
tons de  trop  anticiper. 

Les  classes,  durant  la  semaine,  n'avaient  encore  lieu  que 
le  soir  ;  le  dimanche,  on  en  faisait  une  dans  la  journée.  Le 
pieux  organisateur  soupirait,  devant  Dieu,  de  ne  pouvoir  da- 
vantage ;  il  appliquait  à  les  multiplier  ou  aies  agrandir  toutes 
les  aumônes,  à  mesure  qu'elles  arrivaient,  souvent  sans 
qu'elles  arrivassent.  La  prudence  humaine  lui  aurait  conseillé 
de  n'eng-ager  las  dépenses  qu'en  proportion  des  ressources; 
mais  les  saints  ignorent  la  prudence  humaine.  Dom  Bosco  se 
mit  dans  les  dettes  et  n'en  sortit  plus. 

Le  développement  de  l'Oratoire  se  fit  bientôt  sentir  jusqu'au 
dehors  de  son  enieinte.  Les  dimanches  et  jours  de  fête,  la 
chapelle  était  ouverte  non  seulement  aux  enfants,  mais  à 
toutes  les  personnes  qui  voulaient  assister  aux  offices  ;  or,  la 
réputation  de  dom  Bosco  continuait  à  grandir  ;  déjà  il  y  avait 
foule  à  son  catéchisme  et  à  son  prône  dominical,  et  jusqu'à 
huit  ou  neuf  heures  du  matin,  son  confessionnal  ne  désem- 
plissait pas. 

Ajoutons  que  le  quartier  du  Valdocco  n'était  pas  alors  ce 
qu'il  est  devenu  depuis,  et  qu'il  avait  grand  besoin  de  s'as- 
sainir moralement  et  matériellement.  Tout  près  de  l'enclos 
Pinardi  se  trouvait  une  auberge  fort  mal  habitée,  appelée  de 
la  Jardinière  [délia  Giardiniera). 

Mais  comment  retracer  les  fatigues  et  l'excès  de  dévoue- 
ment de  dom  Bosco  ?  Aumônier  à  l'asile  Barolo,  confesseur, 
prédicateur,  professeur,  il  se  multipliait.  Le  jour,  il  était  tout 
à  ses  enfants  ou  à  l'asile  ;  la  nuit,  il  prenait  sur  son  sommeil 
pour  préparer  sa  classe  ou  ses  instructions,  et  faire  sa  corres- 
pondance. Bien  plus,  il  s'instruisait  comme  ses  jeunes  maes- 


—  47  — 

trini.  L'expérience  lui  ayant  fait  connaître  l'insuffisance  ou 
les  défauts  des  livres  qu'il  employait  dans  son  enseignement, 
il  ne  recula  point  devant  cette  tâche  énorme  de  les  refaire 
pour  les  rendre  plus  corrects,  plus  simples,  plus  clairs  ;  on  le 
vit  s'attacher  à  les  reprendre  un  à  un,  à  les  refondre  confor- 
mément aux  besoins  spéciaux  de  ses  élèves,  à  créer  ainsi 
toute  une  bibliothèque  de  piété  et  d'éducation.  Mais  nous  con- 
sacrerons un  chapitre  spécial  à  cette  partie  considérable  de 
ses  labeurs  et  de  son  effrayante  activité. 

Il  ne  cessait  pas,  pour  cela,  d'accueillir  à  son  confessionnal 
tous  ceux,  même  étrangers,  qui  s'y  présentaient.  Les  enfants 
des  frères,  entre  autres,  usaient  et  abusaient  de  lui  sans  au- 
cune discrétion.  Un  dimanche  matin,  comme  ils  arrivaient  en 
bande  pour  se  confesser  avant  la  messe,  on  leur  annonça  que 
dom  Bosco  était  absent ,  qu'il  avait  pris  quelques  jours  de  re- 
pos chez  le  curé  de  Sassi,  et  qu'il  ne  rentrerait  certainement 
pas  de  la  journée. 

Les  enfants  ne  savaient  pas  exactement  où  se  trouvait  Sassi, 
mais  seulement  que  c'était  du  côté  du  Pô.  Ils  se  mirent  en 
route  dans  cette  direction,  traversèrent  le  fleuve  et,  ne  voyant 
pas  encore  Sassi,  comprirent  que  c'était  plus  loin  qu'ils  ne 
l'avaient  cru.  Des  personnes  d'âge  plus  raisonnable  eussent 
rebroussé  chemin  et  cherché  pour  cette  fois  d'autres  confes- 
seurs. Mais  nos  écoliers  étaient  lancés,  ils  poursuivirent. 

Pour  comble  de  mauvaise  chance,  ils  voulurent  abréger  et 
se  jetèrent  dans  des  chemins  de  traverse  où  ils  s'égarèrent. 
La  pluie  les  y  surprit  ;  ils  arrivèrent  enfin,  mais  trempés,  affa- 
més, brisés  de  fatigue.  Le  curé  voulait  fermer  sa  porte  devant 
cette  invasion  ;  mais  ils  demandaient  dom  Bosco,  et  dom 
Bosco,  en  entendant  prononcer  son  nom,  n'eut  pas  le  courage 
de  se  dérober.  «  Nous  venons  nous  confesser,  lui  dirent-ils. 
—  Vous  confesser,  si  tard  ?  Mais  vous  êtes  une  centaine,  la 
messe  de  paroisse  sonne,  et  il  vous  sera  impossible  de  com- 
munier aujourd'hui.  Puis  vous  me  paraissez  exténués  ;  avez- 
"vous  apporté  quelques  provisions  ?  » 

Les  enfants  répondirent  qu'ils  ne  s'étaient  pas  doutés  que 


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ce  fût  si  loin,  qu'ils  étaient  à  jeun  et  qu'ils  n'avaient  rien 
apporté.  «  En  ce  cas,  je  plains  mon  pauvre  ami  le  curé,  dit 
gaiement  dom Bosco;  je  ne  puis  pas  faire  la  multiplication  des 
pains  et  ne  veux  cependant  pas  vous  renvoyer  en  cet  état.  » 

Le  curé  appela  la  cuisinière,  qui  leva  les  bras  au  ciel  en 
voyant  tant  de  convives,  et  protesta  qu'il  n'y  avait  pas  au 
presbytère  de  quoi  donner  quatre  bouchées  à  chacun.  Elle 
finit  par  s'exécuter  en  réquisitionnant  tout  ce  qu'on  put 
trouver  de  pain  chez  les  boulangers. 

Pendant  ce  temps  dom  Bosco  se  mit  au  confessionnal  ;  le 
curé  en  fit  autant,  sitôt  la  messe  finie.  Après  cela  nos  jeunes 
étourdis  prirent  leur  premier  repas,  à  l'heure  où  l'on  prend 
ordinairement  le  second  ;  aussi  ce  repas  put-il  compter  pour 
deux  :  ils  ne  laissèrent  pas  une  miette.  Dom  Bosco  jugea  de 
son  devoir  de  les  admonester  ;  mais  il  y  mit  si  peu  de 
rudesse,  qu'il  les  renvoya  enchantés  de  leur  escapade.  «  Les 
voilà  prêts  à  recommencer,  »  grommelait  la  servante  toujours 
exaspérée,  et  ne  comprenant  pas  cet  excès  d'indulgence. 

Ils  ne  recommencèrent  pas,  mais  cette  aventure  et  d'autres 
visites  de  Turinois,  qui  ne  pouvaient  déjà  plus  se  passer  de 
lui,  ne  permirent  pas  à  dom  Bosco  de  tirer  tout  le  profit 
qu'on  avait  espéré  de  son  court  repos  à  Sassi.  Sa  santé  était 
fortement  ébranlée;  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  tous 
les  excès  se  paient,  même  les  excès  de  dévouement  et  de 
travail.  A  son  retour  à  Turin,  il  fut  atteint  d'une  fluxion  de 
poitrine  et  obligé  de  se  mettre  au  lit. 

C'était  en  juillet  1846.  La  maladie  parut  aussitôt  extrême- 
ment grave;  le  huitième  jour,  les  médecins  ne  conservaient 
plus  d'espoir. 

Le  théologien  Borelli,  qui  veillait  au  chevet  du  malade,  le 
supplia  de  demander  sa  guérison. 

«  Si  vous  la  demandiez,  lui  disait-il,  le  bon  Dieu  ne  pour- 
rait, ce  me  semble,  vous  la  refuser  ;  tant  de  gens  ont  besoin 
de  vous  ! 

—  Mon  ami,  répondit  dom  Bosco,  il  faut  s'abandonner  à 
sa  sainte  volonté,  rien  de  plus.  » 


—  49  — 

Borelli  insista  :  «  Non,  cela  ne  suffit  pas,  vous  devez 
guérir,  pour  le  bien  de  votre  petit  peuple;  demandez  à  Dieu 
qu'il  vous  guérisse,  je  vous  en  supplie.  » 
I  Alors  le  malade,  vaincu  par  les  instances  de  l'amitié,  mur- 
mura à  demi-voix  :  «  Seigneur,  je  ne  refuse  pas  le  travail  : 
nonrecuso  laborem,  guérissez-moi  si  tel  est  votre  bon  plaisir. 

—  Basta  cosi,  cela  suffit,  s'écria  Borelli;  à  présent,  je  suis 
rassuré.  » 

En  effet,  dès  le  lendemain,  le  malade  entrait  en  conva- 
lescence. 

On  connut  dans  cette  occasion  combien  il  était  aimé.  Les 
abords  de  sa  chambre,  à  l'asile  Barolo,  ne  désemplissaient 
pas  d'enfants  qui  venaient,  les  larmes  aux  yeux,  demander 
de  ses  nouvelles  et  solliciter  la  faveur  de  le  veiller,  faveur  qui 
fut  accordée  à  quelques-uns  des  plus  grands.  L'autel  de  la 
madone  Dclla  Consolata  était  également  assiégé  de  sup- 
pliants qui  priaient  pour  leur  père.  Afin  d'obtenir  sa  guérison, 
la  plupart  firent  des  vœux  de  pénitence  et  de  mortification, 
et  des  vœux  si  sévères  que  dom  Bosco,  lorsqu'il  en  eut  reçu 
la  confidence,  dut  user  de  son  autorité  pour  les  commuer  et 
les  adoucir. 

Autant  leurs  craintes  avaient  été  vives,  autant  leur  joie  fut 
expansive  la  première  fois  qu'ils  le  virent  au  milieu  d'eux. 
Les  larmes  coulaient  encore,  mais  c'étaient  des  larmes  de 
bonheur.  Dom  Bosco  y  mêla  les  siennes  :  «  0  mes  amis,  s'é- 
cria-t-il,  prenant  la  parole  à  la  suite  d'une  prière  d'action  de 
grâces  prononcée  publiquement,  dans  la  chapelle,  par  le 
théologien  Borelli,  ô  mes  chers  amis,  c'est  Dieu  qu'il  faut 
aimer!  Si  j'ai  fait  quelque  chose  pour  vous,  n'est-ce  pas  lui 
qui  m'en  a  donné  les  moyens?  Je  suis  tout  à  lui  et  tout  à 
vous,  puisqu'il  me  rend  la  santé  ;  à  le  servir  et  à  vous  servir 
pour  l'amour  de  lui,  je  veux  employer  jusqu'à  mes  der- 
nières forces.  » 

Mais  la  santé  ne  lui  était  pas  si  complètement  revenue 
qu'elle  n'exigeât  beaucoup  de  ménagements  et  de  repos  ;  or, 
il  n'était  capable  ni  de  se  reposer  ni  de  se  ménager,  tant 

son  BOSCO.  4 


—  50  — 

qu'il  se  trouvait  en  présence  de  sa  besogne  ordinaire.  La  cure 
de  Sassi  n'était  pas  non  plus  assez  éloignée,  il  en  avait  fait 
l'expérience.  Les  médecins  décidèrent  qu'il  devait  aller  se 
rétablir  aux  Becchi;  nul  traitement,  pour  lui,  ne  vaudrait  l'air 
natal  et  les  soins  d'une  mère. 

Il  partit  à  regret,  quoique  le  théologien  Borelli  se  fût  chargé 
de  le  remplacer  à  l'Oratoire,  et  que  plusieurs  amis,  le  théolo- 
gien Vola,  dom  Pacchiotti  et  d'autres  encore,  lui  eussent  pro- 
mis de  veiller  à  ce  que  rien  ne  souffrît  de  son  absence.  Mais 
à  mesure  qu'il  se  rapprochait  des  Becchi,  ses  préoccupations 
se  dissipaient  peu  à  peu  devant  la  joie  de  revoir  sa  mère  et 
les  jeunes  enfants  de  son  frère  Joseph,  qu'il  connaissait  à 
peine. 

Son  retour  au  pays  fut  une  fête  par  tout  le  village  et  même 
au  delà.  Sa  renommée  personnelle  commençait  à  se  répandre  ; 
elle  s'ajoutait  à  la  très  légitime  affection  dont  tout  le  monde 
entourait  l'hospitalière  et  bienfaisante  dame  Marguerite. 
Qu'on  nous  permette,  à  ce  propos,  encore  une  anecdote.  Elles 
abondent  dans  la  vie  de  dom  Bosco,  les  anecdotes;  mais  nous 
croyons  n'en  devoir  omettre  aucune,  parce  qu'elles  n'ont 
généralement  rien  de  vulgaire  et  jamais  rien  qui  ne  soit  édi- 
fiant. 

Vers  la  fin  d'octobre  1841,  première  année  de  son  sacer- 
doce, Jean  Bosco  avait  accepté  de  se  rendre  de  Turin  à  La- 
vriano,  pour  prêcher  le  panégyrique  de  saint  Bénigne.  Il 
cheminait  à  cheval,  de  grand  matin,  se  promettant  d'arriver 
un  peu  avant  la  messe,  où  il  devait  prendre  la  parole.  Mais 
voici  qu'en  galopant  par  la  vallée  de  Casal-Borgone,  entre 
Cinzano  et  Borsano,  comme  il  longeait  un  champ  de  millet 
semé  depuis  peu,  une  bande  de  moineaux  s'envola  tout  à 
coup  devant  son  cheval  gui  prit  peur,  s'emballa  et  se  lança  à 
travers  champs.  Le  cavalier  fit  de  son  mieux  pour  se  tenir 
ferme;  mais  la  selle  tourna  sous  le  ventre  du  cheval;  Jean 
tomba  la  tête  en  avant  sur  un  tas  de  pierres.  Heureusement 
l'accident  avait  eu  des  témoins;  un  homme  accourut  en  toute 
hâte,  accompagné  de  son  domestique.  Il  trouva  le  biesbé 


—  Hl  — 

évanoui,  le  transporta  dans  sa  maison,  le  coucha  dans  son 
propre  lit  et  lui  dit,  lorsqu'il  l'eut  vu  reprendre  ses  sens  : 
«  Rassurez- vous,  n'ayez  pas  la  moindre  inquiétude  de  vous 
voir  dans  la  maison  d'autrui  ;  ici,  rien  ne  vous  manquera. 
J'ai  envoyé  mon  domestique  chercher  le  médecin,  et  une 
autre  personne  ramène  votre  cheval.  Je  ne  suis  qu'un  paysan, 
mais,  grâce  à  Dieu,  pas  à  la  misère.  Vous  sentez-vous  beau- 
coup de  mal? 

—  Que  Dieu  vous  récompense,  dit  Jean;  j'espère  que  ce  ne 
sera  rien  ;  peut-être  une  épaule  démise,  car  j'éprouve  là  une 
assez  vive  douleur.  Où  suis-je? 

—  Vous  êtes  sur  la  colline  de  Bersano,  chez  Jean  Calosso, 
surnommé  Brina,  votre  serviteur  tout  dévoué.  J'ai  un  peu 
couru  le  monde,  et  moi  aussi  j'ai  eu  besoin  du  secours  d'au- 
trui. Ah!  il  m'en  est  arrivé  plus  d'une  en  allant  aux  foires  et 
aux  marchés. 

—  Vraiment?  Racontez-moi  donc  quelque  chose  en  atten- 
dant que  le  médecin  arrive. 

—  Oh  !  je  n'ai  que  l'embarras  du  choix  ;  écoutez.  Il  y  a 
quatre  ou  cinq  ans,  à  peu  près  à  la  même  époque  de  l'année 
qu'aujourd'hui,  j'étais  allé  à  Asti  faire  mes  provisions  pour 
l'hiver.  Je  passais,  en  revenant,  par  la  vallée  de  Murialdo. 
Ma  jument,  un  peu  trop  chargée,  donna  dans  un  fossé  et 
resta  immobile  à  plat  ventre.  Tous  mes  efforts  pour  la  relever 
furent  inutiles.  Il  faisait  nuit,  point  de  lune,  et  il  pleuvait. 
Ne  sachant  plus  que  devenir,  je  me  mis  à  crier  au  secours  ; 
je  ne  criai  pas  longtemps;  on  me  répondit  d'une  habitation 
voisine;  j'en  vis  sortir  des  lanternes  allumées,  et  à  mesure 
qu'elles  s'approchaient,  je  reconnus  un  jeune,  tout  jeune  curé, 
avec  deux  paysans  guère  plus  âgés  que  lui.  Ils  m'aidèrent  à 
décharger  ma  bête,  la  tirèrent  de  la  fange,  et  remisèrent  le 
tout  chez  eux  pour  le  reste  de  la  nuit.  J'étais  en  piteux  état, 
juste  à  point  pour  bien  comprendre  le  bonheur  de  s'entr'aider. 

—  En  effet,  observa  le  blessé,  nous  sommes  ainsi  faits  que, 
ce  bonheur-là,  on  l'apprécie  beaucoup  plus  aisément  lors- 
qu'on reçoit  que  lorsqu'on  donne.  Poursuivez. 


-  52  - 

—  Les  deux  paysans  et  le  curé  étaient  frères  ;  tandis  qu'ils 
s'occupaient  de  ma  bête,  leur  mère  me  chaujï'a  un  bouillon, 
oh!  mais,  un  bouillon  comme  je  n'ai  jamais  avalé  le  pareil. 
Puis  elle  me  donna  du  pain  et  des  fruits,  tout  ce  qu'elle  avait, 
et  me  prépara  un  lit.  Oh  !  la  brave  femme,  la  charitable  et 
digne  femme  !  Quand  je  voulus  la  payer  avant  de  partir,  im- 
possible de  lui  faire  accepter  un  sou  :  «  Je  ne  suis  pas  auber- 
giste, gardez  votre  argent;  qui  sait  si  demain  ce  ne  sera  pas 
à  notre  tour  d'avoir  besoin  de  vous  !»  Oh  !  la  brave  femme, 
la  brave  femme  !  » 

A  ces  paroles,  le  blessé  détourna  ses  yeux  jusque-là 
attentivement  fixés  sur  le  narrateur. 

«  Tiens!  vous  pleurez?  Est-ce  que  vous  vous  sentez  plus 
mal? 

—  Non,  mon  bon  ami,  mais  pourrais-je  ne  pas  être  ému? 
vous  faites  l'éloge  de  ma  mère. 

—  Gomment!  comment!  balbutia  le  naïf  paysan;  mais 
alors  vous-même  vous  seriez  donc...  le  petit  curé?  Vous  se- 
riez un  des  trois  jeunes  Bosco  qu'on  appelait  ordinairement 
les  Boschetti. 

—  Oui,  moi-même,  mon  cher  ami,  et  vous  voyez  que  ma 
mère  eut  raison  de  refuser  votre  argent.  Vous  me  payez 
longtemps  après,  mais  vous  me  payez  avec  usure.  » 

Il  est  inutile  de  décrire  la  surprise  et  la  joie  du  bon  paysan. 
Ce  Jean  Galosso  Brina  avait  une  femme,  une  sœur  et  d'autres 
parents  qui,  émerveillés,  firent  au  blessé  de  véritables  festins. 
La  blessure,  d'ailleurs,  se  trouva  légère  ;  le  médecin  reconnut 
qu'il  n'y  avait  aucune  fracture,  mais  seulement  une  forte 
contusion.  Au  bout  de  peu  de  jours,  dom  Bosco  remonta  à 
cheval,  accompagné  de  Jean  Galosso,  avec  lequel  il  conserva 
toujours,  depuis,  les  plus  amicales  relations. 

11  passa  environ  trois  mois  aux  Becchi.  Sa  santé  s'y  réta- 
blissait lentement.  Gependant,  à  Turin,  l'âme  de  l'Oratoire 
naissant  paraissait  avoir  disparu  avec  lui.  Ses  jeunes  élèves 
lui  écrivaient  lettres  sur  lettres  pour  demander  comment  il 
se  portait  et  s'ils  ne  le  reverraient  pas  bientôt.  Les  lettres  ne 


—  sa- 
le ramenant  pas  assez  vite  à  leur  gré,  ils  lui  envoyèrent  une 
première  députation,  puis  une  deuxième  et  une  troisième. 
Les  Becchi  sont  à  une  vingtaine  de  kilomètres  de  Tuiin  ;  ils 
devinrent  une  sorte  de  pèlerinage,  que  les  enfants  inquiets 
faisaient  tour  à  tour.  L'un  d'eux  lui  disait,  en  prenant  congé 
de  lui  :  «  Ou  vous  reviendrez  auprès  de  nous,  ou  nous  trans- 
porterons ici  tout  l'Oratoire.  » 

Les  pupilles  de  l'Oratoire  n'étaient  pas  tous  sans  famille; 
il  y  en  avait  qui  vivaient  avec  leurs  parents.  Ceux-ci,  témoins 
de  l''heureuse  influence  du  bon  Père,  tremblaient  à  la 
pensée  de  le  perdre.  Des  mères  firent  le  voyage  des  Beccbi 
et  vinrent  supplier  dame  Marguerite  de  leur  rendre  l'ange 
gardien  de  leurs  foyers.  Elles  avouèrent  qu'il  se  donnait 
beaucoup,  beaucoup  de  mal,  mais  elles  promirent  de  le  se- 
conder plus  efficacement  qu'elles  n'avaient  fait  jusqu'alors. 
«  S'il  a  besoin  d'argent,  dit  l'une,  je  filerai  tout  l'hiver  pour 
pouvoir  lui  en  donner.  —  Moi,  dit  une  autre,  je  lui  donnerai 
ma  toile  elle-même.  —  Et  moi,  des  œufs  et  une  poule,  » 
ajouta  une  troisième.  Puis  toutes  reprirent  ensemble  :  «  Qu'il 
vienne  seulement,  qu'il  n'ait  pas  peur,  rien  ne  lui  man- 
quera. »  Et  comme  il  ne  paraissait  pas  que  leurs  instances- 
fussent  couronnées  de  succès,  toutes  se  mirent  à  pleurer. 

Enfin  dame  Marguerite  se  laissa  vaincre.  «  La  volonté  de 
Dieu  soit  faite!  on  n'est  pas  sur  terre  pour  prendre  ses  aises, 
mais  pour  travailler,  pour  sanctifier,  autant  qu'on  peut,  soi 
et  les  autres!  »  Et  dom  Bosco  ajouta  :  «  Soyez  tranquilles, 
dites  à  vos  enfants  qu'avant  que  les  feuilles  aient  fini  de 
tomber,  je  serai  auprès  d'eux.  » 


CHAPITRE  V. 


LA    VEUVE    BOSCO   VIENT   ASSISTER    SOx\   FILS,    —   ANECDOTES. 


'  Les  grandes  pensées  viennent  du  cœur,  a  dit  un  moraliste. 
Il  aurait  pu  ajouter  que,  le  plus  souvent,  elles  viennent  par 
l'influence  d'une  femme  et,  à  leur  première  origine,  pro- 
cèdent du  cœur  d'une  mère.  Dom  Bosco  en  est  un  des 
exemples  les  plus  manifestes  que  l'histoire  ait  enregistrés. 

On  lit  dans  le  Bulletin  salésien  {Bollettino  Salesiano)  de 
janvier  1880  : 

«  La  femme  se  retrouve  dans  tous  les  événements  plus  ou 
moins  glorieux  à  la  pauvre  humanité  et  favorables  au  salut 
des  âmes.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  passer  ici  en  revue  toutes 
les  grandes  héroïnes  qui,  poussées  par  la  volonté  divine, 
soit  dans  les  temps  anciens,  soit  sous  la  loi  nouvelle,  prirent 
une  part  principale  dans  l'accomplissement  de  quelque  haut 
fait  ;  mais  comme,  pour  nous  et  pour  la  jeunesse  en  général, 
la  fondation  de  l'Oratoire  et  de  l'hospice  (ou  internat)  de 
Saint-François  de  Sales  fut  un  événement  de  grande  impor- 
tance, nous  devons  noter  combien  les  femmes  y  contri- 
buèrent. 

))  Elles  y  contribuèrent,  les  mères  qui,  avec  une  pressante 
sollicitude,  envoyèrent  leurs  fils  à  l'Oratoire;  elles  y  contri- 
buèrent, les  dames  qui,  par  leurs  offrandes,  soutinrent  et  af- 
fermirent cette  œuvre;  elles  y  contribuèrent,  les  religieuses 
qui,  jour  et  nuit,  travaillèrent  pour  l'éducation  des  enfants 


—  56  - 

naguère  abandonnés.  Mais  entre  toutes  il  est  une  femme 
qui  y  prit  une  part  singulière;  une  femme  qui  donna 
l'exemple  et  le  branle  à  toutes  les  autres  ;  une  femme  qui  la 
première  arbora  sur  ce  sol  béni  la  bannière  de  la  charité;  une 
femme  que  des  milliers  d'orphelins  appelèrent  à  juste  titre 
leur  mère;  une  femme  qui  se  mit  résolument  à  la  tête 
d'autres  femmes  innombrables  qui  la  suivirent,  la  suivent 
et  la  suivront  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  Cette  femme  fut 
Marguerite  Occhiena,  veuve  Bosco.  » 

Dom  Bosco  était  bien  décidé  à  rejoindre,  dès  qu'il  le  pour- 
rait, ses  chers  enfants  de  Turin.  Mais  il  avait  réfléchi,  dans 
sa  demi-solitude  des  Becchi,  à  diverses  difficultés  dont,  sur 
les  lieux  mêmes,  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  se  rendre  bien 
compte.  Obligé  de  quitter  sa  chambre  de  l'asile  Barolo,  il 
allait  habiter  maintenant  le  clos  Pinardi,  mais  l'habiter  seul, 
à  côté  d'une  auberge  mal  famée.  Qui  tiendrait  son  petit  mé- 
nage, et  comment  serait-il  tenu  ?  Mince  souci,  il  est  vrai,  que 
cette  dernière  question  ;  mais  une  servante,  circulant  par  des 
chemins  presque  déserts  ou,  ce  qui  est  pire,  par  des  rues  à 
moitié  construites  où  l'on  coudoyait  le  vice,  ne  serait-elle  pas 
exposée  à  beaucoup  de  désagréments? 

Dom  Bosco  fit  part  de  ses  préoccupations  au  curé  de  Gha- 
teauneuf  d'Asti. 

«  Vous  avez  votre  mère,  «  lui  dit  le  curé. 

Et  comme  dom  Bosco  paraissait  ne  pas  bien  saisir,  le  curé 
s'expliqua  : 

«  Votre  mère  est  assez  ferme  et  assez  digne  pour  impo- 
ser respect  à  tous  ;  d'autre  part,  elle  est  encore  assez  verte 
pour  tenir  une  maison  plus  considérable  que  ne  sera  la  vôtre. 
Prenez  votre  mère  avec  vous.  » 

Dom  Bosco  objecta  qu'il  lui  en  coûterait  beaucoup  d'expo- 
ser sa  mère  à  une  vie  de  privations  comme  celle  qu'il  pré- 
voyait, et  qu'il  lui  en  coûterait  plus  encore  de  la  mettre  en 
quelque  sorte  sous  sa  dépendance.  Sa  mère,  pour  lui  comme 
pour  son  frère  Joseph,  était  l'objet  d'un  véritable  culte.  Sous 
son  extérieur  rustique  et  sous  son  ignorance  complète  des 


—  57  — 

lettres  humaines,  elle  cachait  des  trésors  de  délicatesse  et  de 
savoir  que  tout  le  monde,  du  reste,  reconnaissait.  Lui,  fils 
soumis  qui  n'avait  su,  jusqu'ici,  qu'obéir,  oserait-il  comman- 
der à  une  telle  mère  ? 

«  Je  prévois  votre  intérieur  comme  si  je  l'avais  déjà  sous 
les  yeux,  répliqua  douce^ment  le  curé  ;  chez  vous  personne 
ne  commandera,  mais  on  y  luttera  d'obéissance  et  d'atten- 
tions prévoyantas;  le  fils  à  l'égard  de  la  mère,  parce  qu'elle 
est  la  mère;  la  mère  à  l'égard  du  fils,  parce  qu'il  est  prêtre. 
Soyez  donc  bien  tranquille.  Songez  en  outre  que  personne 
mieux  que  la  mère  ne  soignera  le  fils  dont  la  santé  a  besoin 
de  ménagements,  et  que  le  prêtre  recevra  de  dame  Marguerite 
Bosco,  simple  paysanne  qui  ne  sait  pas  lire,  plus  d'un  bon 
conseil  et  plus  d'une  haute  inspiration  qu'on  demanderait 
vainement  à  une  doctoresse.  » 

Dom  Bosco,  persuadé,  exposa  à  sa  mère  la  situation  in- 
quiétante qu'allait  lui  offrir  la  capitale  :  l'isolement  du  clos 
Pinardi,  la  fâcheuse  renommée  de  tout  le  Valdocco,  et,  mal- 
gré ces  inconvénients,  la  nécessité  d'avoir  quelqu'un  pour  les 
soins  matériels.  «  Ah  !  si  les  Becchi  étaient  à  Turin!....  Mais 
ne  pourrait-on  effacer  la  distance  en  transférant  à  Turin  ce 
que  j'ai  de  plus  précieux  aux  Becchi,  c'est-à-dire  ma  mère?  » 

Dame  Marguerite  fit  un  soubresaut  :  «  Quitter  les  Becchi, 
moi  !  Ne  plus  voir  nos  montagnes  et  le  clocher  de  notre 
éghse,  m'éloigner  de  Joseph,  perdre  mes  petits-fils,  cesser 
de  cultiver  ces  douces  âmes  qui  commencent  à  s'ouvrir 
comme  des  fleurs  pleines  d'espérances  !  Ah  !  Jean,  quels  sa- 
crifices, quels  sacrifices  tu  me  demandes  !  » 

Mais  ces  premières  exclamations  de  la  surprise  une  fois 
exhalées,  dame  Marguerite  se  recueiUit  et  pria  intérieure- 
ment. Au  bout  de  quelques  minutes  elle  se  leva  et  dit  avec 
calme  et  résolution,  quoique  ayant  les  yeux  pleins  de  larmes  : 

«  Joseph  et  ses  enfants  se  portent  bien  ;  ils  peuvent  se  pas- 
ser de  moi.  Toi,  Jean,  tu  as  été  malade  et  tu  n'es  pas  encore 
bien  solide  ;  je  vais  faire  mon  paquet.  » 

Ce  fut  un  grand  deuil  pour  la  famille  et  pour  tout  Murialdo 


que  la  nouvelle  du  prochain  départ  de  la  veuve  Bosoo.  Joseph 
essaya  de  la  faire  revenir  sur  sa  résolution  :  ici  rien  ne  lui 
manquerait.  Au  lieu  que  là  bas,  c'était  l'inconnu,  peut-être  la 
misère,  à  coup  sûr  la  nécessité  de  se  remettre  à  travailler 
comme  à  trente  ans,  et  pour  tout  dire,  comme  une  merce- 
naire. Jamais,  à  son  âge,  elle  ne  s'habituerait  loin  des  Becchi; 
les  jeunes  arbres  seuls  se  laissent  transplanter. 

Et  lui-même,  et  ses  enfants,  avaient-ils  mérité  qu'elle  les 
abandonnât  ainsi  ?  Ne  valaient-ils  pas,  à  ses  yeux,  les  petits 
vauriens  étrangers  au  miUeu  desquels  elle  acceptait  d'être 
jetée? 

La  tendre  mère  avait  le  cœur  brisé,  mais  elle  se  borna  à 
répéter  que  Joseph  et  les  siens  pouvaient  se  passer  d'elle,  tan- 
dis que  Jean  avait  besoin  de  son  assistance.  A  supposer 
qu'elle  ne  pût  s'habituer  dans  la  grande  ville,  elle  était  tou- 
jours à  temps  de  revenir.  Quant  au  travail,  jamais,  grâce  à 
Dieu,  elle  n'en  avait  eu  peur,  et  elle  comptait  bien  mourir  en 
travaillant. 

Aux  remontrances  de  la  raison  Joseph  fit  vainement  succé 
der  l'éloquence  des  caresses  enfantines.  La  courageuse  femme 
demeura  inébranlable.  Le  3  novembre  1846  elle  s'arracha  des 
bras  de  ses  petits-fils,  et  prit  avec  Jean  la  route  de  Turin. 

Dom  Bosco  portait  sous  le  bras  son  bréviaire,  un  missel  et 
quelques  cahiers  ;  dame  Marguerite,  un  panier  remph  dehnge, 
avec  des  vêtements  à  elle. 

Ils  voyageaient  Httéralement  à  la  manière  apostolique,  à 
pied  et  s'entretenant  des  choses  du  ciel. 

A  Chieri  ils  firent  halte  quelques  heures  chez  l'avocat  Val- 
limberti,  dont  la  famille  était  au  mieux  avec  dom  Bosco.  Ils 
s'y  restaurèrent,  se  remirent  en  chemin  et  arrivèrent  le  soir 
dans  la  capitale. 

En  passant  au  Rondeau  (ou  Rondo),  endroit  peu  éloigné  de 
leur  nouvelle  demeure,  ils  firent  une  rencontre  heureuse, 
que  nous  nous  reprocherions  de  ne  pas  mentionner.  C'était 
celle  du  théologien  Jean  Vola,  prêtre  turinois  très  zélé,  et  qui 
venait  souvent  à  l'Oratoire. 


—  59  — 

Après  les  plus  cordiales  félicitations  sur  la  santé  recouvrée, 
Vola  leur  demanda  d'où  ils  pouvaient  bien  venir,  couverts  de 
poussière  comme  ils  étaient. 

«  Nous  venons  du  pays. 

—  De  Murialdo,  à  pied  ! 

—  Mais  oui,  à  pied,  répéta  gaiement  dom  Bosco,  et  nous 
avions  pour  cela  de  graves  motifs. 

—  Quels  motifs?» 

Dom  Bosco,  riant  toujours,  fit,  en  guise  de  réponse,  courir 
son  pouce  sur  son  index;  pantomime  muette,  qui  signifiait  : 
«  Que  voulez- vous  ?  pas  d'argent,  pas  de  voiture  I 

—  Et  maintenant,  où  allez-vous  habiter? 

—  Au  clos  Pinardi. 

—  Avez-vous  un  appartement  prêt? 

—  Je  crois  que  oui,  on  a  dû  allonger  le  hangar.... 

—  Et  des  meubles,  des  provisions? 

—  Vous  en  voulez  trop  savoir,  cher  ami;  je  rencontrerai, 
j'espère,  quelqu'un  de  mes  enfants  ;  et  puis  n'avons-nous  pas 
la  Providence? 

—  Ainsi  personne  ne  vous  attend,  et  vous  ne  trouverez 
rien  de  prêt!  Ah!  mon  pauvre  Jean  Bosco,  vous  me  faites 
pitié....  et  vous  me  faites  honte....  Si  j'osais....  tenez,  j'ai  là 
dans  ma  poche  un  objet  parfaitement  inutile,  acceptez-le. 

—  Comment  !  votre  montre  ? 

—  Oui,  J3  n'ai  pas  besoin  de  savoir  l'heure  pour  retourner 
chez  moi.  Mieux  vaudrait  vous  donner  de  l'argent,  mais  pour 
n'en  pas  donner ,  j'ai  les  mêmes  raisons  que  vous  pour 
voyager  à  pied.  » 

Et  le  bon  théologien  imitait,  avec  le  pouce  et  l'index,  la 
pantomime  expressive  faite  précédemment  par  dom  Bosco. 

«  Ma  montre  fera  de  l'argent  ;  pas  beaucoup,  hélas  !  Mais 
vous  paraissez  fatigués,  je  ne  vous  retiens  plus.  » 

Il  avait  prédit  juste  :  dès  le  lendemain  la  montre  fut 
vendue  chez  un  horloger,  et  le  peu  qu'on  en  retira  fit  face 
aux  plus  urgentes  nécessités. 

Quelques  pas  plus  loin^  la  mère  et  le  fils  se  trouvèrent  à 


—  60  — 

leur  future  habitation.  Elle  consistait  en  deux  chambres  à 
coucher,  dont  l'une  devait  servir  aussi  de  cuisine.  Le  mobiher 
se  composait  de  deux  petits  lits,  deux  bancs,  deux  chaises, 
un  coffre,  une  table,  une  marmite  et  quatre  assiettes. 

Dame  Marguerite  faisait,  du  regard,  l'inventaire  de  cette 
installation.  Elle  la  trouvait  un  peu  sommaire.  «  Mais  non, 
disait  dom  Bosco,  ils  n'ont  rien  oublié,  ils  ont  pensé  à  tout  ce 
qui  est  vraiment  nécessaire;  voyez,  mère,  nous  avons  même 
le  superflu,  une  montre,  au  moins  pour  ce  soir,  car  je  ne 
réponds  de  rien  pour  demain.  » 

Alors,  gagnée  par  la  bonne  humeur  de  son  fils,  la  mère  se 
prit  à  dire  à  son  tour  : 

«  Oui,  voilà  bien  le  ménage  qu'il  me  fallait.  Aux  Becchi, 
j'avais  sans  cesse  à  commander,  à  surveiller,  à  nettoyer,  à 
entretenir.  Ici,  en  deux  tours  de  bras  je  serai  au  bout  de  mon 
ouvrage.  Trouverai-je  seulement  assez  pour  m'occuper?  Si 
nous  n'avons  rien  autre  à  faire,  nous  chanterons.  » 

Plusieurs  enfants  de  l'Oratoire  étaient  venus  se  poster 
curieusement  sous  les  fenêtres  de  la  m.aison  pour  voir 
dom  Bosco.  Tout  d'un  coup  ils  entendirent  la  voix  de  leur  si 
désiré  maître,  accompagnée  de  celle  de  sa  mère,  entonner 
le  cantique  italien  :  Angioletto  del  mio  Dio. 

Le  chant  dura  plus  d'une  heure  (i). 

A  dire  vrai,  la  position  était  des  moins  brillantes.  Dom 
Bosco,  n'étant  plus  attaché  aux  œuvres  de  la  marquise  de 
Barolo,  ne  recevait  plus  aucun  traitement,  tandis  que  ses 
dépenses  allaient  croissant.  Il  y  avait  les  maçons  à  payer,  le 
loyer,  la  subsistance  quotidienne  de  deux  personnes.  Que 
dis-je  ?  ce  chifTt^e  de  deux  personnes  était  bien  fréquemment 
multiplié  par  plusieurs  autres.  Gomment  repousser  tant  d'en- 
fants qui  venaient  chercher  la  nourriture  de  l'âme,  mais 
n'avaient  pas  celle  du  corps?  Gomment  refuser  une  écuelle  de 
soupe  à  celui-ci,  une  paire  de  chaussures  à  celui-là,  quelques 
sous  pour  acheter  un  livre  ou  une  plume  à  un  troisième  ? 

(1)  G.-B.  Lemoyne,  Margherita  Bosco,  [\.  114. 


—  61  — 

Dom  Bosco  fit  venir  des  Becchi  plusieurs  charretées  de 
bois,  de  blé  et  de  pommes  de  terre  ;  ces  provisions  durèrent 
à  peine  quelques  mois.  Il  n'était  rien  dû  de  plus  à  sa  mère,  et 
l'argent  manquait  pour  faire  des  emplettes. 

Alors  il  prit  le  parti  de  vendre  quelques  lopins  de  terre  et 
une  vigne  qui  lui  appartenaient  en  propre.  Dame  Marguerite  se 
montra  plus  généreuse  encore;  elle  fit  venir  son  trousseau  de 
mariée,  qu'elle  avait  soigneusement  conservé  intact  jusqu'à  ce 
jour.  C'étaient  de  ces  robes  d'étoffes  solides,  inusables,  que 
les  mères  léguaient  à  leurs  filles,  du  linge  en  grande  quan- 
tité, selon  l'usage  des  ménages  campagnards,  une  grande 
chaîne  d'or.  Lorsqu'elle  les  eut  à  sa  disposition,  elle  les  con- 
sacra partie  à  la  très  pauvre  sacristie  de  l'Oratoire,  partie  à 
l'entretien  de  son  modeste  intérieur.  Ses  robes  furent  trans- 
formées en  chasubles,  son  linge  fin  en  surplis,  rochets,  puri- 
ficatoires, nappes  ;  chaque  objet  passa  par  les  habiles  mains 
d'une  des  dames  qui  patronnaient  l'Oratoire,  M""'  Marguerite 
Gastaldi,  m^ère  d'un  chanoine  qui  fut  plus  tard  archevêque  de 
Turin.  Le  prix  du  collier  servit  à  acheter  du  galon  et  des 
garnitures  pour  l'autel. 

Quelque  détachée  qu'elle  fût  des  vanités  de  ce  monde,  il  en 
coûta  au  cœur  de  la  bonne  dame  de  se  séparer  de  ces  pré- 
cieux débris  de  sa  jeunesse.  Un  jour  qu'elle  en  causait  avec 
dom  Lemoyne,  qui  depuis  a  écrit  sa  vie,  elle  lui  fit  cette  con- 
fidence :  «  J'ai  eu  souvent  les  larmes  aux  yeux,  quand  je  les 
regardais  pour  la  dernière  fois  avant  de  les  défaire  ou  de  les 
aliéner  ;  mais  en  m'apercevant  de  ma  faiblesse,  je  leur  disais  : 
«  Allez  !  chers  souvenirs  de  mon  époux  et  de  mes  parents, 
vous  ne  sauriez  mieux  finir  que  sur  le  dos  des  pauvres  ou 
sur  celui  de  la  sainte  épouse  du  Christ.  »  Et  après  avoir  pro- 
noncé cet  acte  d'abandon,  je  me  sentais  si  contente  que  j'au- 
rais voulu  posséder  bon  nombre  de  trousseaux  pour  les 
livrer  tous  au  même  usage.  » 

Avec  ce  secours  et  d'autres  semblables,  dom  Bosco  se  trouva 
en  état  de  louer,  de  M.  Pinardi,  d'abord  une  pièce  qu'il 
agença  en  sacristie,  ensuite  plusieurs  chambres  qu'il  utihsa 


—  G2  — 

pour  les  écoles  du  dimanche  et  du  soir.  Au  commencement 
il  était  si  à  l'étroit,  que  les  classes  se  faisaient  simultanément 
dans  la  cuisine,  dans  la  chambre  de  dom  Bosco,  dans  la  sa- 
cristie, dans  le  chœur  de  la  chapelle,  derrière  l'autel  et 
jusque  dans  les  nefs,  si  tant  est  qu'on  pût  décorer  de  ce  nom 
les  ailes  disgracieuses  et  si  basses  de  l'ancien  hangar.  En- 
core si,  pour  en  faire  des  classes,  l'architecture  seule  leur  eût 
manqué!  mais  la  voix  d'un  professeur  couvrait  celle  de  l'autre, 
et  les  chants,  les  allées  et  venues,  le  moindre  incident  qui 
survenait  ici,  dérangeaient  tout  ce  qui  se  faisait  là.  Ces  diverses 
bandes  d'écoliers  étaient  aussitôt  sens  dessus  dessous;  mais 
on  ne  pouvait  s'organiser  autrement. 

Quel  contraste  ensuite,  pendant  toute  la  durée  des  di- 
manches et  fêtes,  entre  le  calme  des  Becchi  et  le  bruit  d'un 
millier  d'enfants  :  car  déjà  on  atteignait  ce  nombre.  Que  de 
fois  dame  Marguerite  dit  à  son  fils  :  «  Quand  je  n'avais  que  les 
deux  frères  et  toi,  ma  jeune  famille  me  paraissait  déjà  bien 
tapageuse  ;  où  est-il  aujourd'hui  le  vacarme  dont  je  me  plai- 
gnais ;  et  plût  à  Dieu  que  je  n'eusse  pas,  sur  mes  vieux  jours, 
la  tête  plus  rompue  que  je  ne  l'avais  jadis,  étant  jeune  et 
forte  !  Ce  n'est  pas  que  je  veuille  m'en  plaindre,  mon  bon  Jean  ; 
amène  toujours  de  nouveaux  tapageurs  ;  il  n'y  en  aura  jamais 
trop  pour  moi,  tant  que  tu  pourras  leur  faire  du  bien.  » 

Pendant  les  dix  années  qu'elle  vécut  encore,  la  courageuse 
femme  ne  donna  aucune  marque  de  lassitude  sérieuse  ou 
d'impatience.  Une  seule  fois  elle  parla  de  quitter  l'Oratoire,  à 
la  suite  d'incidents  comme  celui  que  raconte  le  Bulletin  {Bol- 
lettino  Salesiano)  de  mars  1881  : 

«  Après  la  campagne  de  1848,  un  de  nos  anciens  pupilles, 
qui  est  aujourd'hui  père  de  famille  et  porte  à  dom  Bosco  la 
plus  vive  affection,  revint  à  l'Oratoire.  Il  avait  momentané- 
ment servi  dans  le  corps  des  bersaillers  {bersaglieri),  et  natu- 
rellement nous  ne  l'appelions  que  le  Bersailler  {Bersagliere). 
Donc,  sur  nos  instances  et  avec  l'agrément  de  dom  Bosco,  il 
imagina  de  nous  apprendre  l'exercice  et  forma,  des  plus 
alertes  d'entre  nous,  un  xietit  bataillon.  Nous  obtînmes  du 


—  63  — 

gouvernement  deux  cents  fusils  hors  d'usage,  nous  complé- 
tâmes notre  armement  avec  des  bâtons,  le  Bersailler  apporta 
son  clairon,  et  en  peu  de  temps  notre  Oratoire  disposa  d'une 
brigade  dont  l'instruction  militaire  pouvait  largement  lutter 
avec  celle  de  la  garde  nationale.  Nos  jeunes  gens  en  avaient 
perdu  la  tête  et  ne  s'occupaient  plus  d'autre  chose.  Dans 
toutes  les  solennités  notre  milice  était  de  service  pour  main- 
tenir l'ordre,  jusque  dans  la  chapelle,  et  ces  exercices  ne  ser- 
virent pas  peu  à  nous  ramener  ceux  de  nos  anciens  qui 
s'étaient  engagés  pour  la  guerre.... 

»  Maman  Marguerite  (c'est  ainsi  que  nous  l'appelions  tous), 
en  bonne  ménagère,  s'était  réservé  au  fond  de  la  cour  un 
petit  enclos  dans  lequel,  avec  une  tendre  sollicitude,  elle  cul- 
tivait du  persil  et  du  cerfeuil,  des  poireaux  et  des  carottes, 
voire  de  la  sauge  et  de  la  menthe.  Or,  un  jour  de  grande  fête, 
nous  ne  savons  plus  lequel,  le  Bersailler  rassembla  son 
armée,  la  partagea  en  deux  corps,  et  voulut  offrir  à  de  nom- 
breux spectateurs  la  représentation  d'une  bataille.  Il  distribua 
les  rôles  et  détermina  leqael  des  deux  corps  devrait  céder  à 
l'autre  et  feindre  d'être  vaincu.  C'était  à  la  limite  du  petit 
jardin,  devant  la  haie,  qu'on  devait  s'arrêter  et  poser  les 
armes. 

»  Il  prit  le  commandement  et  donna  le  signal  :  En  avant! 
chargez  i  Les  deux  troupes  s'élancent,  poussant  des  cris  for- 
midables, avancent,  reculent,  tournent  et  retournent,  fusils 
de  bois  contre  fusils  de  bois.  Il  n'y  manquait  que  l'odeur  de 
la  poudre  et  le  bruit  de  la  fusillade;  mais  les  cris  de  joie,  les 
applaudissements  des  spectateurs,  pouvaient,  à  la  rigueur, 
tenir  lieu  des  cris  de  douleur  des  blessés  et  des  mourants,  et 
même  des  détonations  de  l'artillerie.  L'affaire  devint  si 
chaude  que  les  prétendus  vaincus,  oubliant  la  consigne,  char- 
gèrent les  vainqueurs  et  les  poussèrent  dans  le  jardinet  de 
maman  Marguerite.  La  haie  est  renversée,  foulée  aux  pieds  ; 
il  y  a  de  vrais  blessés,  de  vrais  morts,  et  ce  sont  les  poireaux 
et  les  carottes.  Le  général  en  chef  criait,  sonnait  du  clairon  ; 
mais  les  rires  et  les  battements  de  mains  des  spectateurs  ne 


—  64  — 

permettaient  de  rien  entendre.  Quand  les  deux  drapeaux  se 
relevèrent  et  se  réunirent  fraternellement,  du  fameux  jardi- 
net il  ne  restait  plus  guère  que  l'emplacement. 

»  Seule,  maman  Marguerite  n'applaudissait  pas,  au  contraire. 
A  la  vue  du  désastre,  elle  se  tourna  vers  son  fils  et  lui  dit  en 
patois  piémontais  (langage  qu'elle  employait  lorsqu'elle  était 
fortement  excitée)  :  «  Varda,  varda,  Gioanin,  lo  c  al  a  fait 
V  Bersaiie,  al  a  guasta  me  tout  V  ort!  ce  qui  veut  dire  :  Regarde, 
regarde,  Jean,  ce  qu'il  a  fait,  le  Bersailler  !  il  m'a  gâté  tout 
le  jardin  !  »  Dom  Bosco,  le  sourire  sur  les  lèvres,  lui  répondit, 
en  patois  également  :  «  Mare,  cosa  veuli  feie  ?  A  son  giouvu  : 
Mère,  que  voulez-vous  leur  faire  ?  Ce  sont  des  enfants  !  » 
Cependant  le  général  en  chef,  tout  mortifié  de  son  peu  d'au- 
torité sur  ses  troupes,  se  confondait  en  excuses.  Il  finit  par 
tirer  de  sa  poche  un  sac  de  caramels,  et  pria  la  mère  de  dom 
Bosco  de  le  distribuer  à  tous  les  combattants,  vainqueurs  et 
vaincus.  » 

Dame  Marguerite  fit  contre  fortune  bon  cœur.  Toutefois, 
à  la  suite  d'une  nouvelle  escapade  de  même  genre,  elle 
entra  dans  la  chambre  de  son  fils  et  lui  dit  :  «  Ecoute-moi, 
Jean,  je  vais  te  parler  en  bon  italien  :  je  ne  puis  plus  faire 
le  bien  dans  cette  maison.  Tu  vois  comme  tes  enfants  sont 
insupportables;  à  chaque  instant  c'est  quelque  mauvais 
tour.  Celui-ci,  en  courant,  accroche  ma  table  et  la  renverse 
avec  toute  ma  lessive  encore  humide;  celui-là  déchire  ses 
culottes,  arrache  sa  blouse,  troue  ses  bas,  comme  s'il  le  faisait 
exprès,  à  tel  point  que  je  ne  sais,  pour  les  raccommoder,  par 
quel  bout  commencer;  et  mon  jardin,  mon  pauvre  jardin,  que 
j'ai  dû  planter  à  nouveau  !  En  vérité,  je  n'y  peux  tenir.  Sois 
raisonnable,  Jean,  laisse-moi  retourner  aux  Becchi  pour  y 
terminer  en  paix  le  peu  de  jours  qui  me  restent  à  vivre  !  » 

Dom  Bosco  regarda  sa  mère  fixement,  avec  une  tendresse 
émue,  et,  sans  rien  dire,  lui  montra  le  crucifix  pendu  à  la 
muraille. 

Marguerite  comprit,  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes  : 
((  Tu  as  raison,  Jean,  tu  as  raison  1  » 


—   Oj    — 

Et,  paisiblement,  elle  retourna  à  son  ouvrage. 

On  la  vit  même  prendre  à  son  tour  la  défense  de  ces 
étourdis  encore  mal  disciplinés.  Un  jour  que  l'un  d'entre  eux 
avait  effrayé  les  poules  par  ses  cris  et  s'amusait  à  les  chasser 
dans  un  pré  voisin,  Marie  Occhiena,  sœur  de  Marguerite,  qui, 
pour  aider  cette  dernière,  était  venue  se  fixer  à  l'Oratoire, 
courait  après  le  petit  polisson  en  criant  :  «  Veux-tu  laisser 
les  poules  !  Si  lu  ne  les  ramènes  pas,  je  te  ferai  renvoyer!  » 
Marguerite,  sortant  pour  voir  la  cause  de  tout  ce  bruit,  dit 
tranquillement  à  sa  sœur  :  «  Prends  patience,  ma  bonne 
Marie,  je  le  gronderai;  mais  ne  vois-tu  pas  qu'ils  ont  du  vif- 
argent  dans  les  veines?  » 

Nous  avons  nommé  deux  collaboratrices  de  dame  Margue- 
rite :  Marie  Occhiena,  tante  de  dom  Bosco,  et  M™^  (jastaldi. 
Elles  ne  furent  pas  les  seules.  D'autres  femmes  dévouées  ve- 
naient se  grouper  autour  de  la  mère  du  saint  prêtre  et  l'as- 
sistaient de  leurs  aiguilles;  ou  bien  elles  lui  apportaient, 
chaque  samedi,  son  linge  tout  lavé,  repassé  et  rapiécé.  La 
plus  remarquable  fut  la  mère  de  M^*"  Franzoni,  1  illustre  ar- 
chevêque de  Turin. 

Leurs  visites  achevèrent,  en,  faveur  de  l'Oratoire,  la  con- 
quête de  l'opinion  publique  turinoise,  déjà  très  favorable 
depuis  qu'on  avait  vu  les  premiers  résultats  de  l'œuvre  et 
connu  les  sentiments  du  roi. 

Le  conseil  municipal  de  Turin  lui-même,  cédant  à  l'évi- 
dence, désarma  et  fit  mieux  que  de  désarmer.  Il  nomma  une 
commission  spéciale  pour  visiter  les  écoles  de  l'Oratoire. 
Cette  commission,  étonnée  des  progrés  accompHs  par  des 
jeunes  gens  ramassés  en  grande  partie  sur  le  pavé  des  rues, 
et  qui  devaient  tout  à  dom  Bosco,  fit  un  rapport  tellement 
louangeur,  que  le  conseil  municipal  crut  devoir  allouer  à 
l'Oratoire  un  subside  annuel  de  trois  cents  francs. 

Vers  le  même  temps  le  chevalier  Gonella,  directeur  d'une 
œuvre  dénommée  la  Mendicité  instruite,  œuvre  qui  n'était 
pas  sans  analogie  avec  celle  de  dom  Bosco,  institua  pour  lui 
un  prix  de  mille  francs,  dont  il  le  pria  de  disposer  à  son  gré. 

DOM  BOSCO.  5 


—  66  — 

L'autorité  ecclésiastique  redoubla  également  ses  témoi- 
gnages de  sympathie.  Le  fondateur  de  l'Oratoire  ayant  jugé 
à  propos,  pour  encourager  ses  élèves  dans  la  piété  et  la 
vertu,  de  constituer  les  plus  exemplaires  d'entre  eux  en  une 
congrégation  spéciale,  sous  le  patronage  de  saint  Louis  de 
Gonzague,  l'archevêque  de  Turin  vint  présider  la  cérémonie 
de  l'inauguration,  le  29  juin  1847  ;  il  en  profita  pour  donner 
la  confirmation  à  plus  de  trois  cents  jeunes  gens.  La  pauvre 
chapelle  du  clos  Pinardi  eut  l'honneur  de  recevoir,  avec  l'Ar- 
chevêque, le  Nonce  apostohque  et  plusieurs  grands  person- 
nages de  la  cour. 


CHAPITRE  VI. 

ÉTABLISSEMENT   DE   l'iNTERNAT.    —   HEROÏQUES 
ET   TOUCHANTS   SOUVENIRS. 


Jusqu'en  1847,  les  pupilles  de  l'Oratoire  n'y  venaient  que 
les  dimanches  et  fêtes  ou  pour  les  écoles  du  soir,  mais  s'en 
retournaient  ensuite  chez  leurs  parents,  quand  ils  avaient  un 
chez  eux.  Le  fruit  des  enseignements  reçus  et  la  durée  des 
bonnes  résolutions  prises  dans  l'étabhssement  se  trouvaient, 
par  suite,  singulièrement  compromis  :  les  camarades  restés 
dehors  reprenaient  possession,  par  leurs  moqueries,  de  ceux 
qui  avaient  voulu  s'améliorer.  Les  mauvaises  rencontres 
étaient  fréquentes,  pour  ainsi  dire  inévitables;  une  heure 
défaisait  l'ouvrage  de  plusieurs  semaines.  Les  patrons  chez 
lesquels  ils  étaient  en  apprentissage  n'étaient  pas  non  plus 
tous  également  recommandables  ;  souvent  le  bon  Père  devait 
retirer  ses  enfants  d'une  maison  suspecte  pour  les  placer 
dans  une  autre  plus  sûre.  Il  les  visitait  et  les  faisait  visiter, 
les  interrogeait  sur  les  conversations  qu'ils  avaient  entendues, 
bref,  s'efforçait  de  combattre  les  mauvaises  influences.  Mais 
le  mal  s'apprend  plus  vite  qu'il  ne  se  désapprend;  sans 
compter  que  cette  espèce  de  police  secrète  que  dom  Bosco 
était  obhgé  d'organiser  froissait  sa  délicatesse,  et  que,  lors- 
qu'il enlevait  un  enfant  à  un  patron,  il  se  faisait  un  ennemi. 
De  toutes  ces  considérations  il  conclut  que  sa  création  ne 
serait  ni  complète  ni  définitive  tant  qu'il  ne  pourrait  pas 
retenir  jour  et  nuit  les  enfants  sous  sa  main. 


—  68  — 

Il  commença  par  offrir  aux  plus  nécessiteux  une  espèce 
de  fenil,  avec  de  la  paille  fraîche  et  un  sac  pour  chacun, 
parfois  même  une  couverture,  afin  de  les  préserver  d'aller 
coucher  à  la  belle  étoile.  Ce  premier  essai  de  dortoir  commun 
fut  assez  mal  récompensé.  Il  ne  faut  pas  croire,  en  effet,  que 
les  petits  vagabonds  furent  tous  de  bons  diables,  ne  deman- 
dant qu'à  devenir  anges,  et  que  le  métier  de  dompteur  de 
sauvages  civilisés  n'ait  que  des  succès  et  des  jouissances. 

Un  soir,  revenant  de  voir  des  malades,  il  rencontra  à 
l'entrée  du  cours  du  Valdocco  une  bande  de  jeunes  malandrins 
qui,  voyant  venir  une  robe  noire,  se  promirent  de  s'amuser 
à  ses  dépens.  Ils  commencèrent  par  imiter,  en  le  regardant, 
l'harmonieux  cri  du  corbeau,  le  même  par  tous  pays,  et, 
par  tous  pays,  adopté  comme  cri  de  ralliement  par  les  insul- 
teurs  de  prêtres.  Dom  Bosco,  sans  hâter  ni  ralentir  son  pas, 
alla  droit  aux  insulteurs,  qui  furent  bien  vite  décontenancés 
par  son  calme  et  par  son  air  d'extrême  bonté.  Le  cercle  se 
referma  autour  de  lui. 

«  Regardez-moi  bien,  dit-il,  ai-je  donc  la  mine  d'un  man- 
geur de  gens?  Vous  paraissez  me  traiter  en  ennemi;  eh  bien! 
moi,  je  ne  vois  en  vous  que  des  amis. 

—  Si  vous  êtes  un  ami,  dit  le  plus  hardi  de  la  bande,  vous 
allez  nous  le  prouver  en  commençant  par  nous  payer  à  boire.  » 

Et  les  autres  de  rire. 

Dom  Bosco  ne  fut  nullement  déconcerté. 

«  Volontiers,  mes  amis,  très  volontiers;  entrons  à  l'auberge 
des  Alpes,  ici  près.  » 

Et  ils  s'attablèrent  tous  ensemble  autour  d'une  bouteille, 
-uis  de  deux  et  de  trois.  L'aubergiste  ouvrait  de  grands  yeux; 
nais  ayant  reconnu  dom  Bosco,  qu'il  voyait  passer  souvent, 
il  ne  fut  ni  surpris  ni  scandalisé. 

Lorsqu'il  vit  ses  compagnons  de  table  un  peu  gris,  dom 
Bosco  leur  demanda  de  lui  faire,  à  leur  tour,  un  petit  plaisir. 
«  Oh  !  plusieurs,  monsieur  le  curé.  —  Non,  un  seul.  Quand 
vous  paraissez  vous  moquer  de  moi,  cela  m'est  assez  indiffé- 
rent; mais  je  vous  ai  entendus  blasphémer,  insulter  Dieu; 


—  69  — 

cela,  c'est  une  folie  et  une  ingratitude,  car  le  bon  Dieu  est 
plus  fort  que  vous,  et  vous  tenez  tout  de  lui.  Promettez-moi 
de  ne  plus  le  faire  !  »  Ils  le  lui  promirent  tous  et  ajoutèrent, 
sur  son  invitation,  qu'ils  iraient  le  voir  dimanche  à  la  maison 
Pinardi. 

«  Maintenant  voici  la  nuit,  observa-t-il  en  manière  de  con- 
clusion :  vous  ferez  bien  de  rentrer  chez  vous.  —  Je  n'ai  pas 
de  domicile,  répondit  l'un.  —  Moi  pas  davantage,  »  déclara 
un  autre.  Sur  une  vingtaine  qu'ils  étaient  là,  dix  ou  douze  ne 
connaissaient  d'autre  toit  fixe  que  la  voûte  du  ciel  ni  d''autre 
parquet  que  le  pavé  des  rues.  «  Où  couchez-vous  donc?  in- 
sista dom  Bosco.  —  Quelquefois  sous  ou  sur  les  bancs  des 
promenades,  quand  la  saison  le  permet  ;  quelquefois  dans 
une  maison  en  construction,  quelquefois  dans  une  voiture,  ou 
près  des  chevaux,  lorsque  les  garçons  d'écurie  sont  de  bonne 
humeur;  quelquefois  dans  le  grand  dortoir  municipal;  mais 
pour  celui-là  il  faut  avoir  quatre  sous  ! 

—  Pauvres  enfants  !  soupira  dom  Bosco,  pour  ce  soir,  voilà 
ce  que  je  vous  propose  :  que  ceux  qui  ont  un  gite  et  des  pa- 
rents s'en  aillent  tranquillement  chez  eux  ;  j'emmène  les 
autres.  » 

La  bande  se  partagea  alors  en  deux  moitiés,  dont  l'une 
s'éloigna  du  côté  de  la  ville,  après  échange  d'une  poignée  de 
mains  avec  ce  prêtre  charmeur;  l'autre  le  suivit  au  Valdocco. 

Arrivés  chez  lui,  il  les  mena  au  fenil,  où  l'on  grimpait  par 
une  échelle,  leur  remit  de  quoi  se  couvrir  tant  bien  que  mal, 
et,  après  la  récitation  avec  eux  d'un  Pater  et  d'un  Ave,  en- 
chanté de  sa  bonne  rencontre  et  persuadé  qu'il  tenait  le  com- 
mencement de  son  internat,  il  leur  souhaita  le  bonsoir. 

De  grand  matin  il  vint  pour  les  appeler  et  les  envoyer  cha- 
cun à  leur  travail  de  la  journée.  Il  arriva  à  l'échelle  et  n'en- 
tendit pas  le  moindre  bruit.  «  Gomme  ils  dorment!  pensa-t-il, 
les  pauvres  enfants!  n'est-ce  pas  dommage  de  les  réveiller?  » 
Et  il  attendit  encore  un>pied  sur  l'échelle.  Le  silence  se  prolon- 
geant, il  se  détermina  à  monter.  Le  nid  était  vide,  les  oiseaux 
de  passage  s'étaient  levés  plus  matin  que  lui;  ils  s'étaient  en- 


—  70  — 

volés,  et  les  sacs,  les  couvertures,  les  avaient  suivis.  Mais  ce 
qui  affligeait  le  plus  dom  Bosco,  c'était  la  certitude  qu'il  ne 
les  reverrait  plus,  du  moins  plus  à  l'Oratoire. 

Il  cherchait  donc  le  moyen  d'arriver  à  l'établissement  d'un 
asile  ou  hospice,  c'est-à-dire  d'un  véritable  internat;  mais  il 
reculait  devant  les  difficultés  et  les  dépenses,  lorsqu'un  beau 
soir  de  mai  1847,  par  une  pluie  battante,  comme  sa  mère  et 
lui  venaient  de  souper,  un  grand  garçon  d'une  quinzaine 
d'années,  mouillé  jusqu'aux  os,  frappa  à  leur  porte,  deman- 
dant un  abri  et  un  morceau  de  pain. 

Dame  Marguerite  l'introduisit  dans  la  cuisine,  le  fit  asseoir 
près  du  feu  et  lui  mit  dans  les  mains  tout  ce  qui  restait  du 
modeste  souper. 

Une  fois  bien  séché  et  restauré,  il  remercia  et,  avant  de 
prendre  congé,  raconta  son  histoire.  «  Je  suis  orphelin,  je 
viens  de  Valsesia  et  je  sers  les  maçons,  quand  j'ai  de  l'ou- 
vrage. Mais  pour  le  moment  j'en  cherche  encore.  J'avais  trois 
francs  en  quittant  le  pays,  il  ne  me  reste  plus  un  son. 

—  As-tu  fait  ta  première  communion?  demanda  dom  Bosco 
vivement  intéressé. 

—  Pas  encore. 

—  Suis-tu  un  catéchisme  ?  vas-tu  quelquefois  te  confesser? 

—  J'y  allais  au  pays,  mais  ici  je  ne  connais  personne.  » 
Disant  ces  mots,  l'enfant  se  mit  à  pleurer.  Peu  s'en  fallut 

que  dame  Marguerite  ne  lui  fît  compagnie. 

«  Si  je  savais  que  tu  fusses  un  honnête  garçon,  reprit  dom 
Bosco,  je  trouverais  peut-être  moyen  de  te  loger  quelque 
part,  mais  d'autres  m'ont  emporté  mes  sacs  et  mes  couver- 
tures.... 

—  Monsieur  le  curé,  dit  l'enfant,  je  suis  pauvre,  mais  je 
n'ai  jamais  volé. 

—  Si  tu  veux,  Jean,  nous  le  garderons,  proposa  dame 
Marguerite. 

—  Et  où  le  mettrons-nous? 

—  Ici,  près  de  moi,  dans  la  cuisine;  au  moins  il  n'empor- 
tera pas  les  sacs  du  feuil. 


—  71  — 

--  Non,  mais  il  emportera  votre  marmite. 

—  J'aurai  soin  que  cela  n'arrive  pas. 

—  Eh  bien  !  soit,  viens  nous  aider,  petit.  » 

Ils  sortirent  tous  les  trois,  rapportèrent  des  planches  qui 
furent  posées  sur  une  demi-douzaine  de  briques,  ajoutèrent 
de  la  paille,  une  couverture,  et  ainsi  fut  improvisé  un  grabat.- 

Marguerite  pourvut  à  la  sûreté  de  la  marmite  en  fermant  la 
porte  au  dehors.  Dom  Bosco,  en  se  retirant,  emporta  la  clef 
dans  sa  poche. 

Tel  fut  le  premier  dortoir  de  l'asile  salésien,  qui  en  compte 
aujourd'hui  plus  de  quarante,  où  dorment  huit  à  neuf  cents 
enfants  qui  n'auraient,  sans  cela,  ni  feu  ni  lieu. 

Avant  qu'il  s'endormît,  dame  Marguerite  fit  à  son  hôte  un 
petit  sermon  sur  la  nécessité  du  travail  et  de  la  religion,  et  lui 
recommanda  de  faire  sa  prière. 

«  Je  ne  la  sais  plus  bien. 

—  Récite-la  après  nous,  dit  dom  Bosco.  »  Et  il  se  mit  à  dire 
la  prière  lentement,  s'arrêtant  à  chaque  mot,  poui'que  l'enfant 
pût  le  répéter. 

Dame  Marguerite  continua  ainsi  tous  les  soirs.  Sans  y  pen- 
ser, elle  donnait  ainsi  naissance  à  un  usage  qui  s'est  main- 
tenu dans  toutes  les  maisons  salésiennes.  La  prière  terminée, 
le  père  de  la  jeune  famille  souhaite  le  bonsoir  à  ses  nombreux 
enfants  et  les  endort,  pour  ainsi  dire,  dans  de  saintes  pensées 
et  des  résolutions  salutaires  pour  le  lendemain. 

L'enfant  se  montra  digne  de  la  confiance  qu'on  lui  témoi- 
gnait. Il  revint  prendre  ses  repas  et  son  gîte  à  l'Oratoire, 
trouva  de  l'ouvrage  et  fut  l'hôte  de  dame  Marguerite  jusqu'au 
commencement  de  l'hiver.  Alors  il  regagna  son  pays  et  on 
n'en  a  plus  ent.endu  parler. 

Un  mois  après,  en  juin,  dom  Bosco  revenait  un  soir  de 
l'église  de  Saint-François  d'Assise.  En  suivant  le  cours  Saint- 
Maxime  (depuis  appelé  boulevard  ou  corso  de  la  Reine  Margue- 
rite), il  vit  un  petit  garçon  de  douze  ans  qui,  la  lèle  appuyée 
contre  un  orme,  pleurait  abondamment.  «  Que  fais-tu  là,  et 
pourquoi  pleures-tu  ?  demanda  le  bon  prêtre  s'approchant. 


..::r72 

—  Je  pleure  parce  que  je  ne  sais  que  devenir  ;  mon  père  est 
mort  avant  que  j'aie  pu  le  connaître  ;  ma  pauvre  mère,  qui 
m'aimait  tant,  a  été  portée  en  terre  ce  matin.  Le  propriétaire 
de  notre  chambre  m'a  mis  dehors  en  gardant  le  peu  de  hardes 
que  nous  avions,  parce  que  nous  lui  devons  un  terme  de 
loyer.  » 

Et  l'enfant  se  mit  à  pleurer.  Dom  Bosco  réfléchit  une  demi- 
minute  et  dit  :  «  Viens  avec  moi. 

—  Avec  vous?  Maisjenevous  connais  pas,  monsieur  le  curé. 

—  Viens  toujours,  nous  ferons  connaissance.  » 

Il  le  prit  par  la  main,  et  lorsqu'il  fut  en  présence  de  dame 
Marguerite  : 

«  Mère,  voici  un  nouveau  fils  que  le  bon  Dieu  vous  envoie. 

—  Dieu  soit  béni  !  »  répondit  la  mère.  Elle  se  rappelait 
sans  doute  le  proverbe  :  A  mesure  que  Dieu  fait  naître  un 
ânon,  il  fait  pousser  un  chardon. 

Ce  deuxième  enfant,  qui  fut  placé  depuis  comme  commis 
dans  un  magasin  et  devint  un  bon  père  de  famille,  fut  rejoint 
bientôt  par  un  troisième,  ensuite  par  un  quatrième,  puis,  en 
1848,  par  un  vingtième  et  un  trentième.  Dame  Marguerite 
devint  ainsi  de  plus  en  plus  «  maman  Marguerite,  »  et  une 
véritable  maîtresse  de  pension,  avec  cette  différence  que  la 
pension  était  payée  par  la  charité  pubhque. 

Pinardi  avait  encore  quelques  locataires  autres  que  l'Ora- 
toire et  sa  croissante  famille.  Dom  Bosco  s'arrangea  pour  les 
remplacer  tous  successivement,  à  l'expiration  de  leurs  baux. 
Il  occupa  de  la  sorte  toute  la  maison,  en  attendant  d'être  en 
mesure  de  l'acheter. 

Mais  plus  il  s'agrandissait,  plus  il  était  à  l'étroit.  La  place 
pour  le  coucher  était  surtout  absolument  insuffisante.  Il  eut 
alors  l'heureuse  idée  de  recevoir,  le  jour  seulement,  des  hôtes 
qui  allaient  passer  la  nuit  à  Turin  ;  et  afin  que  cette  organisa- 
tion profitât  à  un  plus  grand  nombre,  il  les  recevait  par  séries 
de  cinquante,  c'est-à-dire  que  cinquante  enfants  étaient 
admis  à  sa  table  depuis  le  dimanche  matin  jusqu'au  samedi 
soir  ;  la  semaine  suivante,  c'était  le  tour  de  cinquante  autres. 


—  73  — 

Les  classes,  devenues  régulières  et  quotidiennes,  prirent 
alors  un  nouvel  essor,  et  Ton  put  établir  dans  l'Oratoire  divers 
corps  de  métiers  pour  l'apprentissage,  et  aussi  pour  alléger 
les  dépenses  de  la  maison.  Dom  Bosco  élargit  l'institution  de 
ses  maestrini,  en  étendant  à  l'enseignement  professionnel  ce 
qu'il  avait  imaginé  pour  l'enseignement  scolaire  :  il  tâchait 
que,  sous  toutes  les  formes,  ses  pupilles  rendissent  à  d'autres 
ce  qu'ils  recevaient  de  lui.  Les  premiers  bénéfices  de  ses 
apprentis  cordonniers,  menuisiers,  maçons,  etc.,  furent  appli- 
qués à  l'alimentation  commune;  maman  Marguerite  était 
triomphante  lorsqu'elle  pouvait  dire  :  «  Ceci,  c'est  de  l'argent 
gagné  par  nos  enfants.  «  Mais  il  fallut  promptement,  sous  le 
rapport  financier,  faire  une  part  assez  large  aux  travailleurs, 
du  moins  à  ceux  qui  paraissaient  destinés  à  s'en  aller  un  jour 
pour  s'établir  dans  le  monde  ;  et  c'était  le  nombre  le  plus  con- 
sidérable. La  maison  partagea  avec  eux,  dans  des  proportions 
qui  variaient  suivant  les  âges  et  le  degré  d'habileté  de  cha- 
cun. En  gardant  tout,  elle  n'eût  pas  commis  une  injustice, 
puisqu'ils  ne  gagnaient  rien  que  par  elle  ;  mais  elle  les  eût 
découragés.  Le  droit  de  propriété  sera  toujours,  pour  la  masse 
des  hommes,  le  principal  aiguillon  du  travail  ;  aiguillon 
moins  puissant  toutefois  que  la  charité,  qui  était  celui  de  dom 
Bosco  et  de  sa  mère.  Quelle  récompense  terrestre  eût  été 
capable  de  créer  chez  eux  la  puissance  de  travail  dont  ils  ne 
cessaient  de  donner  l'exemple? 

Le  fondateur  de  l'œuvre  salésienne  se  délassait  par  des  oc- 
cupations manuelles  de  la  trop  grande  tension  d'esprit 
qu'exigeaient  son  administration  et  surtout  ses  labeurs  litté- 
raires. Aussi,  raconte  un  de  ses  biographes,  on  pouvait  le 
voir  aider  sa  mère  dans  les  gros  ouvrages  de  la  maison,  pui- 
ser de  l'eau,  balayer,  scier  du  bois,  allumer  le  feu,  écosser 
les  haricots,  peler  les  pommes  de  terre,  et  il  ne  dédaignait 
pas,  le  cas  échéant,  de  ceindre  le  tablier  et  de  confectionner 
lui-même  la  polenta.  Ce  jour-là,  elle  était  acclamée  comme 
particulièrement  déhcieuse. 

Un  pantalon  à  tailler  et  même  à  coudre  n'était  pas  au- 


-  7i  - 

dessus  de  ses  moyens,  et  les  réparations  qu'il  faisait  quelque- 
fois aux  vêtements  des  enfants,  si  elles  n'étaient  pas  d'une 
élégance  suprême,  étaient  au  moins  remarquables  par  leur 
solidité. 

Quant  au  réfectoire,  il  était  des  plus  élémentaires.  Chacun 
s'asseyait  où  il  pouvait  et  comme  il  pouvait  ;  les  uns  dans  la 
cour,  sur  une  pierre  ou  quelque  pièce  de  bois;  les  autres  sur 
les  marches  de  l'escaher,  et  les  écuelles  se  vidaient  comme 
par  enchantement. 

Une  source  d'eau  fraîche  jaillissait  tout  à  côté  ;  elle  four- 
nissait une  boisson  aussi  salubre  qu'abondante. 

Le  repas  terminé,  chacun  lavait  son  écuelle  et  la  mettait 
en  lieu  sûr;  quant  à  la  cuiller,  c'était  un  objet  si  précieux 
que,  faute  d'un  tiroir  où  l'on  pût  la  déposer,  on  la  gardait 
dans  sa  poche. 

Petite  cour,  humbles  chambres  !  Que  de  franche  et  douce 
joie  dans  ce  pauvre  ménage  !  Dom  Bosco,  après  le  Benedicite, 
avait  coutume  de  dire  à  ses  convives  :  «  Bon  appétit,  »  et  cette 
innocente  recommandation  était  immanquablement  accueillie 
par  un  formidable  éclat  de  rire. 

L'excellent  Père  possédait  dans  l'esprit  et  le  cœur  un  fonds 
inaltérable  de  jeunesse  et  de  gaieté.  Personne  ne  savait  comme 
lui  amuser  et  intéresser  les  enfants.  Il  racontait  avec  une 
bonhomie  charmante,  et  le  trait,  toujours  déHcat,  était  remar- 
quable par  sa  finesse  et  sa  tournure.  Aussi  les  repas,  faute 
d'assaisonnement  phis  solide,  étaient-ils  signalés  par  leur 
entrain  et  leur  joyeuse  allure  *. 

La  table  du  maître  n'était  guère  meilleure  que  celle  des 
élèves  :  de  la  soupe,  du  pain  et  un  plat,  si  bien  que  pas  un  de 
ses  confrères,  après  avoir  essayé  quelques  jours  de  vivre  avec 
lui,  n'y  put  tenir  :  ils  cherchèrent  tous  un  autre  régime. 
Notre  soupe  était  la  sienne,  racontent  ses  premiers  élèves. 
Il  avait  de  plus  un  plat,  mais  sa  mère,  par  son  ordre,  le  lui 
confectionnait  le  dimanche,  et  le  lui  servait,  tant  au  dîner 

(1)  Le  docteur  Charles  Despi.ney,  Dom  Bosco,  p.  41. 


—  75  — 

qu'au  souper,  jusqu'au  jeudi  soir;  le  vendredi  matin,  elle  en 
faisait  un  autre,  maigre,  et  ainsi  se  terminait  la  semaine.  Or- 
dinairement ce  fameux  plat  était  une  tourte  ou  pâté,  et  il 
suffisait  de  le  réchauffer  pour  qu'il  fût  prêt.  Un  peu  rance,  un 
peu  moisi  quelquefois,  surtout  l'été;  dom  Bosco  n'y  regardait 
pas  de  si  près  ;  il  se  figurait  que  sa  mère  l'avait  arrosé  d'un  filet 
de  vinaigre,  et  il  ne  le  mangeait  pas  avec  moins  d'appétit  '. 

Ses  premiers  disciples  se  rappellent  aujourd'hui  encore, 
avec  délices,  son  enjouement  et  sa  bonhomie. 

Un  d'entre  eux,  se  disposant  à  faire  une  confession  géné- 
rale, avait  écrit  ses  péchés.  Etait-ce  par  excès  d'une  perspica- 
cité qui  les  lui  grossissait,  ou  bien  en  avait-il  réellement  com- 
mis tant  que  cela?  Le  fait  est  qu'il  en  remplit  tout  un  cahier. 
Pour  comble  de  malheur,  ce  cahier  tombe  de  sa  poche.  Alors 
le  pauvre  enfant  de  se  fouiller  et  refouiller,  de  chercher  par  tous 
les  coins,  et,  ne  trouvant  rien,  de  pleurer  à  chaudes  larmes. 
Dom  Bosco  avait  ramassé  le  cahier,  à  l'insu  de  tout  le  monde, 
lorsqu'on  lui  amena  le  petit  inconsolable.  «  Nous  ne  savons 
ce  qu'il  a  ;  il  se  désole  et  ne  veut  pas  nous  dire  pourquoi. 

—  Voyons,  mon  petit  Jacques,  insista  dom  Bosco  avec  ten- 
dresse, as-tu  quelque  mal?  aurais-tu  éprouvé  quelque  con- 
trariété ?  tes  camarades  t'auraient-ils  battu  ?  » 

Et  en  lui  faisant  ces  questions,  il  le  caressait  paternelle- 
ment, afin  de  ralentir  le  cours  de  ses  larmes.  L'enfant, 
essuyant  ses  yeux,  et  reprenant  un  peu  de  courage,  répon- 
dit :  «  J'ai  perdu  mes  péchés  !  » 

A  ces  paroles,  tous  ses  compagnons  poussèrent  un  grand 
éclat  de  rire,  et  dom  Bosco,  qui  avait  aussitôt  compris  de 
quoi  il  s'agissait,  ajouta  en  plaisantant  :  «  Heureux  es-tu 
d'avoir  perdu  tes  péchés,  et  plus  heureux  encore  si  tu  peux 
ne  plus  les  retrouver,  parce  que,  dépourvu  de  tes  péchés,  tu 
iras  certainement  au  Paradis  !  »  Mais  ce  bon  petit  garçon, 
craignant  de  n'avoir  pas  été  compris,  repartit  :  «  J'ai  perdu 
le  cahier  où  ils  se  trouvaient  écrits.  » 

(1)  Bollettino  salesiano,  3'  année 


—  7C  - 

Alors  dom  Bosco  tira  de  sa  poche  le  grand  secret  :  «  Ras- 
sure-toi, mon  ami,  tes  péchés  sont  tombés  entre  bonnes 
mains,  les  voici.  »  A  cette  vue,  le  front  de  notre  jeune  affligé 
se  rasséréna  et  il  dit  en  souriant  :  «  Si  j'avais  su  que  vous  les 
aviez  trouvés,  au  lieu  de  pleurer  je  me  serais  mis  à  rire,  et  ce 
soir,  en  allant  me  confesser,  je  vous  aurais  dit  :  «  Mon  père, 
je  m'accuse  de  tous  les  péchés  que  vous  avez  trouvés  et  qui 
sont  actuellement  dans  votre  poche.  » 

Il  avait  quelquefois  à  protéger  ses  enfants  contre  leurs  fa- 
milles elles-mêmes.  Un  d'entre  eux,  malmené  par  son  père, 
qui  le  battait,  lui  donnait  du  travail  au-dessus  de  ses  forces, 
et  voulait  lui  interdire  de  fréquenter  l'Oratoire,  vint  se  réfu- 
gier chez  lui  ;  mais,  poursuivi  de  près,  il  n'eut  pas  le  temps 
d'entrer  dans  la  maison  et  grimpa  sur  un  mûrier. 

Il  s'y  trouvait  à  peine,  blotti  dans  les  branches,  que  ses 
parents  arrivèrent,  passèrent  sous  l'arbre  sans  l'apercevoir,  et 
le  réclamèrent  impérieusement  à  dom  Bosco.  Celui-ci  les  con- 
naissait, et  c'était  lui  qui  avait  invité  l'enfant  à  réclamer  sa 
protection  en  cas  de  besoin.  Il  dit  aux  parents  irrités  que  leur 
fils  n'était  pas  chez  lui.  «  Et  pourtant  il  doit  y  être.  —  Je 
vous  affirme  qu'il  n'y  est  pas,  et  y  fùt-il,  vous  n'avez  pas  le 
droit  de  vous  introduire  de  force  dans  la  maison  d'autrui.  — 
Eh  bien  !  nous  irons  à  la  police,  et  nous  saurons  arracher 
l'enfant  d'entre  les  mains  des  curés.  —  Oui,  allez-y,  à  la  police, 
je  vous  y  suivrai,  je  ferai  connaître  la  manière  indigne  dont 
vous  traitez  votre  fils,  et  la  justice  vous  déchargera  du  soin 
de  le  garder.  » 

A  cette  menace  les  parents,  qui  se  sentaient  coupables, 
s'en  allèrent  et  on  ne  les  revit  plus. 

Mais  que  devint  l'enfant?  Ses  deux  persécuteurs  éloignés, 
dom  Bosco,  maman  Marguerite  et  plusieurs  autres  se  portent 
sous  le  mûrier;  ils  invitent  l'enfant  à  descendre,  l'appellent 
par  son  nom,  mais  en  vain.  Il  faisait  déjà  nuit  et  très  froid, 
et  le  malheureux  ne  donnait  aucun  signe  de  vie.  On  regarde 
avec  plus  d'attention  et,  au  clair  de  la  lune,  on  le  voit  immo- 
bile, fortement  cramponne;  à  quelques  branches.  Dom  Bosco 


répèle  plus  fort  :  «  Descends,  mon  ami,  ne  crains  rien,  il  n'y 
a  plus  personne,  et  au  besoin  nous  te  défendrons.  »  Mais  il 
parlait  au  vent.  Alors,  un  frisson  parcourut  tous  les  specta- 
teurs de  cette  scène  ;  on  redouta  quelque  malheur. 

Dom  Bosco  se  fait  aussitôt  apporter  une  échelle,  et,  le  cœur 
palpitant  de  crainte,  monte  sur  l'arbre.  Il  s'approche  de  l'en- 
fant et  le  trouve  tout  transi  et  privé  de  sentiment.  Il  le 
'.ouche  avec  les  plus  grandes  précautions ,  il  le  secoue,  l'ap- 
pelle; alors  l'enfant  semble  se  réveiller  d'un  sommeil  léthar- 
gique. Croyant  avoir  encore  son  père  à  ses  trousses,  il  se  met 
à  crier  comme  un  aigle.  Il  mordait  et  se  débattait  avec  une 
telle  violence,  que  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  tombât  de  l'arbre, 
entraînant  dom  Bosco  dans  sa  chute.  Le  bon  prêtre  se  tenait 
d'une  main  à  une  forte  branche  et  de  l'autre  pressait  étroi- 
tement contre  lui  le  pauvre  garçon  :  «  N'aie  pas  peur, 
mon  ami,  répétait-il,  je  suis  dom  Bosco;  vois,  j'ai  l'habit  de 
prêtre,  regarde-moi  en  face;  calme-toi,  ne  me  mords  pas 
surtout,  parce  que  tu  me  ferais  mal.  »  En  un  mot,  il  fait  si 
bien  qu'il  le  rend  au  sentiment  de  l'existence,  et  ramène  le 
calme  dans  son  esprit  agité.  Revenu  à  lui,  le  petit  garçon 
pousse  un  profond  soupir,  puis,  avec  l'aide  de  dom  Bosco,  il 
descend  de  l'arbre.  Maman  Marguerite  le  reçoit  tendrement, 
l'emmène  à  la  cuisine,  le  réconforte  d'une  bonne  minestra, 
et,  à  partir  de  ce  moment,  l'asile  de  Saint-François  de  Sales 
devient  sa  maison,  et  dom  Bosco  son  père. 

Plus  humain  que  l'autre,  dom  Bosco  le  mit  à  un  métier 
en  rapport  avec  ses  forces,  celui  de  relieur;  mais  remarquant 
en  lui  lieaucoup  d'intelligence  et  de  bonnes  dispositions,  il  le 
poussa  aux  études  et  lui  enseigna  lui-même  l'italien,  le  latin 
et  l'harmonium  ;  bref,  il  en  fit  son  bras  droit  pour  les  fêtes 
où  la  musique  avait  à  intervenir.  Ce  jeune  homme,  ses  étude? 
terminées  en  1857,  a  reçu  les  ordres  sacrés  et  a  eu  la  gloire 
d'être  le  premier  prêtre  de  dom  Bosco.  Il  n'entra  point  dans 
la  congrégation  salésienne,  mais  il  est  devenu  un  des  mem- 
bres les  plus  distingués  du  clergé  de  Turin. 

La  continuité  des  rapports  du  maître  avec  les  élèves  et  la 


—  78  — 

vulgarité  des  occupations  dans  lesquelles  ceux-ci  le  surpre- 
naient souvent  auraient  dû,  ce  semble,  amoindrir  son  auto- 
rité. Il  n'en  était  rien,  parce  qu'il  ne  traitait  jamais  d'égal  à 
égal  avec  eux  et  qu'il  savait  être  solennel  à  propos.  Un  père 
peut  se  montrer  impunément  condescendant  pourvu  qu'il 
reste  digne,  de  même  qu'il  peut  se  montrer  sévère  sans  cesser 
d'être  aimé,  pourvu  qu'on  le  sache  Ijuste.  Le  respect  et  l'affec- 
tion sont  tellement  loin  de  s'exclure,  qu'ils  ne  vont  jamais 
l'un  sans  l'autre.  Sans  affection,  les  enfants  n'ont  que  de  la 
crainte  et  deviennent  hypocrites  ou  farouches;  sans  respect, 
leur  affection  se  tourne  en  mépris  et  ils  ne  savent  ni  obéir  ni 
se  vaincre. 

Dom  Bosco  se  conciliait  à  la  fois  respect  et  affection  par  le 
double  mobile  que  ses  collaborateurs  et  lui  ne  cessaient  de 
présenter  aux  enfants  :  plaire  à  Dieu  et  contenter  le  maître. 
C'était  là  une  double  baguette  qui  suffisait  à  régir  le  petit  trou- 
peau et  à  le  faire  marcher  droit.  Au  besoin,  la  main  du  berger 
en  laissait  apercevoir  une  troisième  :  la  possibilité  d'être  exclu 
de  la  maison.  Devant  cette  dernière,  il  était  bien  rare  que 
tout  ne  rentrât  dans  l'ordre.  S'il  faUait  absolument  en  arriver 
à  une  exécution,  dom  Bosco  se  raidissait  contre  son  propre 
cœur  et  se  montrait  intraitable.  Plutôt  sacrifier  une  brebis 
galeuse  qu'exposer  tout  le  troupeau. 

Un  dimanche  soir,  dom  Bosco  ayant  admis  ses  internes  à 
lui  baiser  la  main  après  la  prière,  en  oubha  un  par  mégarde. 
Le  pauvre  enfant  se  mit  au  lit  en  pleurant;  ses  sanglots  se 
prolongèrent  jusqu'au  milieu  de  h  nuit;  c'était  un  véritable 
désespoir.  Le  surveillant  se  leva  pour  lui  demander  ce  qu'il 
avait.  «  Ah  !  gémit  l'enfant,  il  faut  que  j'aie  commis  quelque 
grosse  faute,  le  Père  n'a  pas  voulu  que  je  lui  baise  la  main.  » 
Le  surveillant,  ému,  alla  réveiller  dom  Bosco  pour  lui  ra- 
conter ce  qui  se  passait.  Le  bon  Père  s'habilla  en  toute  hâte, 
vint  au  dortoir,  rassura  l'enfant,  le  caressa,  lui  affirma  qu'il 
l'avait  sauté  sans  s'en  apercevoir,  que  c'était  lui-même  qui 
était  répréhensible,  ce  dont  il  lui  demandait  pardon.  Ces 
douces  paroles  calmèrent  l'enfant  ;  il  baisa  et  rebaisa  la  main 


—  79  — 

de  dom  Bosco  pour  se  dédommager,  et  s'endormit  heureux 
et  souriant. 

Une  parole,  un  signe,  un  regard  de  dom  Bosco,  avaient  sur 
ses  élèves  une  action  souveraine,  instantanée.  Un  jour,  raconte 
un  d'entre  eux,  nous  étions  quatre  cents  à  courir,  jouer,  crier, 
lorsque  dom  Bosco  parut,  ayant  à  nous  parler.  Au  seul  signe 
de  sa  main  levée,  tout  s'arrêta,  cris  et  jeux;  en  un  clin  d'œil 
nous  fûmes  autour  de  lai,  tous  immobiles,  tous  silencieux  et 
attentifs.  Un  carabinier  qui,  depuis  un  moment,  nous  consi- 
dérait, s'écria  :  «  Voilà  un  curé  qui,  s'il  était  général,  avec  une 
armée  aussi  disciplinée,  serait  toujours  sûr  de  vaincre.  » 

La  bonté,  chez  le  père,  était  relevée  par  l'autorité  ;  dans  la 
mère,  dans  «  maman  Marguerite,  »  elle  était  toute  pétrie  de 
tendresse.  Lorsqu'un  enfant  avait  reçu  une  réprimande,  Mar- 
guerite estimait  qu'il  ne  fallait  pas  le  laisser  seul  à  ruminer 
sa  rancune,  et  à  moins  que  dom  Bosco  n'eût  commandé  de 
tenir  le  coupable  dans  l'isolement,  on  la  voyait  accourir  pour 
mettre  le  baume  sur  la  blessure.  «  Qu'as-tu  fait?  disait-elle  ; 
voilà  donc  les  consolations  qu'on  reçoit  de  toi  ?  Nous  ne  cher- 
chons que  ton  bien  ;  pourquoi  ne  veux-tu  pas  nous  aider  ?  Si 
ta  étais  sage,  si  tu  travaillais,  nous  serions  heureux,  et  toi 
avec  nous.  Si  tu  te  conduis  ainsi  à  l'âge  où  tu  es,  et  dans  une 
maison  où  tu  n'as  que  de  bons  exemples  sous  les  yeux,  que 
feras-tu  quand  tu  seras  grand  et  loin  d'ici  ?  Où  iras-tu  ?  Gom- 
ment finiras-tu  ?  Pauvre  enfant  1  »  Elle  le  laissait  tout  ému  et 
s'éloignait,  émue  elle-même. 

D'autres  fois,  mais  rarement  sans  en  avoir  demandé  l'au- 
torisation à  l'avance,  elle  levait  la  punition,  emmenait  le  cou- 
pable à  la  cuisine  et  disait,  en  lui  mettant  dans  la  main  une 
pomme  ou  un  morceau  de  fromage  avec  du  pain,  car  il  n'y 
avait  pas  de  friandises  à  l'Oratoire  :  «  Prends,  c'est  dom  Bosco 
qui  te  le  donne.  Gomme  il  travaille,  dom  Bosco  !  comme  il 
prend  de  peine,  jour  et  nuit,  pour  arriver  à  nourrir  tant  de 
monde  !  Et  toi,  n'as-tu  pas  honte  de  lui  faire  du  chagrin  pour 
tout  remerciement?  Que  tu  lui  en  as  fait  déjà  à  dom  Bosco! 
A  sa  place,  je  n'aurais  pas  tant  de  patience  que  lui.  » 


—  80  - 

L'enfant  baissait  la  tête,  muet  et  confus,  ou  se  mettait  à 
pleurer,  et  généralement  il  allait  demander  pardon  à  dom 
Bosco. 

«  Mais  le  pardon  de  dom  Bosco,  ce  n'est  pas  tout,  conti- 
nuait maman  Marguerite,  et  Dieu  ?  Sais-tu  ce  que  c'est  que 
Dieu,  le  grand  bienfaiteur,  le  souverain  maître?  Dieu  voit 
noji  seulement  tes  actions,  mais  les  pensées  les  plus  secrètes, 
et  peut-être  les  mauvais  sentiments,  la  colère  et  l'obstination 
qui  t'agitaient  en  dedans  tandis  que  dom  Bosco  te  faisait  ses 
reproches,  peut-être  le  peu  de  désir  que  tu  as  de  changer  de 
conduite.  Demande-lui  donc  aussi  pardon,  au  bon  Dieu, 
demande-le-lui  du  fond  de  l'âme.  » 

Souvent,  tout  en  le  sermonnant  de  la  sorte,  elle  lui  prépa- 
rait quelque  chose  à  manger  :  «  Mais  ne  le  dis  à  personne, 
ajoutait-elle,  tu  me  ferais  faire  fâcheuse  figure  ;  on  dirait  que 
j'encourage  tes  vices.  Est-ce  que  je  protège  ceux  qui  ne  le 
méritent  pas?....  Toi,  c'est  vrai,  tu  ne  l'as  pas  mérité,  mais 
tu  le  mériteras  ;  je  sais  que  tu  as  bon  cœur  et,  songes-y  bien, 
à  partir  de  maintenant,  je  te  suivrai  de  près,  j'aurai  les  yeux 
sur  toi  !  » 

Et  comme  elle  savait  animer  ceux  qui  se  conduisaient  bien, 
et  les  pousser  à  faire  mieux  encore  !  «  Bravo  !  viens  près  de 
moi,  cher  enfant,  tu  seras  notre  consolation.  Dom  Bosco  est 
très  content  de  toi.  Le  bon  Dieu  aussi  est  content;  il  te  bé- 
nira :  allons,  embrasse  ta  maman  Marguerite.  » 

Si  l'enfant  ainsi  encouragé  ne  répondait  pas  à  son  attente, 
ou  si  l'enfant  grondé  retombait  dans  les  mêmes  fautes,  elle 
le  prenait  à  part,  et,  comme  n'ayant  pas  voulu  croire  d'abord 
à  ses  manquements:  «  Est-ce  bien  vrai  ce  qu'on  m'a  dit? 
Parlons  plus  bas,  si  quelqu'un  l'ignore,  je  ne  veux  pas  qu'il 
l'apprenne.  Voilà  donc  comme  tu  m'as  tenu  parole,  comme 
tu  as  récompensé  maman  Marguerite  de  sa  confiance  !  Si  tu 
étais  mon  supérieur,  si  tu  étais  à  ma  place,  que  ferais-tu  ?  Ne 
perdrais-tu  pas  courage  avec  un  garnement  incorrigible  tel 
que  toi?  Voyons,  juge-toi  toi-même,  que  veux-tu  que  nous 
fassions  de  toi  ?  » 


—  81^- 

Le  lecteur  voudra  bien  excuser  ces  minimes  détails  :  ils 
sont  toute  l'éducation. 

En  1846,  dom  Bosco  et  sa  mère  eurent  une  grande  joie  : 
quatre  des  enfants  de  l'Oratoire  prirent  l'habit  ecclésiastique. 
Ils  étaient  les  prémices  de  l'immense  phalange  sacerdotale 
que  devait  former  un  jour  l'Institut  salésien. 

Tout  réjoui  de  ces  premiers  résultats,  dom  Bosco  redou- 
blait de  zèle  pour  faire  des  recrues,  et  de  confiance  en  Dieu 
pour  pourvoir  à  leur  entretien.  Il  a  expHqué  lui-même  plus 
tard,  à  Paris,  dans  l'église  Notre-Dame  des  Victoires,  ce 
qu'était  alors  sa  vie  : 

«  Dans  mes  courses  à  travers  Turin,  quand  je  rencontrais 
un  jeune  homme  sans  moyens  d'existence,  je  lui  posais  cette 
question  :  «  Veux-tu  travailler?  —  Oui,  me  répondait-il,  mais 
je  ne  sais  où  aller.  —  Je  vais  t'indiquer,  lui  disais-je.  —  On 
ne  me  recevra  pas,  objectait-il,  je  suis  trop  mal  habillé!  — 
Viens  toujours,  suis-moi,  on  t'habillera.  »  Et  tous  me  sui- 
vaient avec  plaisir. 

»  Des  femmes  du  monde,  en  effet,  s'occupaient  de  vêtir  ces 
pauvres  garçons. 

»  Des  jeunes  gens  riches,  dévoués  à  notre  œuvre,  consa- 
craient une  grande  partie  de  leur  temps  à  leur  trouver  de 
l'ouvrage,  en  attendant  que  nous  pussions  leur  en  fournir 
sans  sortir  de  chez  nous.  Ils  s'adressaient  aux  industriels, 
aux  chefs  de  magasins;  ils  en  plaçaient  un  grand  nombre. 

»  Parmi  les  vagabonds  recueillis,  il  s'en  trouvait  de  très 
grands  et  très  ignorants;  mais  quand  ils  se  voyaient  en  con- 
tact avec  de  tout  jeunes  enfants  que  nous  avions  déjà  ins- 
truits, ils  avaient  honte  de  leur  ignorance.  Ils  suivaient  nos 
classes  avec  ardeur,  et  ils  en  arrivaient  bientôt  à  nous  deman- 
der de  les  confesser  et  de  les  communier. 

»  Voilà  toute  l'histoire  de  la  fondation  de  nos  patronages 
appelés  hospices,  asiles,  refuges  ou  orpheUnats.  » 


DOM  BOSCO 


CHAPITRE  VH. 

OBUX  NOUVEAUX  ORATOIRES  DANS  TURIN.  —  DOM  BOSCO 
ST  LES  VÂUOOIS. 


Cependant  l'immeuble  du  Valdocco  devenait  absolument 
trop  étroit  :  impossible  d'y  introduire  un  enfant  de  plus,  si 
petit  que  fût  cet  enfant.  Dom  Bosco  et  son  fidèle  conseiller  et 
collaborateur,  le  théologien  Borelli,  en  parlèrent  au  zélé  ar- 
chevêque Franzoni  et  à  sa  mère,  qui  n'hésitèrent  point  à  les 
pousser  à  la  fondation  d'une  succursale. 

L'entreprise  ne  manquait  pas  d'une  certaine  témérité,  le 
premier  établissement  étant  déjà  d'un  si  lourd  entretien. 
Néanmoins,  toujours  confiant  dans  la  Providence,  dom  Bosco 
chercha  un  local  dans  le  quartier  où  se  trouve  actuellement 
le  cours  Victor-Emmanuel  II,  et  où  l'on  ne  voyait  alors  que 
des  chemins  à  demi  tracés,  des  entrepôts  et  des  masures  ha- 
bitées par  des  blanchisseuses  qu'attirait  le  voisinage  du  Pô. 
Il  trouva  ce  qu'il  lui  fallait  ;  mais  la  propriétaire,  une  dame 
Vaglienti,  demanda  un  prix  de  location  si  élevé  que  dom  Bosco 
ne  pouvait  raisonnablement  accéder  à  ses  prétentions.  Les 
pourparlers  durèrent  ;  ils  n'auraient  peut-être  pas  abouti  sans 
un  incident  qui  parut  un  acte  d'intervention  directe  de  cette 
Providence  que  dom  Bosco  invoquait  si  souvent. 

Pendant  une  conférence  entre  lui  et  l'obstinée  M"'  Vaglienti, 
qui  ne  voulait  rien  entendre,  le  ciel,  tout  d'un  coup,  se  voila 


—  84  — 

d'épais  nuages;  M™^  Vaglienti  alluma  une  lampe;  un  violent 
coup  de  tonnerre  ébranla  la  maison,  et  la  lampe  s'éteignit. 

Tremblante,  affolée,  la  dame  oublia  ses  écus  pour  ne  son- 
ger qu'à  sa  vie.  Elle  tomba  à  genoux  :  «  Bon  père,  s'écria-t- 
elle,  obtenez  de  Dieu  que  j'échappe  à  la  foudre,  et  j'en  passe- 
rai par  où  vous  voudrez. 

—  Rassurez-vous,  reprit  dom  Bosco,  je  vais  prier  Dieu  qu'il 
vous  aide  maintenant  et  toujours.  » 

La  lampe  fut  rallumée,  le  coup  de  tonnerre  ne  se  renouvela 
pas,  et  l'acte-  fut  signé  conformément  aux  propositions  du 
saint  prêtre. 

Le  nouvel  Oratoire  fut  appelé  Oratoire  de  Saint-Louis.  Son 
inauguration  eut  lieu  sous  la  présidence  du  théologien  Borelli, 
le  8  décembre  1847.  Cette  date  du  8  décembre  fait  souvent 
époque  dans  l'œuvre  salésienne,  pour  laquelle  tant  d'anniver- 
saires mémorables  coïncident  ainsi  avec  une  des  fêtes  princi- 
pales de  la  grande  protectrice,  la  Vierge  Immaculée  ^ 

Il  mit  à  la  tête  de  cette  fondation  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre 
de  ses  amis  du  clergé  de  Turin  ;  car,  retenu  au  Valdocco,  il 
ne  pouvait  la  diriger  personnellement,  et  il  n'avait  pas  encore 
de  prêtre  de  sa  congrégation  qui  fût  complètement  formé  et 
disponible.  Parmi  les  prêtres  qui  venaient  bénévolement, 
chaque  dimanche,  prêter  leur  ministère  pour  confesser,  dire 
la  messe,  et  surveiller  les  enfants  à  l'Oratoire  Saint-Louis,  on 
cite  le  théologien  Hyacinthe  Carpano,  qui  en  fut  le  premier 
directeur,  ensuite  les  prêtres  Félix  Rossi,  Démonte,  Léonard 
Murialdo  et  Théodore  Scolari. 

Un  troisième  Oratoire,  celui  de  l'Ange  gardien,  s'ouvrit  dix- 
huit  mois  après,  dans  le  quartier  Vanchiglia,  qui  n'avait  pas 
non  plus,  à  cette  époque,  les  larges  rues  et  les  joHes  maisons 
qui  l'ont  embelH  depuis. 

La  main  de  la  Protection  divine  fut  d'autant  plus  visible 
dans  une  aussi  rapide  extension  de  l'œuvre  salésienne,  que 

(1)  Le  8  décembre  1841,  dom  Bosco  avait  recueilli  son  premier  enfant;  le  8  dé- 
cembre 1844,  il  inaugura  l'Oratoire  chez  la  marquise  de  Barolo  ;  le  8  décembre  1847, 
il  ouvrit  l'Oratoire  de  Saint>Louig. 


—  8S  — 

les  circonstances  politiques  étaient  devenues  subitement  con- 
traires. 

La  proclamation  de  la  République  en  France  avait  déchaîné 
la  révolution  sur  toute  l'Europe,  et  en  particulier  sur  l'Italie. 
Charles-Albert,  croyant  l'Autriche  par  terre  à  la  suite  des 
insurrections  de  Vienne,  de  Hongrie,  de  Milan  et  de  Venise, 
avait  eu  l'imprudence  de  lui  déclarer  la  guerre,  et  l'impru- 
dence plus  grande  de  poursuivre  cette  guerre  tout  seul  : 
«  Italia  far  à  dà  se,  »  disait-il  ;  moins  habile  en  cela  que  son 
fils  Victor-Emmanuel,  qui  réahsa  tant  de  conquêtes  par  les 
armes  d'autrui.  Vaincu  à  Novare,  Charles-Albert  dut  abdi- 
quer. La  défaite  ulcéra  les  cœurs  piémontais  ;  les  Etats  de 
l'Eglise  étant  parmi  ceux  dont  on  avait  rêvé  de  s'emparer,  la 
guerre  contre  l'Eglise  et  le  Pape  succéda  à  la  guerre  contre 
l'Autriche  ;  le  successeur  de  Charles-Albert  se  jeta  dans  les 
bras  de  la  Révolution  et  des  sociétés  secrètes  ;  l'Archevêque  dé 
Turin,  M^'  Franzoni,  dont  l'indépendance  apostolique  déplut, 
fut  exilé  à  Lyon;  bref,  les  œuvres  cathohques  perdirent  la 
faveur  officielle  ^.  ♦    , 

Dom  Bosco  était  patriote,  quoique  non  révolutionnaire;  les 
derniers  chapitres  de  son  Histoire  d'Italie  en  font  foi.  En  1848 
et  1849,  un  certain  nombre  de  ses  élèves,  les  plus  âgés,  s'en- 
gagèrent comme  soldats  ;  il  les  laissa  faire  et  eut  la  joie  de 
les  voir  revenir  presque  tous  après  la  campagne.  Ceux  qui 
restaient,  déjà  si  à  l'étroit,  durent  se  resserrer  encore  pour 
faire  place  à  des  séminaristes  délogés  eux-mêmes  par  les 
troupes,  si  nombreuses  qu'on  ne  savait  plus  où  les  caserner. 
La  fièvre  de  la  guerre  troublait  toutes  les  tètes  ;  on  ne  parlait 
que  guerre,  on  ne  rêvait  que  guerre  sur  les  bancs  des  écoles, 
aussi  bien  que  dans  les  rues  et  les  théâtres.  Les  études  s'en 
ressentirent,  et  dom  Bosco  fut  obhgé  de  faire  la  part  du  feu 
en  autorisant,  dans  la  cour  de  l'Oratoire,  ces  simulacres  de 
bataillons  et  de  batailles  dont  nous  avons  parlé  déjà. 


(1)  On  ne  disait  pas  encore  les  «  œuvres  cléricales;  »  le  mot  ne  fut  inventé  q  le 
vers  1860,  par  les  francs-maçons  belges. 


—  86  — 

Mais  ces  embarras  furent  de  peu  de  durée.  Ce  qui  jeta  le 
plus  de  perturbation  dans  l'existence  pacifique  et  sereine  de 
dom  Bosco,  existence  uniquement  tourmentée  alors  par  l'excès 
?des  occupations,  ce  fut  l'invasion  du  prosélytisme  vaudois. 
1  Charles -Albert  avait  cru  devoir  émanciper  les  Vaudois  et 
leur  donner  non  seulement  le  droit  de  pratiquer  librement 
leur  religion,  mais  celui  d'attaquer  la  religion  d'autrui,  et  de 
venir  troubler  les  consciences  catholiques.  Les  sectaires  sor- 
tirent comme  un  torrent  du  fond  des  vallées  profondes  où  ils 
vivaient  depuis  si  longtemps  isolés,  et  se  répandirent  sur  les 
principales  villes  du  Piémont.  Leurs  pasteurs,  qu'on  appelait 
Barbets,  parce  qu'ils  portaient  toute  leur  barbe,  défiaient  les 
prêtres  catholiques.  Ils  les  provoquaient  en  insultant  avec 
audace  la  Vierge,  la  messe,  la  confession,  le  Pape,  le  célibat 
ecclésiastique. 

Violemment  passionnés  contre  les  doctrines  qu'ils  ne  con- 
naissaient pas  ou  qu'ils  connaissaient  mal,  ils  s'attendaient  à 
voir  ces  doctrines  crouler  devant  leurs  prédications,  comme 
les  murs  de  Jéricho  au  son  des  trompettes  de  Josué.  Mais  leur 
fougue  se  brisa  promptement.  Ils  ne  renversèrent  que  les 
croyances  déjà  plus  que  chancelantes.  Un  petit  nombre  de 
mécréants,  qui  pratiquaient  mal  la  religion  paternelle,  allèrent 
à  eux  afin  d'avoir  un  prétexte  de  n'en  plus  suivre  aucune,  et 
ce  fut  tout.  Les  mêmes  résultats  devaient  se  répéter  bientôt 
dans  ritahe  entière.  Le  protestantisme,  après  vingt  ans  et 
plus  de  complète  liberté,  est  parvenu  à  y  défaire  des  catho- 
liques, mais  non  à  y  faire  des  protestants.  Ecoutons,  sur  ce 
point,  dom  Bosco  lui-même. 

«  Nous  demandons  si,  parmi  tous  ceux  qui  ont  passé  du 
cathohcisme  au  protestantisme,  il  s'en  trouve  un,  un  seul  qui 
ait  fait  ce  changement  afin  de  devenir  plus  pratiquant  du 
culte  divin  et  plus  vertueux  ;  on  ne  peut  rien  nous  répondre, 
sinon  que  les  catholiques  apostats  sont  tous  des  moins  pieux 
et  des  plus  dissolus. 

»  Nous  demandons  en  outre  :  Pouvez-vous  nous  montrer  un 
seul  protestant  qui  se  soit  fait  catholique  sans  avoir  eu  pour 


—  87  — 

but  de  progresser  dans  la  vertu  ?  On  reconnaît  que  ce  protes- 
tant-là ne  se  trouve  point  :  c'est  une  preuve  que  le  vice  et 
l'incroyance  mènent  au  protestantisme,  et  la  pureté  des 
mœurs  au  catholicisme  *.  » 

Dom  Bosco  fut  un  des  prêtres  de  Turin  les  plus  empressés 
à  relever  le  défi  des  prédicants  vaudois.  Il  opposa  brochures 
à  brochures  et  discours  à  discours.  Le  titre  choisi  pour  son 
œuvre  lui  parut  une  invitation  providentielle  et  comme  une 
obligation.  Il  disait  à  un  de  ses  amis  :  «  En  mettant  mes 
enfants  et  moi  sous  le  patronage  de  saint  François  de  Sales, 
je  n'avais  d'abord  songé  qu'à  la  douceur  proverbiale  de  ce 
grand  saint  ;  je  voulais  me  remémorer  sans  cesse  que,  pour 
réussir  auprès  de  la  jeunesse,  il  faut  avoir  la  patience  d'un 
père,  le  cœur  d'une  mère,  être  toujours  accueillant,  indulgent, 
de  bonne  humeur.  Mais  je  crois  voir  aujourd'hui  que  Dieu 
m'appelle  à  imiter  notre  patron  sous  un  autre  rapport,  celui 
du  zèle  à  défendre  la  foi  catholique.  La  carrière  du  doux 
François  de  Sales  fut  une  longue  bataille  contre  le  protestan- 
tisme ;  il  en  préserva  ou  délivra^son  pays,  la  Savoie.  De  même 
Dieu  m'appelle  à  creuser  un  large  et  infranchissable  fossé 
entre  la  jeunesse  italienne  et  l'invasion  de  l'hérésie  ;  autre- 
ment je  ne  serais  qu'à  moitié  le  disciple  du  grand  évêque  de 
Genève.  Il  fut  apôtre  par  ses  écrits  autant  que  par  la  sainteté 
de  sa  vie  ;  que  ne  puis-je  l'imiter  en  tout  !  » 

Les  opuscules  que  dom  Bosco  publia  alors  sous  le  titre 
d'Avis  aux  catholiques  et  de  Lectures  catholiques,  se  vendirent  à 
deux  cent  mille  exemplaires.  L'auteur  les  réunit  en  aa  volume 
et  les  fit  mettre,  par  le  cardinal  Antonelli,  sous  les  yeux  du 
souverain  pontife  Pie  IX,  qui  lui  envoya  sa  bénédiction  et 
tous  ses  remerciements  pour  ces  excellents  petits  volumes 
{volumetti).  C'est  aussi  vers  le  même  temps  qu'il  publia  l'ou- 
vrage de  polémique  religieuse  intitulé  Le  catholique  dans  le 
monde  (Il  cattolico  nel  secolo),  dans  lequel  il  confondit  les 
Barbets  et  leurs  alliés  des  sociétés  bibliques. 

(1)  Dom  Bosco,  Il  cattolico  nel  secolo,  p.  427. 


-SS- 
II menait  de  front  la  controverse  par  la  plume  et  par  la 
parole.  On  nous  permettra  bien  de  le  citer  encore  : 

«  Il  y  a  quelques  jours,  j'ai  eu  la  visite  d'un  ministre  protes- 
tant fameux,  dont  il  convient  que  je  taise  le  nom.  Après  les 
compliments  d'usage,  il  me  tendit  un  livre,  en  disant  à  plu- 
sieurs reprises  :  «  Voilà  un  bon  livre  !  Gomme  il  fait  tou- 
»  cher  du  doigt  les  infamies  de  l'Eglise  romaine  !  »  J'ouvris 
le  livre,  il  était  d'un  nommé  Trivier,  et  renfermait,  sans 
exagération,  autant  de  mensonges  que  de  paroles.  «  Voilà 
»  des  allégations,  dis-je  ;  il  faudrait  les  prouver.  —  Gomment? 
»  reprit  mon  interlocuteur,  n'est-ce  pas  une  infamie  que  votre 
»  Pape  se  fasse  adorer  comme  Dieu,  et  plus  que  Dieu? 
»  N'est-ce  pas  une  infamie  et  une  idolâtrie  d'adorer  les 
))  images  et  les  saints  comme  autant  de  dieux  ?  N'est-ce  pas 
»  une  infamie  de  prohiber  la  lecture  de  l'Evangile  ?  » 

»  A  ce  débordement  de  quousque  tandem^  je  le  priai  paisi- 
blement de  me  chercher,  dans  le  Hvre  qu'il  avait  en  main,  ou 
dans  quelque  autre,  un  seul  décret  des  Papes  ou  des  conciles, 
un  seul  passage  des  saints  Pères  prescrivant,  fût-ce  par  une 
seule  expression,  une  des  trois  énormités  qu'il  me  signalait. 
Il  tourna  et  retourna  les  pages ,  parcourut  paragraphes  et 
chapitres,  et,  ne  trouvant  rien  :  «  Je  reviendrai,  dit-il,  et 
»  j'apporterai  les  textes.  —  Oui ,  allez ,  réphquai-je ,  lisez 
»  tous  les  livres  du  monde,  imprimés  ou  manuscrits  ;  et  si 
»  vous  pouvez  me  prouver  les  assertions  ci-dessus,  qui  sont 
»  acceptées  parmi  vous  comme  monnaie  courante,  je  procla- 
»  merai  que  vous  avez  raison;  sinon....  —  Quoi?  sinon....  — 
»  Sinon,  je  suis  en  droit  d'affirmer  que  le  protestantisme  vit 
»  sur  des  calomnies.  » 
»  Il  partit,  et  je  ne  l'ai  pas  revu  0).  » 
On  fut  généralement  étonné  de  la  vigueur  de  dialectique  et 
de  la  puissance  de  persuasion  du  bonhomme  Bosco,  connu 
jusqu'à  ce  jour  comme  un  saint,  mais  pas  comme  un  théolo- 
gien et  un  écrivain.  Les  ministres,  désespérant  de  réussir  au- 

(1)  Dom  Bosco,  Il  caUoUao  ml  secolo,  p.  431. 


—  89  -. 

près  des  adultes,  s'adressèrent  à  l'enfance;  là  encore  ils  se 
trouvèrent  en  présence  de  l'indomptable  bonhomme,  quoique, 
pour  l'éviter,  ils  se  fussent  abstenus  de  s'attaquer  à  l'Oratoire 
du  Valdocco,  et  n'eussent  concentré  leurs  batteries  que  sur  la 
succursale  de  Saint-Louis.  Voici  quelle  fut  la  tactique  de  ces 
nouveaux  assiégeants. 

Le  dimanche,  quelques-uns  d'entre  eux  se  postaient  sur  les 
divers  chemins  qui  aboutissent  à  l'Oratoire  Saint-Louis, 
épiaient  les  enfants  qui  s'y  rendaient,  engageaient  conversa- 
tion avec  eux,  et,  tantôt  par  flatlerie,  tantôt  par  raillerie, 
tâchaient  de  les  détourner.  Le  cadeau  d'un  joH  livre  bien 
rehé,  et  au  besoin  celui  d'une  pièce  d'argent  de  quinze  souS; 
appuyaient  leur  éloquence. 

Un  petit  nombre  de  ces  enfants,  peut-être  soixante  sur 
trois  à  quatre  cents ,  se  laissèrent  séduire.  Ils  rapportèrent 
les  pièces  d'argent  ou  allèrent  les  dépenser  au  cabaret.  Quel- 
ques-uns suivirent  les  prédicants  dans  une  grande  salle  oîi 
l'on  déblatéra  contre  le  papisme ,  contre  l'exploitation  de 
l'homme  par  l'homme  et  en  particulier  par  certains  prêtres 
qui  attirent  les  enfants  pour  les  abêtir  et  s'en  faire  des  revenus. 

Quant  au  joli  livre  distribué,  c'était  une  diatribe  infâme 
sur  la  confession. 

Chose  remarquable,  presque  tous  ceux  qui  s'étaient  laissé 
séduire  rentrèrent  le  soir  à  l'Oratoire  et  remirent  le  livre  au 
directeur,  le  théologien  Garpano,  qui  était  déjà  informé  par 
les  rapports  de  leurs  camarades  restés  plus  fermes. 
.  Dom  Garpano  leur  expliqua  à  tous  le  but  et  la  tactique  des 
sectaires  et  leur  fit  promettre  de  passer  désormais  sans  les 
écouter.  Gomme  preuve  de  leur  docilité  et  de  leurs  bonnes 
résolutions  pour  l'avenir ,  les  jeunes  gens  entassèrent  des 
fagots  dans  la  cour  de  récréation,  alignèrent  au-dessus  les 
Hvres  hérétiques  et  firent  une  joyeuse  flambée. 

Mais  le  théologien  Garpano  alla  rendre  compte  à  dom  Bosco, 
et,  prévoyant  que  l'attaque  serait  renouvelée,  tous  deux  se 
concertèrent  pour  le  dimanche  suivant. 

Des  élèves  adultes  se  tinrent  aux  carrefours  des  chemins, 


—  90  — 

afin  de  protéger  leurs  camarades  plus  jeuaes.  Ils  avaient  ordre 
de  n'engager  aucune  discussion,  mais  simplement  de  veillera 
ce  qu'aucun  ne  se  laissât  embaucher  et  à  ce  qu'ils  se  rendis- 
sent tous,  directement  et  sans  s'arrêter,  à  l'Oratoire.  Cepen- 
dant il  y  en  eut  qui  ne  surent  pas  se  retenir  de  traiter  les 
Barbets  de  «  marchands  de  consciences,  »  et  leurs  quelques 
adeptes  de  «  soldats  de  quinze  sous.  »  Il  s'ensuivit  un  com- 
mencement de  rixe  qui  n'eut  pas  de  suite. 

Mais  le  dimanche  suivant,  voyant  que  c'était  un  parti  pris 
de  passer  sans  vouloir  rien  entendre,  et  que  ce  mot  d'ordre, 
donné  par  le  théologien  Garpano,  était  strictement  suivi  par 
tous  les  enfants,  les  Earbets  et  leurs  amis  stipendiés  as- 
saillirent l'Oratoire  à  coups  de  pierres.  Alors  les  jeunes  gens 
les  plus  forts,  ramassant  des  cailloux,  firent  une  sortie  contre 
les  assaillants  et  les  mirent  en  fuite. 

La  poUce  fut  prévenue;  mais  soit  connivence,  soit  négli- 
gence dans  ces  temps  troublés,  elle  n'empêcha  point  les 
attaques  brutales  de  se  renouveler.  Un  dimanche,  pendant 
que  dom  Garpano  et  dom  BoreUi  étaient  dans  la  sacristie , 
occupés  à  revêtir  leurs  ornements  sacerdotaux  pour  donner 
la  bénédiction,  deux  coups  de  pistolet  furent  tirés  sur  eux 
par  une  fenêtre  qui  donnait  sur  la  route.  Les  balles 
s'aplatirent  sur  un  mur.  Des  jeunes  gens  s'élancèrent  à  la 
poursuite  des  assassins;  ils  ne  purent  les  rejoindre;  mais 
lorsque  ce  fait  fut  connu  dans  Turin,  l'opinion  publique  in- 
dignée obligea  la  poUce  à  faire  un  peu  mieux  son  service  dans 
ce  quartier  isolé  de  la  rive  du  Pô,  et  les  désordres  ne  se 
reproduisirent  plus.  Les  Barbets  laissèrent  dom  Garpano  en 
paix,  du  jour  où  ils  cessèrent  de  compter  sur  l'impunité. 

Leurs  efforts  se  tournèrent  sur  celui  qui  leur  avait  paru 
être  le  chef  de  la  résistance.  Ils  n'avaient  pu  convaincre 
dom  Bosco  ;  ils  tentèrent  de  le  corrompre  ou  de  l'intimider. 

Un  dimanche  de  janvier  1854,  assez  tard  dans  la  soirée, 
deux  inconnus  demandèrent  à  parler  à  dom  Bosco.  Leur  mine 
suspecte  et  l'heure  avancée  éveillèrent  la  défiance  des  jeunes 
gens  de  l'Oratoire ,  qui  crurent  devoir  monter  la  garde  à  la 


—  91  — 

porte  de  leur  bien-aimé  directeur  pour  veiller  à  sa  sûreté. 
Voici  le  dialogue  qu'ils  entendirent  et  que  l'un  d'eux  a  raconté. 

Le  plus  âgé  des  deux  inconnus  (on  a  su  depuis  que  c'était 
un  ministre  vaudois)  commença  par  flatter  dom  Bosco. 

Le  ministre.  —  Vous  avez  reçu  de  la  nature,  monsieur  le 
théologien,  un  don  bien  grand  et  bien  rare,  celui  de  vous 
faire  lire  et  comprendre  par  le  peuple;  ne  serait-il  pas  d'un 
homme  sage  d'employer  un  talent  si  précieux  à  des  choses 
d'une  utilité  pratique,  telles  que  le  commerce,  les  arts  et  les 
sciences? 

Dom  Bosco.  —  Vraiment,  Messieurs,  dans  la  mesure  de 
mes  forces,  j'ai  fait  ce  que  je  croyais  être  de  mon  devoir. 
Mes  diverses  publications  ont  été  bien  accueillies,  ce  qui 
semble  prouver  qu'elles  n'ont  pas  été  inutiles. 

Le  ministre.  —  Pardon,  Monsieur,  elles  seraient  bien  mieux 
accueillies  encore  si  elles  étaient  capables  d'intéresser  tout 
le  monde,  par  exemple  si  c'étaient  des  traités  de  physique 
ou  d'histoire. 

Dom  Bosco.  —  Vous  croyez  cela,  Messieurs? 

Le  ministre.  —  Evidemment,  car  vos  Lectures  catholiques 
roulent  sur  des  matières  usées  et  ressassées. 

Dom  Bosco.  —  Il  est  vrai  que  les  sujets  que  j'y  aborde  ont 
été  traités  souvent  par  de  célèbres  auteurs  ;  mais  leurs  in- 
folio pleins  d'érudition  furent  écrits  pour  les  savants,  non 
pour  le  peuple,  auquel  conviennent  très  bien,  au  contraire, 
des  opuscules  dont  presque  tout  le  mérite  est  dans  la  clarté  et 
la  simplicité. 

Le  ministre.  —  Mais  ces  travaux  ne  sont  nullement  lucra- 
tifs pour  vous,  nous  le  savons  très  bien;  si  vous  les  échangiez 
contre  ceux  que  nous  prenons  sur  nous  de  vous  conseiller, 
vous  en  tireriez  un  profit  très  considérable  et  immédiat,  au 
grand  avantage  de  cet  Institut  si  admirable  qui  reste,,  après 
tout,  votre  œuvre  capitale.  Tenez,  si  vous  voulez  bien  suivre 
nos  conseils,  voilà  un  premier  présent  que  je  suis  chargé  de 
vous  ofTrir  (c'étaient  quatre  mille  francs  en  billets  de  banque), 
et  ce  ne  sera  pas  le  dernier. 


—  92  — 

Dom  Bosco.  —  Et  pourquoi  voulez-vous  me  donner  tant 
d'argent  ? 

Le  ministre.  —  Pour  faire  les  frais  des  publications  vrai- 
ment utiles  que  nous  vous  demandons,  et  pour  venir  en  aide 
à  votre  Institut. 

Dom  Bosco.  —  "Vous  m'excuserez,  Messieurs,  si  je  refuse 
votre  présent;  pour  le  moment  je  ne  puis  m'adonner  à  aucun 
travail  autre  que  celui  de  la  composition  de  mes  Lectures  catho- 
liques. 

Le  ministre.  —  Nous  vous  répétons  que  c'est  un  travail 
inutile. 

Dom  Bosco.  —  Mais  en  vérité,  Messieurs,  que  vous  im- 
porte? Est-ce  à  vous  d'en  juger? 

Le  ministre.  —  Vous  n'avez  pas  sans  doute,  monsieur  le 
théologien,  mesuré  la  portée  et  la  conséquence  d'un  tel 
refus  ;  il  fera  un  grand  tort  à  votre  Institut  et  pourra  exposer 
votre  propre  personne  à  certains  désagréments,  à  certains 
périls.... 

Dom  Bosco.  —  Assez,  Messieurs,  je  vous  comprends...., 
mais  je  vous  déclare  haut  et  net  que  pour  défendre  la  vérité, 
je  ne  crains  personne.  En  me  faisant  prêtre  de  l'Eglise  catho- 
lique, je  me  suis  voué  au  bien  des  âmes  et  en  particulier  au 
salut  de  la  jeunesse.  C'est  dans  ce  but  que  j'ai  commencé  et 
que  je  compte  poursuivre  mes  publications, 

—  Vous  faites  mal,  et  vous  nous  bravez,  s'écrièrent  les 
deux  sinistres  personnages,  d'une  voix  altérée  par  la  colère. 
Qui  sait  maintenant  ce  qui  vous  arrivera  ?  Quand  vous  sortirez 
de  votre  maison,  serez- vous  sûr  d'y  rentrer?  » 

Ces  misérables  parlaient  sur  un  ton  si  menaçant,  que  les 
jeunes  gens  qui  étaient  derrière  la  porte  la  secouèrent  légère- 
ment et  l'entr'ouvrirent,  pour  montrer  qu'il  y  avait  là  des 
gardiens  prêts  à  intervenir  au  premier  signal.  Mais  dom  Bosco, 
sans  laisser  paraître  la  moindre  émotion,  répondit  gravement 
et  avec  calme  :  «  On  voit  bien  que  Vos  Seigneuries  ne  savent 
pas  ce  que  c'est  qu'un  prêtre  cathohque;  autrement  elles  ne 
s'abaisseraient  pas  à  de  telles  menaces.  Que  nous  fait  l'attente 


-  93  — 

de  la  mort,  quand  elle  peut  être  pour  nous  le  sort  le  plus  en- 
viable et  le  plus  glorieux?  » 

A  ces  mots,  les  deux  Vaudois  parurent  tellement  furieux, 
qu'ils  firent  un  mouvement  en  avant  pour  mettre  la  main  sur 
leur  adversaire. 

Dom  Bosco  se  leva,  plaça  sa  chaise  entre  eux  et  lui  et  leur 
dit  froidement  :  «  Si  vous  voulez  employer  la  violence,  je 
me  fais  fort  de  vous  prouver  qu'il  en  coûte  cher  de  violer  le 
domicile  d'un  citoyen  libre;  mais  non  :  un  prêtre  ne  doit 
chercher  sa  force  que  dans  la  patience  et  le  pardon;  seulement, 
il  faut  que  cela  finisse.  »  Puis  il  ouvrit  la  porte  toute  grande, 
et  apercevant  là  le  jeune  Buzzetti,  il  lui  dit  :  «  Conduisez  ces 
messieurs  dans  l'escalier  et  jusqu'au  portail  extérieur,  car  il 
m'a  paru  qu'ils  ne  connaissent  guère  l'Oratoire;  ils  pour- 
raient se  tromper  (i).  » 

(1)  Dom  Bosco,  par  Albert  su  Bots,  p.  78^ 


CHAPITRE  VIII. 

ATTENTATS  CONTRE   LA   VIE   DE   DOM   BOSCO.    —  IL  GRIGIO. 


Aux  ressentiments  de  l'hérésie  s'ajoutèrent  ceux  du  vice, 
qui  grouillait  librement  dans  le  Valdocco  avant  l'établissement 
salésien,  et  que  dom  Bosco  écondiiisait  progressivement  et 
éloignait  par  sa  seule  présence.  La  vie  du  bon  Père  cessa 
d'être  en  sûreté. 

Un  jour  qu'il  faisait  le  catéchisme  dans  sa  chapelle,  un 
coup  de  fusil  fut  tiré  sur  lui,  par  la  fenêtre  ouverte.  La  balle 
passa  entre  le  bras  et  la  poitrine,  déchira  la  soutane  et  alla 
s'aplatir  contre  le  mur.  Les  jeunes  gens,  effrayés,  se  levèrent 
en  tumulte;  les  plus  forts  voulaient  courir  après  l'assassin. 
Dom  Bosco  les  calma  et  dit  en  regardant  sa  soutane  :  «  Ah  ! 
pauvre  soutane,  c'est  toi  qui  paies  pour  moi  !  J'en  suis  vrai- 
ment désolé,  car  tu  es  mon  unique  !  » 

Une  autre  fois,  un  forcené  se  précipita  sur  lui,  un  énorme 
couteau  de  boucher  à  la  main.  Dom  Bosco  n'eut  que  le  temps 
de  se  réfugier  dans  sa  chambre  et  de  la  fermer  à  clef.  L'assas- 
sin resta  là  très  longtemps,  guettant  sa  proie.  Les  jeunes 
gens  de  l'Oratoire  voulaient  le  déloger  à  coups  de  pierres  et 
de  bâton,  mais  dame  Marguerite  fit  mieux  :  elle  alla  chercher 
les  gendarmes,  qui  arrivèrent  enfin  après  deux  heures.  Le 
malfaiteur  fut  conduit  en  prison,  mais  relâché  le  lendemain, 
sous  prétexte  que  dom  Bosco  lui  avait  pardonné.  C'était  exact  ; 
seulement;  en  pardonnant,  le  saint  prêtre  n'avait  pas  eu  la 


—  96  — 

faiblesse  de  solliciter  l'impunité.  «  Je  pardonne  comme  chré- 
tien, avait-il  dit;  mais  comme  citoyen  et  comme  chef  d'ins- 
titution, je  réclame  la  protection  des  lois  de  mon  pays.  »  Le 
magistrat,  probablement  un  courtisan  de  la  canaille,  fit  sem- 
blant de  ne  pas  comprendre  la  distinction. 

Informé  de  cette  capitulation  encourageante  pour  de  nou- 
veaux attentats,  un  ami  de  dom  Bosco  alla  trouver  l'assassin 
et  lui  demanda  quel  motif  il  avait  de  vouloir  le  tuer.  «  Aucun, 
si  ce  n'est  les  quatre-vingts  francs  qu'on  m'a  donnés.  — 
Quatre-vingts  francs  pour  tuer  un  homme  !  Et  si  je  vous  en 
donnais  cent  soixante  pour  le  laisser  tranquille?  —  Ce  serait 
juste  le  double,  reprit  le  brigand,  qui  savait  compter;  en  ce 
cas  je  le  défendrais  au  besoin.  » 

Le  pacte  fut  conclu  ;  mais  voilà  de  quels  honteux  marchan- 
dages dépend  la  sécurité  des  citoyens,  là  où  la  justice  s'aban- 
donne. 

On  devine  les  inquiétudes  de  dame  Marguerite,  chaque  fois 
que  son  fils  était  dehors  et  tardait  à  rentrer.  Elle  ne  le  lais- 
sait plus  sortir  sans  la  compagnie  de  deux  ou  trois  de  ses 
jeunes  gens.  Ceux-ci  voulaient  prendre  des  armes;  dom 
Bosco  ne  le  permit  jamais  :  «  Ce  n'est  pas  à  coups  de  fusil 
qu'on  remporte  des  victoires  du  genre  de  celles  que  nous 
cherchons,  disait-il;  tenons-nous-en  à  la  parole  du  Maître  : 
«  Si  on  vous  frappe  sur  la  joue  droite,  présentez  la  gauche, 
et  à  celui  qui  vous  ôte  votre  tunique,  abandonnez  encore 
votre  manteau.  » 

Mais  la  charité  n'exclut  pas  la  prudence.  La  maison  de 
i  l'Oratoire  étant  isolée  au  milieu  des  prés  et  sans  mur  d'en- 
'  ceinte  continu,  dame  Marguerite  fit  mettre  une  petite  barrière 
de  fer  au  pied  de  l'escalier,  afin  de  fermer  le  passage  qui, 
par  le  balcon,  donnait  dans  la  chambre  de  dom  Bosco.  Elle 
fit  même  venir  de  Châleauneuf  son  autre  fils,  Joseph,  pour 
protéger  le  trop  charitable  Jean,  qui,  en  dépit  des  remon- 
trances et  des  suppHcations,  sortait  toujours  et  ne  savait  se 
refuser  à  aucun  appel. 

Un  soir  on  sonne  à  l'Oratoire  et  l'on  prie  dom  Bosco  de  ve- 


—  97  — 

nir  confesser  une  malade  qui  touche  à  ses  derniers  moments. 
Le  bon  prêtre  part,  mais  Marguerite  fait  signe  à  quatre  étu- 
diants de  le  suivre. 

La  nuit  était  noire.  La  petite  troupe  arrive  à  une  maison 
de  piètre  apparence.  Deux  des  jeunes  gens  restent  dehors; 
les  deux  autres  montent;  mais  dom  Bosco  les  oblige  à  de- 
meurer à  la  porte  de  la  chambre.  Il  entre  seul,  s'approche 
du  lit  et  remarque  que,  pour  une  mourante,  la  malade  a  le 
teint  singulièrement  allumé.  Il  commençait  à  l'interroger 
lorsque,  soudain,  l'unique  chandelle  s'éteint;  la  pièce  est 
plongée  dans  les  ténèbres.  Dom  Bosco  prie  qu'on  rallume 
la  chandelle;  pour  réponse,  il  reçoit  un  coup  de  bâton  qui, 
heureusement,  glisse  sur  l'épaule.  Sans  perdre  sa  présence 
d'esprit,  il  saisit  une  chaise,  s'en  coiffe  la  tête,  et  cherche  à 
tâtons  la  porte  par  laquelle  il  est  entré;  pendant  ce  temps, 
les  coups  deitinés  à  lui  fendre  le  crâne  pleuvent  comme 
grêle  sur  son  casque  improvisé.  Mais  voici  que  la  porte 
s'ouvre  avec  fracas;  les  deux 'jeunes  gens,  qui,  eux  aussi, 
avaient  des  bâtons,  arrachent  leur  Père  à  la  bagarre,  et  les 
assaillants  renoncent  à  les  poursuivre. 

Une  fois  dans  la  rue,  dom  Bosco  remarqua  que  sa  main 
était  humide.  Je  n'ai  pourtant  touché  aucun  hquide,  pensa-t- 
11.  C'était  le  sang  qui  coulait  de  son  pouce  gauche,  à  moitié 
enlevé  par  un  coup  de  bâton,  pendant  qu'il  tenait  sur  sa  tête 
la  chaise  qui  l'avait  si  bien  protégé. 

Il  n'avait  que  cette  blessure,  mais  il  en  porta  longtemps  la 
cicatrice. 

L'histoire  rencontre  ici  un  de  ces  faits  merveilleux  qui  la 
reportent  aux  temps  bibliques  ou  en  plein  moyen  âge. 
Elle  a  enregistré  les  ours  vengeurs  du  prophète  Elisée,  les 
lions  fossoyeurs  de  saint  Paul,  ermite,  et  de  sainte  Marie 
Egyptienne,  les  loups  apprivoisés  que  saint  François  d'Assise 
appelait  «  mon  frère  loup  ;  »  à  côté  d'eux  elle  mettra  le  chien 
mystérieux,  protecteur  de  dom  Bosco. 

D'où  venait-il  et  quel  était  son  maître  ?  Personne  ne  Ta  su, 
et  pas  plus  dom  Bosco  que  les  autres  ;  mais  il  apparaissait  au 

DOM  BOSCO,  7 


-  98  — 

moment  du  danger  comme  s'il  était  sorti  de  terre,  et  généra- 
lement il  disparaissait  ensuite.  Pour  ne  rien  exagérer  ni 
amoindrir,  nous  emprunterons  le  récit  d'un  des  élèves  de 
dom  Bosco,  M.  Buzzetli,  coadjuteur  salésien  et  inspecteur 
des  ateliers  des  arts  et  métiers.  Ce  narrateur  est  un  témoin 
fidèle.  Plus  jeune,  il  faillit  donner  sa  vie  pour  son  maître  et 
bienfaiteur.  Il  détourna  un  pistolet  dirigé  sur  dom  Bosco  et 
reçut  à  sa  place  une  balle  qui  lui  enleva  l'index  et  une  partie 
du  pouce  de  la  main  droite;  il  est  même  probable  que,  sans 
ce  glorieux  accident  qui  le  rendit  impropre  à  célébrer  la 
messe,  il  serait  entré  dans  l'état  ecclésiastique. 

«  Dom  Bosco,  dit-il,  revenait  quelquefois  de  Turin  à  une 
heure  avancée  de  la  soirée,  soit  parce  qu'il  avait  été  retenu 
auprès  d'un  malade,  soit  parce  qu'il  s'était  attardé  au  sein 
d'une  famille  séduite  par  les  hérétiques  et  qu'il  voulait  dé- 
tromper. Alors,  sans  songer  à  sa  sûreté  personnelle,  il  se 
mettait  en  route  pour  redescendre  au  Valdocco,  même  par 
les  nuits  les  plus  sombres.  Le  terrain  qu'il  avait  à  traver- 
ser, aujourd'hui  bordé  de  fabriques  et  éclairé  au  gaz,  était 
alors  inégal,  coupé  par  des  fondrières  et  bordé  cà  et  là 
de  haies  épaisses,  où  des  malfaiteurs  pouvaient  aisément  se 
cacher. 

»  Or,  une  nuit  qu'il  se  dirigeait  tout  seul  vers  son  logis, 
non  sans  une  vague  appréhension  de  faire  quelque  mauvaise 
rencontre,  il  vit  un  gros  chien  venir  au-devant  de  lui.  Au 
premier  abord  il  éprouva  un  sentiment  de  crainte  ou  de  mé- 
fiance; mais  ayant  observé  que  la  pauvre  bête  remuait  la 
queue  et  ne  voulait  que  le  caresser,  il  la  laissa  approcher  et 
lui  rendit  sa  caresse.  Le  fidèle  animal  l'accompagna  jusqu'à 
la  porte  de  l'Oratoire,  sans  vouloir  y  entrer.  Depuis  lors, 
chaque  fois  que  dom  Bosco  s'attardait  et  ne  rentrait  pas  de 
jour,  il  voyait  surgir  auprès  de  lui,  d'un  côté  ou  de  l'autre  de 
la  route,  le  Gris  [il  Grigio),  car  telle  était  la  couleur  de  cet 
énorme  chien.  Souvent  maman  Marguerite,  inquiète  du  retard 
de  son  fils,  envoyait  à  sa  rencontre  quelqu'un  des  jeunes 
gens  de  l'Oratoire;  j'y  suis  allé  moi-même  et  je  me  souviens 


—  co- 
de l'avoir  vu  plusieurs  fois  côte  à  côte  avec  son  gardien  à 
quatre  pattes. 

»  Il  Grigio  a  sauvé  par  trois  fois,  à  ma  connaissance,  la  vie 
à  dom  Bosco. 

))  Dans  une  soirée  d'hiver  très  brumeuse  et  très  obscure, 
dom  Bosco,  pour  abréger  son  chemin,  descendait  tout  droit 
de  la  Consolata  à  l'institut  de  Gottolengo.  A  un  certain  point 
de  la  route  il  s'aperçut  que  deux  hommes  le  précédaient  à 
peu  de  distance  et  qu'ils  réglaient  leur  pas  sur  le  sien.  Il 
comprit  qu'ils  étaient  animés  de  mauvaises  intentions;  aussi 
se  dirigea-t-il  vers  une  maison  habitée  pour  y  chercher  nn 
refuge.  Il  n'en  eut  pas  le  temps  :  l'un  des  deux  hommes  lui 
jeta  brusquement  un  manteau  sur  le  visage.  Dom  Bosco  vou- 
lut crier  au  secours;  on  le  bâillonna  avec  un  mouchoir.  Notre 
pauvre  directeur  se  croyait  perdu,  quand  tout  à  coup  on 
entendit  un  hurlement  terrible,  moins  semblable  à  l'aboie- 
ment d'un  chien  qu'au  grognement  d'un  ours  en  furie.  C'était 
le  Gris  (il  Grigio).  Il  s'élance  sur  un  de  ces  brigands  et  le 
force  à  se  tenir  sur  la  défensive,  puis  il  se  jette  sur  l'autre 
qu'il  mord  à  belles  dents  et  qu'il  renverse.  Alors  il  se  tient 
immobile  en  continuant  de  gronder  sourdement. 

»  En  ce  moment,  les  deux  misérables,  épouvantés  à  leur 
tour,  demandent  grâce  et  s'écrient  :  «  Mais  rappelez  donc 
»  votre  chien,  rappelez-le  au  plus  vite  !  —  Je  le  rappellerai, 
»  répondit  dom  Bosco,  qui  s'était  débarrassé  de  son  bâillon, 
»  mais  à  condition  que  vous  passiez  votre  chemin  et  que 
»  vous  me  laissiez  suivre  le  mien.  —  Oui ,  nous  nous  en 
»  allonS;  mais  retenez  le  chien,  w 

»  Alors  dom  Bosco  rappela  il  Grigio,  qui  resta  à  ses  côtés, 
tandis  que  les  deux  brigands  détalaient  au  plus  vite.... 

»  Un  autre  soir,  comme  il  retournait  chez  lui  par  le  cours 
Saint-Maxime,  un  assassin  passa  derrière  lui  et  lui  tira  à 
brûle-pourpoint  deux  coups  de  pistolet.  Ces  coups  n'ayant  pas 
porté,  le  sicaire  voulut  se  jeter  sur  dom  Bosco  pour  en  finir 
avec  lui  d'une  autre  manière;  mais  à  l'instant  même  survint 
il  Grigio,  qui  assaillit  l'assassin  par  derrière  et  le  mit  en  fuite. 


—  100  ~ 

»  Dans  une  dernière  circonstance,  il  Chigio  le  défendit 
contre  une  attaque  plus  redoutable  encore,  celle  d'une  véri- 
table bande  de  sicaires.  Il  faisait  pleine  nuit  ;  dom  Bosco  tra- 
versait la  place  de  Milan,  aujourd'hui  place  Emmanuel-Phi- 
libert ;  tout  à  coup  il  s'aperçut  qu'il  était  suivi  par  un  homme 
armé  d'un  énorme  gourdin  :  il  doubla  le  pas,  dans  l'espé- 
rance de  gagner  l'Oratoire  avant  de  pouvoir  être  rejoint.  Il 
était  déjà  parvenu  au  commencement  de  la  descente,  quand 
il  aperçut  dans  le  bas,  un  peu  plus  loin,  plusieurs  autres  mal- 
faiteurs. Alors  il  attendit  celui  qui  était  derrière,  et  lui  donna 
avec  tant  de  dextérité  et  d'adresse  un  coup  de  coude  dans  la 
poitrine,  que  ce  malheureux  tomba  comme  mort  en  poussant 
un  cri  d'angoisse.  Mais  ses  camarades  accoururent  autour  de 
dom  Bosco,  en  le  menaçant  avec  leurs  bâtons.  A  l'instant 
même  surgit  le  fidèle  Grigio,  qui  se  mit  aux  côtés  de  son  pro- 
tégé en  aboyant,  en  hurlant,  en  s'agitant  avec  une  telle  furie 
que  ces  misérables,  craignant  d'être  mis  en  pièces,  prièrent 
dom  Bosco  de  l'apaiser,  et  disparurent  dans  les  ténèbres,  l'un 
après  l'autre.  Dom  Bosco  fut  escorté  par  son  gardien  jusqu'à 
la  porte  de  l'Oratoire. 

»  Mais  voici  un  fait  tout  différent,  qui  semble  révéler  de 
plus  en  plus,  chez  ce  singuher  animal,  une  sorte  d'intuition 
merveilleuse.  Contre  son  ordinaire,  dom  Bosco  ayant  oubhé 
de  faire,  à  Turin,  dans  la  journée,  une  commission  impor- 
tante, se  disposait  à  se  mettre  en  route  dans  la  soirée  pour 
réparer  son  oubli.  Maman  Marguerite  cherchait  à  l'en  dissua- 
der ;  cependant  il  s'efforça  de  la  rassurer,  prit  son  chapeau, 
ouvrit  la  porte,  et  il  allait  sortir,  quand  il  trouva  il  Grigio 
couché  tout  de  son  long  sur  le  seuil.  «  Oh  !  tant  mieux,  s'écria- 
"  t-il,  nous  serons  deux  au  lieu  d'un,  et  en  état  de  nous  dé- 
»  fendre.  »  Et  il  lui  montra  le  chemin  de  la  rue.  Mais  il  Grigio 
ne  l'entendait  pas  ainsi  ;  il  ne  bougeait  pas  plus  qu'un  terme 
et  faisait  entendre  une  sorte  de  grognement  à  demi  étouffé. 
Deux  fois  dom  Bosco  essaya  de  passer  outre,  et  deux  fois  le 
chien  l'empêcha  de  traverser  le  seuil  de  la  porte. 

»  La  bonne  Marguerite  s'écria  alors  :  «  Vous  voyez  bien, 


—  101  — 

»  mon  fils,  que  le  chien  est  plus  raisonnable  que  vous;  si 
))  vous  ne  m'écoutez  pas,  écoutez-le.  »  Sur  le  refus  du  chien 
de  faire  place,  et  en  présence  de  ses  grondements  répétés, 
dom  Bosco  finit  par  rentrer  dans  sa  chambre.  Un  quafrt 
d'heure  après,  un  de  ses  voisins  venait  l'avertir  de  prendre 
garde,  et  lui  dire  qu'on  avait  vu  rôder  non  loin  de  sa  porte 
trois  ou  quatre  hommes,  vrais  bandits,  qui  avaient  l'air  de 
préméditer  un  mauvais  coup. 

»  Un  soir,  dom  Bosco  était  à  souper  avec  sa  mère  et  quelques 
prêtres,  quand  il  Grigio  s'introduisit  dans  la  cour  de  l'Ora- 
toire ;  quelques-uns  des  jeunes  gens  qui  y  prenaient  leur  ré- 
création voulurent  le  chasser  à  coups  de  pierres.  Moi  qui  le 
connaissais,  dit  M.  Buzzetti,  je  m'écriai  :  «  Ne  lui  faites  pas 
»  de  mal,  c'est  le  chien  de  dom  Bosco  !  »  A  ces  paroles,  tous 
s'approchent,  l'entourent,  lui  font  mille  caresses,  et  enfin  le 
mènent  au  réfectoire.  Là,  après^un  premier  regard  jeté  sur  la 
table,  il  Grigio  en  fait  le  tour,  et  va  tout  joyeux  auprès  de 
dom  Bosco,  qui  lui  offre  un  peu  de  viande  et  du  pain.  Il  refuse 
tout,  comme  pour  montrer  que  son  dévouement  est  complè- 
tement désintéressé. 

«  Mais  enfin,  que  veux-tu  donc?  »  demande  dom  Bosco. 
Le  chien  lui  répond  en  secouant  les  oreilles  et  en  remuant  la 
queue.  En  même  temps,  il  pose  tout  près  de  lui  son  menton 
sur  la  table,  en  le  regardant  d'un  œil  satisfait  et  avec  l'expres- 
sion d'un  respectueux  attachement;  puis  il  sort  par  oii  il 
était  entré,  disparaissant  pour  toujours  de  l'Oratoire,  sans 
qu'on  sût  d'où  il  venait  ni  où  il  était  allé,  yy  ^ 

Sa  mission  était  remplie. 

On  le  revit  cependant  encore  une  fois,  une  trentaine  d'an- 
nées plus  tard,  ou  du  moins  on  crut  le  revoir.  C'était  le  soir 
du  12  février  1883.  Dom  Bosco,  accompagné  de  dom  Durando, 
un  de  ses  prêtres,  se  rendait  à  l'établissement  que  les  Salésiens 
possèdent  à  Vin  ti  mille,  dans  les  faubourgs.  Son  arrivée  n'ayant 
pas  été  annoncée,  personne  ne  l'attendait.  Les  deux  voyageurs 
s'engagèrent  seuls  dans  une  route  assez  longue,  qu'ils  ne 
connaissaient  ni  l'un  ni  l'autre  et  qui,  de  plus,  se  trouvait  dé- 


-  102  — 

foncée  par  les  pluies.  La  nuit  les  surprit  au  beau  milieu.  Ils 
s'égarèrent.  Dom  Bosco  glissa  dans  une  sorte  de  fondrière  oii 
il  avait  de  l'eau  jusqu'aux  genoux. 

«  Ah  !  s'écria-t-il,  si  j'avais  mon  Grigio!  » 

Ce  vœu  ou  ce  regret  était  à  peine  formulé,  qu'un  énorme 
chien  parut.  Dom  Durando  fut  effrayé  :  . 

«  Prenez  garde,  mon  père,  prenez  garde  I  » 

Mais  dom  Bosco  caressait  l'animal,  qui  remuait  la  queue  et 
bondissait  de  joie  autour  de  lui.  «  On  dirait  il  Grigio  /....  Mais 
oui,  vraiment ,  même  taille,  même  couleur,  c'est  lui,  ou 
quelque  autre  qui  lui  ressemble,  peut-être  son  fils.  Voyons, 
si  tu  es  vraiment  celui  que  j'imagine,  tu  vas  nous  tirer  de  là, 
mon  vieux  Grigio,  mon  fidèle  gardien  !  » 

Le  chien,  comme  s'il  eût  compris,  s'élance  dans  une  cer- 
taine direction,  puis  revient  en  arrière,  pour  voir  s'il  est 
suivi.  Dom  Bosco  n'hésite  pas  :  il  marche  de  ce  côté-là.  Son 
compagnon,  avec  moins  d'assurance,  prend  la  même  direction. 
Bientôt  ils  arrivent  à  la  porte  de  la  maison  qu'ils  cherchaient. 
Ils  sonnent,  on  leur  ouvre;  l'animal  entre  avec  eux  et  reste 
à  rôder  quelque  temps  autour  de  la  table  du  souper,  mais  en 
refusant,  comme  toujours,  tout  ce  qu'on  lui  offre.  «  Puisque 
tu  ne  veux  rien  accepter,  lui  dit  dom  Bosco,  retourne  à  l'en- 
droit d'où  tu  viens  ;  mais  auparavant  n'oublie  pas  d'être  poli 
et  de  saluer  les  convives.  »  Le  chien  obéit,  toujours  comme 
jadis,  adressa  un  gracieux  signe  de  tête  à  chacun  et  dispa- 
rut (1). 


(1)  Extrait  d'une  lettre  de  M.  l'abbé  Aumenir,  curé  de  Farges,  par  Baugy  (Cher), 
auquel  dom  Bosco  a  fait  lui  même  ce  récit  le  6  septembre  1887. 


CHAPITRE  IX. 

ACQUISITIONS  ET  CONSTRUCTIONS.  —  LE  CHOLÉRA.  —  DOM  BOSCO 
ET  l'eX-ABBÉ  de  SANCTIS.  —  DOM  BOSCO  ET  RATAZZI.  — 
TROIS   CENTS  DÉTENUS   EN   PROMENADE   SANS   GENDARMES. 


Dom  Bosco  était  locataire  depuis  1846  de  la  propriété 
Pinardi,  lorsqu'il  en  devint  propriétaire  beaucoup  plus  tôt  et 
plus  aisément  qu'il  ne  l'avait  espéré. 

Pinardi;  interrogé  plusieurs  fois  sur  les  conditions  aux- 
quelles il  consentirait  à  vendre,  avait  toujours  réclamé  quatre- 
vingt  mille  francs.  Un  beau  dimanche  de  février  1851,  il  vint 
trouver  lui-même  le  directeur  de  l'Oratoire  et  lui  demanda 
combien  il  offrait. 

«  Certainement  pas  80,000  fr.,  répondit  dom  Bosco  ;  la  pré- 
tention est  par  trop  exagérée. 

—  Alors,  combien  ? 

—  Votre  immeuble  vaut  26  à  28,000  fr.;  j'en  offre  30,000, 
c'est  tout  ce  que  je  puis  faire.  » 

L'écart  étant  de  50,000  fr.,  il  semblait  que  l'on  fût  plus  loin 
que  jamais  de  pouvoir  s'entendre.  Mais  subitement  Pinardi  se 
ravisa  : 

«  30,000  fr.,  c'est  pour  rien....  Vous  ajouterez  bien  500  fr., 
comme  épingles  à  ma  femme  ? 

—  Va  pour  500  fr.  d'épingles. 

—  Et  vous  paierez  comptant  ? 

—  Je  paierai  comptant,  dans  quinze  jours. 


—■  im 


—  Eh  bien,  marché  conclu,  s'écria  Pinardi,  avançant  la 
main  ;  qui  se  dédira  paiera  100,000  fr.  à  l'autre. 

—  J'accepte,  »  répliqua  dom  Bosco,  qui  prit  la  main  tendue 
vers  la  sienne.  Et  cette  laborieuse  négociation,  qui  traînait 
depuis  cinq  ans,  fut  terminée  ainsi  en  quelques  minutes. 

Une  difficulté  restait  :  dom  Bosco  n'avait  pas  les  30,500  fr. 

Mais  Pinardi  venait  à  peine  de  sortir  que  dom  Gaffasso,  le 
père  spirituel  de  dom  Bosco,  apporta  10,000  fr.,  don  de  la 
comtesse  Gasazza  à  l'Oratoire. 

Le  lendemain,  un  Père  Rosminien  vint  consulter  dom 
Bosco  sur  le  placement  d'une  somme  de  20,000  fr.,  qui 
lui  était  confiée.  «  Je  les  garde,  dit  dom  Bosco  ;  le  placement 
chez  moi  portera  intérêt  double  :  d'abord  celui  que  je  vous 
compterai  chaque  année,  ensuite  celui  que  vous  paiera  la 
divine  Providence  et  qui  dépassera,  croyez-moi,  cent  pour 
cent.  » 

Le  Père  Rosminien,  qui  avait  mandat  de  faire  une  bonne 
œuvre  au  moins  autant  qu'une  bonne  spéculation,  se  laissa 
persuader.  Du  reste,  en  consultant  dom  Bosco,  il  avait  bien 
dû  s'attendre  d'avance  à  quelque  proposition  de  ce  genre. 

Il  ne  restait  plus  à  trouver  que  500  francs  et  les  frais.  Le 
banquier  Cotta  les  prit  à  sa  charge. 

Une  deuxième  afi'aire,  moins  importante  par  le  chiffre, 
mais  plus  sérieuse  encore  sous  le  rapport  moral,  fut  conclue 
peu  de  temps  après. 

Dom  Bosco  acheta  l'auberge  délia  Giardiniera,  dont  le 
voisinage,  depuis  tant  d'années,  l'empêchait  en  quelque  sorte 
de  dormir.  Il  l'ajouta  à  l'Oratoire. 

Comme  sa  mère  lui  exprimait  toute  sa  satisfaction  d'être 
enfin  délivrée  des  mauvais  exemples  et  de  l'odeur  de  vice 
qu'exhalait  cette  maison  :  «  Mère,  dit  l'infatigable  apôtre , 
nous  allons  maintenant  reconstruire  la  maison  de  la  prière 
et  de  la  vertu  ;  le  hangar  Pinardi  est  absolument  insuffisant 
et  il  devient  indigne,  dès  lors  que  nous  pouvons  mieux  faire  ; 
je  veux  donc  élever  une  belle  église,  et  nous  la  mettrons  sou? 
le  vocable  de  saint  François  de  Sales. 


-  lOS  - 

—  Mais  où  prendras-tu  l'argent  ?  demanda  la  bonne  Mar- 
guerite; tu  sais  bien  que  nous  n'avons  rien....  que  des  dettes. 

—  Mère,  écoutez-moi.  Si  vous  aviez  de  l'argent,  m'en  don- 
neriez-vous? 

—  Certes,  je  t'ai  assez  prouvé  que  oui,  mon  pauvre  Jean. 

—  Eh  bien,  mère,  supposez-vous  que  le  bon  Dieu  soil 
moins  généreux  que  vous,  ou  qu'il  manque  de  ressources  ? 

—  Tu  as  toujours  raison,  mon  bon  Jean,  conclut  la  mère. 
Nous  allons  prier  et  faire  prier  les  âmes  innocentes  que  le 
bon  Dieu  a  mises  sous  notre  garde.  Après  tout,  si  nous  sommes 
imprudents,  c'est  par  amour  pour  lui.  » 

Il  n'y  eut  pas  plus  d'imprudence  pour  cette  entreprise  que 
pour  les  autres.  La  première  pierre  fut  posée  le  21  juillet,  et 
la  consécration  eut  lieu  dès  l'année  suivante,  20  juin  1852. 

Le  soir  de  ce  jour,  qui  fut  pour  l'Oratoire  un  jour  solennel 
et  mémiorable,  dom  Bosco  annonça  à  sa  mère  un  nouveau 
projet  :  «  Maintenant  que  nous  avons  élevé  un  temple  au  Sei- 
gneur, nous  allons  en  bâtir  un  à  la  sainte  Charité;  je  veux 
remplacer  les  masures  où  grouillent  mes  enfants,  comme  j'ai 
remplacé  le  hangar  où  pataugeait,  les  jours  de  pluie,  le  ser- 
vice divin.  M 

Et  il  commença,  tout  près  de  la  nouvelle  église ,  un  vaste 
édifice  à  deux  étages,  non  compris  le  rez-de-chaussée  et  les 
sous-sols  :  «  L'argent  ne  nous  manquera  pas,  répétait-il  à  sa 
mère;  un  prêtre  qui  dépense  largement  pour  Dieu  et  les  pau- 
vres reçoit  largement  ;  il  devient  le  canal  des  aumônes  des 
fidèles,  et  vous  savez  qu'à  mesure  qu'un  canal  se  vide  d'un 
côté,  il  se  remplit  de  l'autre.  » 

De  fait,  les  ressources  les  plus  inattendues  affluaient.  Jus- 
qu'au nouveau  roi  Victor-Emmanuel,  jusqu'au  modeste  et 
pieux  Joseph  Bosco,  tout  le  monde  lui  envoyait  son  ofi'rande. 

Non  content  de  transmettre  tous  les  ans  à  son  frère  et  à  sa 
mère,  quoiqu'il  ne  leur  dût  plus  rien,  une  partie  de  sa  ré- 
coke, Joseph  quêtait  pour  eux  auprès  de  leurs  parents  et  de 
leurs  compatriotes.  Il  recevait  avec  empressement  les  enfants 
que  dom  Bosco  conduisait  parfois  aux  Becchi  pour  leur  faire 


—  106  — 

prendre  un  peu  de  vacances,  et  jaloux  de  conserver  les  tra- 
ditions hospitalières  de  la  maison,  jamais  il  ne  voulut  accep- 
ter d'être  indemnisé  de  ses  dépenses. 

Un  jour  qu'il  passait  par  Turin  avec  le  dessein  d'aller  ache- 
ter deux  veaux  au  marché  de  Moncalieri,  il  s'arrêta  à  l'Oratoire 
et,  touché  de  la  pauvreté  dont  il  fut  témoin  :  «  Tiens,  dit-il 
à  son  frère,  en  lui  vidant  sa  bourse  dans  les  mains,  voici  trois 
cents  francs  ;  je  regrette  de  ne  pouvoir  t'en  offrir  davantage. 

—  Et  toi  ?  interrogea  dom  Bosco. 

—  Moi,  je  suis  moins  pressé  que  toi  ;  j'achèterai  mes  veaux 
plus  tard.  » 

Dom  Bosco  l'embrassa  avec  des  larmes  de  reconnaissance. 
«  J'accepte,  dit-il,  mais  seulement  à  titre  de  prêt. 

—  Non,  non,  réphqua  Joseph,  tu  as  assez  de  dettes  comme 
cela.  Tes  enfants  feront  une  prière  pour  les  miens,  et  je  m'es- 
timerai plus  que  remboursé.  » 

Et  il  ne  voulut  pas  qu'on  lui  reparlât  de  cette  somme. 

Dom  Bosco  avait  une  confiance  toute  particulière  dans  les 
prières  de  l'enfance  ;  il  ne  passait  aucun  jour  sans  recom- 
mander aux  élèves  de  l'Oratoire  leurs  nombreux  bienfaiteurs, 
et  on  le  savait. 

Un  jour,  Ja  note  du  pain  était  très  élevée,  si  élevée  que  le 
boulanger  se  refusait  à  continuer  de  fournir  à  crédit  ;  le  comte 
R.  d'Agliano  vint  à  l'Oratoire  demander  des  prières  pour  sa 
femme,  qui  était  gravement  malade.  En  même  temps  il  remit 
à  dom  Bosco  une  somme  qui  était  précisément  la  moitié  de 
celle  qu'on  devait  au  boulanger. 

Les  enfants  et  leur  bon  maître  se  mirent  en  prières,  on  de- 
vine avec  quelle  ferveur.  Trois  jours  se  passèrent;  le  comte 
d'AgUano  reparut  : 

«  Merci,  mon  Père,  merci  mille  fois  ! 

—  Mais,  s'exclama  dom  Bosco,  il  me  semble  que  c'est  à 
moi  plutôt  de  remercier. 

—  Mon  Père,  reprit  le  comte,  ma  femme  s'est  trouvée 
mieux  du  jour  où  vous  et  les  vôtres  avez  prié  pour  elle  ;  au- 
jourd'hui les  médecins  répondent  de  sa  guérison.  » 


-  107  — 

Il  remit  à  dom  Bosco  une  somme  égale  à  la  première,  et  le 
boulanger  fut  intégralement  payé,  sans  plus  de  retard. 

L'asile  ou  internat,  près  de  l'église  neuve,  était  à  peu  près 
terminé,  et  habité  déjà  en  partie,  lorsque,  dans  la  nuit  du  2 
au  3  décembre  1852,  à  la  suite  de  pluies  diluviennes,  tout 
l'édifice  s'écroula.  Ce  fut  maman  Marguerite  qui  la  première 
s'éveilla  au  bruit  des  pierres  qui  se  détachaient.  Habillée  à  la 
hâte,  elle  accourut  sur  le  heu  du  sinistre.  Les  enfants  à  moi- 
tié nus,  la  plupart  enveloppés  seulement  des  couvertures  de 
leurs  lits,  sortaient  en  désordre  en  poussant  des  cris  de  ter- 
reur. L'un  se  sauvait  par  la  cour  et  tombait  dans  un  bourbier, 
l'autre  se  réfugiait  sous  les  mûriers  voisins,  un  troisième 
s'abritait  à  l'église  et  se  pelotonnait  tremblant  au  pied  des 
autels.  Leurs  cris  n'étaient  interrompus  que  par  de  nouveaux 
fracas  de  murs  qui  s'abattaient  sur  le  sol.  Marguerite,  avec  un 
courage  viril,  rassembla  tout  ce  petit  peuple  affolé,  le  dis- 
tribua du  mieux  qu'elle  put  dans  l'ancien  bâtiment,  et  resta 
debout  toute  la  nuit,  comme  un  général  sur  le  champ  de  ba- 
taille. Quant  à  dom  Bosco,  qui  avait  déjà  exposé  sa  vie  en  par- 
courant les  ruines,  pour  voir  si  aucun  enfant  n'y  était  resté,  et 
qui  voulait  y  retourner  encore,  elle  le  retint  comme  par  force 
et  fit  valoir  son  autorité  de  mère  pour  l'obliger  à  demeurer 
auprès  d'elle. 

Il  n'y  eut  d'ailleurs  aucune  victime.  On  en  fut  quitte  pour 
bâtir  à  nouveau,  et  plus  solidement. 

'  Mais  où  l'intrépidité  de  la  mère  et  du  fils  éclata  au  point 
de  forcer  l'admiration  des  jaloux  et  de  désarmer  les  ennemis, 
ce  fut  dans  l'épidémie  de  1854. 

Le  choléra  asiatique  fit,  au  mois  d'août  de  cette  année-là, 
invasion  enitahe.  Ses  ravages  en  Piémont  et  en  Ligurie  eurent 
quelque  chose  de  foudroyant.  La  ville  de  Gênes  compta  cin- 
quante victimes  par  jour,  à  elle  seule,  et  cela  durant  plus  de 
deux  mois. 

A  Turin,  la  panique  était  si  grande  que  toutes  les  boutiques 
se  fermèrent,  tout  commerce  fut  suspendu.  Une  erreur  popu- 
laire augmentait  l'épouvante  :  on  croyait  la  maladie  conta- 


-  108  — 

gîeuse,  ei  l'on  s'étail  persuadé,  parmi  les  pauvres,  que  les 
médecins  tuaient  les  malades  en  leur  faisant  prendre  une  bois- 
son empoisonnée,  qu'on  appelait  acquetta,  afin  de  hâter  leur 
mort  et  de  préserver  ceux  qui  n'étaient  pas  encore  atteints. 
Les  riches  fuyaient  vers  les  montagnes.  Le  fléau  les  y  suivait 
et  étendait  sans  cesse  le  cercle  de  ses  ravages.  Dans  les  mai- 
sons abandonnées,  s'il  était  resté  quelque  malade,  il  expirait 
sans  secours.  On  ne  trouvait  même  plus  de  fossoyeurs  pour 
enlever  les  cadavres. 

Le  quartier  le  plus  éprouvé  fut  celui  du  Valdocco.  Toutes 
les  familles,  autour  de  l'Oratoire,  furent  plus  ou  moins  déci- 
mées, et  il  y  en  eut  de  complètement  anéanties. 

Dom  Bosco  se  préoccupa  d'abord  des  moyens  préservatifs 
du  choléra.  Il  fît  nettoyer  à  fond  toute  sa  maison  et  recrépir 
les  murs  en  dedans  et  en  dehors,  améliora  l'ordinaire  de  la 
cuisine  et  ne  craignit  pas  de  s'imposer,  dans  ce  but,  un  sur- 
croît notable  de  dépenses.  Il  s'efforça  surtout  de  purifier  sa 
conscience  et  celle  de  son  petit  peuple,  afin  d'être  préparé  à 
tout  événement.  Prosterné  devant  le  très  saint  Sacrement,  il 
s'offrit  en  holocauste,  a  Vous  avez  dit,  Seigneur,  que  le  bon 
pasteur  donne  sa  vie  pour  ses  brebis  ;  vous-même  vous  en 
avez  donné  l'exemple.  Je  suis  le  pasteur,  acceptez  mon  sacri- 
fice, mais  épargnez  les  brebis  !  » 

Si  cette  prière  fut  exaucée,  elle  ne  le  fut  heureusement  que 
dans  sa  dernière  partie.  Mais  on  remarqua,  tant  que  dura  le 
fléau,  un  redoublement  de  ferveur  dans  tout  l'Oratoire. 

Aux  mesures  de  précaution  et  aux  sentiments  de  résigna- 
tion succéda  la  lutte  directe;  elle  fut  héroïque. 

Les  hôpitaux  étant  devenus  insuffisants,  la  municipahté  de 
Turin  étabUt  des  lazarets.  Dom  Bosco  accepta  avec  empresse- 
ment la  direction  de  celui  du  Valdocco.  Il  adressa  à  ses  jeunes 
gens  un  chaleureux  appel  :  «  Voici,  leur  dit-il,  le  moment  de 
rendre  au  prochain  les  bienfaits  que  vous  avez  reçus  de  lui. 
Où  seriez-vous,  du  moins  la  plupart  d'entre  vous,  sans  la  cha- 
rité chrétienne?  Quel  eût  été  votre  avenir  devant  Dieu  et 
devant  les  hommes?  Une  occasion  se  présente  de  rendre 


—  109  — 

dévouement  pour  dévouement;  venez  m'aider  à  sauver  ces 
malades  abandonnés  de  tous,  comme  plusieurs  d'entre  vous 
le  furent  jadis,  et  si  quelqu'un  doit  succomber  dans  cet  exer- 
cice de  la  charité,  quel  bonheur,  ô  mes  enfants  !  Mourir  pour 
Dieu,  ou  pour  le  prochain  afin  de  plaire  à  Dieu,  n'est-ce  pas 
mourir  martyr  et  avec  la  certitude  d'obtenir  la  palme  immor- 
telle?» 

Dès  le  soir  même  quarante  jeunes  gens  se  mirent  à  sa  dis- 
position. Il  s'en  présenta  ud  plus  grand  nombre,  mais  les 
plus  robustes  furent  seuls  acceptés. 

Dom  Bosco  leur  donna  ses  instructions  pour  suppléer  non 
seulement  les  médecins  du  corps,  mais  ceux  de  l'âme,  en 
attendant  l'arrivée  du  médecin  ou  du  prêtre,  et  durant  quatre 
mois  on  vit  ces  jeunes  infirmiers  se  multiplier  et  au  lazaret  et 
dans  les  maisons  particulières.  Lui-même  était  partout  à  la 
fois;  Dieu  seul  connut  et  enregistra  le  nombre  des  malades 
qu'il  réconcilia  avec  la  religion  et  la  société,  et  des  mourants 
auxquels  il  ouvrit  la  porte  du  ciel.  La  nuit  il  se  jetait  tout 
habillé  sur  son  lit,  ainsi  que  son  digne  collaborateur  dom 
Galvagno,  afin  d'être  immédiatement  prêt  au  premier  appel, 
et  il  lui  arriva  d'être  appelé  quatre  fois  dans  la  même  nuit  i'\ 

Maman  Marguerite,  sans  quitter  l'Oratoire,  fut  aussi  parmi 
les  combattants.  A  chaque  instant  on  sonnait  à  sa  porte  pour 
demander  secours  ;  c'était  une  adresse  de  malade  qu'on  si- 
gnalait avec  instances  ;  c'étaient  des  orphelins  qu'on  amenait 
ou  qu'on  venait  recommander;  c'étaient  de  pauvres  gens 
pour  lesquels  les  jeunes  infirmiers  de  l'Oratoire  venaient 
chercher  des  serviettes,  des  draps,  des  chemises.  Maman 
Marguerite  allait  à  sa  garde-robe,  et  tant  qu'elle  eut,  elle 
donna.  Le  fléau  sévissait  toujours,  que  déjà  elle  et  les  siens 
ne  possédaient  pluS;  en  fait  de  linge,  que  ce  qu'ils  avaient 
sur  le  corps  ou  dans  leurs  hts.  Elle  finit  par  livrer  les  nappes 
de  sa  table.  «  Prends,  dit-elle  à  l'infirmier  qui  reçut  la  der- 


(1)  Il  convient  d'ajouter  que  le  clergé  paroissial  déploya  aussi   le  plus  grand 
zèle,  ainsi  que  les  Dominicains,  les  Oblats,  etc. 


—  no  — 

nière,  je  m'en  suis  passée  assez  longtemps  dans  les  débuts  de 
la  fondation,  je  m'en  passerai  bien  encore;  pouvons-nous 
garnir  et  habiller  le  bois  sur  lequel  nous  mangeons,  lorsque 
les  pauvres,  les  membres  de  Jésus-Christ,  sont  découverts  et 
nus?  » 

Elle  fit  plus,  elle  donna  jusqu'aux  nappes  d'autel,  jus- 
qu'aux amicts  dont  on  se  servait  pour  dire  la  messe  ;  mais 
pour  ce  don,  elle  demanda  l'autorisation  de  son  fils,  qui  la  lui 
accorda  sans  hésiter. 

On  peut  comparer  les  épidémies  à  ces  fauves  féroces,  mais 
lâches,  qui  sautent  sur  ceux  qji  leur  tournent  le  dos  et  re- 
culent devant  ceux  qui  marchent  droit  à  eux.  Sur  tant  de 
victimes  enlevées  à  Turin  par  le  choléra  de  1854,  aucune  ne 
le  fut  à  l'Oratoire.  La  seule  personne  qui,  un  instant,  parut 
frappée,  fut  dom  Bosco  lui-même. 

Il  se  soigna  dans  sa  chambre,  sans  vouloir  alarmer  ni  dé- 
ranger personne,  se  frictionna  vigoureusement,  se  recom- 
manda à  Dieu  et  s'endormit  réchauffé  et  baigné  de  sueur.  On 
ne  sut  que  le  lendemain  quel  danger  il  avait  couru. 

Un  Te  Deuvi  d'ac'ions  de  grâces  fut  chanté  dans  l'éghse  de 
Saint-François  de  Sales,  le  8  décembre,  jour  mémorable  pour 
l'Eglise  tout  entière,  puisque  ce  fut  celui  où  le  grand  pape 
Pie  IX,  à  Rome,  au  milieu  de  deux  cents  évêques,  proclama 
comme  dogme  la  pieuse  croyance  à  l'Immaculée  Conception. 
Dom  Bosco  fit  une  allocution  pathétique  qui  enleva  l'assis- 
<ance.  Son  éloquence  était  simple,  sans  recherche  apparente, 
mais  nourrie  de  doctrines  sohdes  et  saines  ;  elle  allait  au 
cœur,  parce  qu'elle  venait  du  cœur;  comment  n'être  pas  ga- 
gné par  des  sentiments  qu'il  éprouvait  si  vivement  tout  le 
premier?  Lorsqu'il  paraissait  en  chaire,  on  se  sentait  ému 
rien  qu'à  le  voir;  son  air  de  bonté  et  de  sainteté  était  déjà 
une  prédication  avant  qu'il  eût  ouvert  la  bouche.  Aussi  ve- 
nait-on de  plus  en  plus  aux  fêtes  religieuses  de  l'Oratoire,  et 
l'on  y  venait  surtout  pour  le  voir  et  l'entendre.  Il  y  eut  des 
processions,  présidées  par  lui,  qui  furent  suivies  par  toute  la 
ville.  On  remarqua  à  l'une  d'elles  les  deux  Cavour,  fils  de 


—  \\i  — 

feu  le  marquis,  mais  non  héritiers  de  ses  préventions  contre 
l'œuvre  salésienne.  Ils  suivaient  dévotement  tous  les  deux, 
tenant  d'une  main  un  cierge,  et  de  l'autre  //  Giovane  j^i^o- 
veduto,  recueil  de  piété  récemment  publié  par  dom  Bosco. 
Cette  attitude  chez  l'aîné  ne  surprenait  personne,  car  le  mar- 
quis Gustave  de  Havour  ne  cessa  jamais  de  donner  l'exemple 
de  toutes  les  vertus  chrétiennes  ;  mais  de  la  part  du  cadet,  de 
cet  habile  et  redoutable  conspirateur,  le  comte  Camille,  qui 
intriguait  alors  avec  h  révolution  italienne  et  l'empereur 
Napoléon  III,  et  se  préparait  à  mettre  le  feu  aux  quatre  coins 
de  l'Europe,  tant  de  piété  avait  de  quoi  surprendre.  Il  con- 
vient toutejfois,  même  à  l'his'.oire,  de  se  garder  des  jugements 
téméraires.  Dieu  seul  es-  juge;  seul  il  connaît  le  fond  des 
consciences,  dent  l'hL^toire  n'aperçoit  que  les  surfaces,  et 
bien  souvent  peut-être  il  ne  voit  que  des  inconséqueDces,  ou 
tout  au  plus  des  faiblesses  et  des  lâchetés,  dans  ces  abîmes 
des  contradictions  humaines  qui  nous  apparaissent  comme 
des  hypocrisies. 

Dom  Bosco  hérita  de  vingt  orpheHns,  qui  vinrent  grossir 
son  petit  peuple. 

Vers  le  môme  temps  il  eut  occasion  de  nouer,  avec  le  plus 
renommé  des  ministres  vaudois,  des  relations  autres  que  celle 
de  la  polémique  doctrinale  qu'il  aviit  soutenue  avec  tant  de 
vigueur  contre  eux,  et  parla  plume  et  par  des  conférences. 

L' ex-abbé  Louis  de  Sanctis,  renégat  de  l'Eglise  catholique, 
ayant  é'.é  destitué  de  ses  fonctions  de  ministre  vaudois  par 
le  comité  dit  «  de  la  Taile  vénérable,  «  c'est-à-dire  par  la 
suprême  magistrature  de  l'Eglise  vaudoise,  dom  Bosco,  qui 
le  savait  sans  ressources,  lui  écrivit  : 
«  Monsieur, 

»  Depuis  quelque  temps  j'avais  formé  le  projet  de  vous 
écrire,  afin  de  vous  faire  connaître  mon  vif  désir  de  vous 
parler  et  de  vous  offrir  tout  ce  qu'un  ami  sincère  peut  offrir 
à  un  ami.  Mon  amitié  pour  vous  m'est  venue  de  la  lecture 
attentive  de  vos  Ymiqs  ;  j'ai  cru  y  découvrir  une  véritable 
inquiétude  au  fond  de  votre  cœur  et  de  votre  esprit. 


—  112  — 

»  J'apprends  maintenant,  par  certains  articles  de  journaux, 
que  vous  êtes  en  désaccord  avec  les  Vaudois;  je  viens  donc 
vous  inviter  à  venir  chez  moi  quand  vous  le  trouverez  bon. 
Et  pourquoi  faire?  Pour  faire  ce  que  le  Seigneur  vous  inspi- 
rera. Vous  aurez  une  chambre  à  votre  disposition,  vous  par- 
tagerez ma  modeste  table  et  nous  prendrons  en  commun  la 
nourriture  du  corps  et  celle  de  l'esprit.  Il  va  sans  dire  que 
vous  n'aurez  rien  à  débourser. 

«  Je  suis  heureux  de  pouvoir  vous  exprimer  du  fond  de 
mon  cœur  ces  sentiments  amicaux.  Si  vous  pouvez  connaître 
combien  mon  amitié  pour  vous  est  loyale  et  juste,  vous  accep- 
terez mes  propositions,  ou  tout  au  moins  vous  voudrez  bien 
comprendre  le  sentiment  qui  lésa  dictées  et  y  répondre. 

»  Paisse  le  bon  Dieu  seconder  mes  désirs  et  faire  de  nous 
un  seul  cœur  et  une  seule  âme,  pour  ce  Maître  qui  saura  ré- 
compenser dignement  ceux  qui  l'auront  servi  pendant  leur 
vie  ! 

»  Je  suis,  Monsieur,  votre  sincère  ami  en  Jésus-Christ  : 

»  Jean  Bosco,  'prêtre. 

»  Turin,  Valdocco,  17  novembre  1854.  » 

Cette  lettre  remua  dans  ses  fibres  les  plus  intimes  le  pauvre 
de  Sanctis.  Il  répondit  le  lendemain  : 
«  Monsieur, 

»  Vous  ne  sauriez  jamais  vous  imaginer  l'effet  qu'a  produit 
sur  moi  votre  si  amicale  lettre  d'hier.  Je  n'aurais  jamais  cru 
trouver  tant  de  générosité  et  d'affabiUté  dans  un  homme  qui 
m'était  ouvertement  hostile.  Nous  n'avons  pas  à  nous  le  dis- 
simuler entre  nous  :  vous  combattez  mes  principes  comme  je 
combats  les  vôtres  ;  mais  en  même  temps  vous  me  donnez 
une  preuve  d'amour  sincère  en  me  tendant  la  main  au  jour 
de  l'afiQiction.  Vous  prouvez  ainsi  que  vous  connaissez  la  pra- 
tique de  cette  charité  chrétienne  que  tant  d'autres  savent  si 
bien  prêcher  en  théorie. 

»  J'accepte  comme  un  don  précieux  votre  amitié....  Pour 
de  très  nombreuses  raisons,  je  ne  suis  pas  encore  en  état 


—  il.-î  — 

d'accepter  votre  ofFre  généreuse  ;  mais  la  profonde  impression 
qu'elle  a  faite  en  moi  s'effacera  difScilement.  En  attendant, 
prions  l'un  pour  l'autre  afin  que  Dieu  nous  réunisse....  » 

Des  très  nombreuses  raisons  pour  lesquelles  de  Sanctis  ne 
pouvait  pas  encore  accepter  l'hospitalité  de  dom  Bosco,  la 
principale  était  que,  en  rupture  de  ses  vœux,  il  était  marié. 
Dom  Bosco  pria  vainement;  la  femme  qui  retenait  le  malheu- 
reux paraît  être  restée  la  plus  forte.  Le  dévoyé  se  contenta 
de  dire  dans  son  journal  la  Lumière  évangélique  :  «  Pendant 
que  les  Vaudois  traitent  M.  de  Sanctis  de  la  manière  que 
chacun  sait,  le  prêtre  catholique  Jean  Bosco  lui  adresse  une 
lettre  pleine  d'affabilité  et  de  charité,  et  l'invite  à  partager  avec 
lui  la  table  et  rhabitation.  Honneur  à  qui  le  mérite  !  » 

On  a  remarqué  de  même  depuis,  dans  le  schisme  des  Vieux 
catholiques  et  dans  l'essai  d'Eglise  catholique  nationale  à  Ge- 
nève, que  généralement  ceux  des  prêtres  apostats  qui  se  sont 
refusés  à  coniracter  des  mariages,  sacrilèges  sont  rentrés  au 
bercail,  lorsqu'est  venue  l'heure  de  la  désillusion,  tandis  que 
les  autres  ont  persévéré  dans  l'erreur.  Un  prêtre  qui  fait  dé- 
fection obéit  presque  toujours  ou  à  l'orgueil  de  l'esprit,  ou  au 
désordre  des  sens.  Tant  que  ce  dernier  n'a  pas  reçu  de  con- 
sécration définitive  et  irrévocable,  il  y  a  lutte  dans  le  cœur 
du  malheureux,  et  l'on  peut  espérer. 

Mais  la  générosité  de  dom  Bosco  envers  l'un  de  ses  plus 
fameux  adversaires,  tombé  dans  le  malheur,  acheva  de  cal- 
mer les  colères  contre  lui.  Depuis  ce  jour  les  hérétiques  ces- 
sèrent d'avoir  recours  aux  violences  matérielles  ;  ils  s'en  tinrent 
aux  armes  de  la  polémique,  inoffensives  contre  un  homme 
aussi  instruit  et  aussi  vertueux. 

Un  dimanche  de  la  même  année  dom  Bosco  faisait,  comme 
à  l'ordinaire,  en  pleine  église,  son  catéchisme.  Les  auditeurs 
ayant  déjà  une  certaine  instruction,  il  ne  se  bornait  pas  à 
expliquer  le  dogme  et  la  morale,  mais  faisait  de  fréquentes 
excursions  dans  le  domaine  de  l'histoire.  Il  venait  de  parler 
des  persécuteurs  de  l'Eglise,  lorsqu'un  petit  garçon  se  leva  et 
demanda  à  poser  une  question.  Sur  un  signe  affirmatif  du 

COH  BOSCO.  8 


—  114  — 

catéchiste,  l'enfant  s'exprima  à  peu  près  en  ces  termes  : 
«  Si  Trajan  commit  une  injustice  en  envoyant  en  exil  le  pape 
saint  Clément,  que  faut-il  penser  de  notre  gouvernement  à 
nous,  qui  a  exilé  notre  archevêque,  M^'  Franzoni  ?  » 

La  question  était  compromettante;  l'enfant,  dans  sa  naïveté, 
n'avait  pas  réfléchi  au  danger  des  applications  politiques,  en 
présence  surtout  de  nombreux  auditeurs  n'appartenant  pas 
à  la  maison.  Dom  Bosco  s'en  tira  avec  sa  droiture  et  sa  sim- 
plicité connues  : 

«  Mon  ami,  répondit-il,  Trajan  commit  une  injustice;  tous 
ceux  qui  persécutent  l'Eglise  commettent  une  injustice,  et  de 
plus  une  imprudence,  l'obéissance  à  Dieu  et  à  ses  lois  étant  le 
plus  sohde  appui  de  l'obéissance  aux  princes  et  aux  lois  hu- 
maines ;  voilà  la  thèse.  Quant  à  l'application  aux  temps  actuels, 
réservons-la  aux  catéchismes  qui  se  feront  dans  cen':  ans 
d'ici,  alors  que  le  présent  sera  tombé  dans  le  domaine  de 
l'histoire;  contentons-nous,  pour  le  moment,  de  respecter 
l'autorité,  sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente,  civile  ou 
rehgieuse. 

—  Mais,  insista  l'enfanl,  si  vous  étiez  l'archevêque? 

—  Je  ne  suis  pas  l'archevêque,  et  toi  non  plus,  mon  petit 
ami;  en  attendant  que  tu  le  sois,  occupe-toi  de  tes  leçons 
pendant  la  classe  et  de  tes  billes  pendant  la  récréation.  » 

Le  ton  décisif  sur  lequel  fut  donnée  cette  réponse,  qui 
était  un  ordre^  ne  permettait  pas  la  réplique.  On  devait  croire 
l'incident  clos. 

Il  ne  l'était  pas.  Dans  la  cour,  en  sortant  de  la  chapelle,  un 
inconnu  de  haute  taille  et  de  manières  distinguées  aborda 
dom  Bosco  : 

«  Permettez,  monsieur  le  chapelain,  que  je  vous  féhcite  sur 
la  manière  à  la  fois  adroite  et  ferme  dont  vous  vous  en  êtes 
tiré.  On  m'avait  représenté  votre  enseignement  comme  sédi- 
tieux et  en  révolte  perpétuelle  avec  le  gouvernement  du  roi: 
je  vois  qu'il  n'en  est  rien. 

—  Vous  étiez  donc  venu  pour  me  contrôler?  demanda 
dom  Bosco. 


—  H5  — 

—  Peut-être. 

—  Mais  alors,  Monsieur,  voudriez-vous  me  dire  à  qui  j'ai 
l'honneur  de  parler  ? 

—  Je  suis  Urbain  Ratazzi,  président  du  conseil  des  ministres. 

—  Quoi  !  s'exclama  dom  Bosco  en  piémontais ,  dialecte 
qu'il  employait  quelquefois  comme  sa  mère,  coul  gran  Rostaf! 
ce  grand  Ratazzi  ! 

—  Lui-même,  reprit  son  interlocuteur  évidemment  flatté 
de  ce  témoignage  naïf  d'admiration  ;  mais,  encore  une  fois, 
je  m'applaudis  de  ne  m'être  pas  contenté  à  votre  égard  d'un 
rapport  de  police,  et  vous  n'avez  rien  à  craindre  de  moi. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur  le  ministre,  de  l'honneur 
que  j'ai  eu,  sans  le  savoir,  de  vous  faire  le  catéchisme,  dit 
en  riant  dom  Bosco  ;  Votre  Excellence  mettrait  le  comble  à 
sa  bonté  si  elle  me  permettait  d'ajouter  un  mot. 

—  Parlez. 

-^  J'ai  dit  que  le  plus  solide  appui  du  respect  des  lois 
civiles,  c'est  le  respect  des  lois  divines  ;  que  Votre  Excel- 
lence s'en  souvienne,  monsieur  le  ministre.  » 

Ratazzi  demeura  pensif;  ensuite  prenant  un  ton  dégagé  : 

«  Les  actes  de  l'archevêque  ne  me  plaisaient  point,  mais  je 
suis  bien  aise  que  son  expulsion  n'ait  pas  eu  lieu  sous  mon 
ministère;  je  vous  fais  cette  confidence,  monsieur  Bosco, 
pour  vous  montrer  que  je  tiens  à  votre  estime.  » 

Le  ministre  et  le  fondateur  de  l'Oratoire  prolongèrent  l'en- 
tretien durant  plus  d'une  heure.  Ratazzi  demanda  à  visiter 
la  maison  et  fit  de  nombreuses  questions  sur  le  but,  les 
moyens  et  les  ressources  de  l'œuvre.  Il  se  retira  très  satisfait, 
tellement  qu'il  en  devint  le  protecteur  déclaré  tant  qu'il  fut 
au  pouvoir,  et  qu'il  en  resta  l'avocat  lorsqu'il  eut  quitté  le 
ministère. 

Cette  conférence  amicale  entre  deux  hommes  si  dissem' 
blables  ne  fut  pas  la  dernière.  Le  prêtre  voulait  absolument 
convaincre  le  ministre  de  l'excellence  de  sa  méthode  et 
l'amener  à  lui  promettre  de  l'appliquer  dans  toutes  les  prisons 
où  se  trouvaient  des  jeunes  gens.  «  Oui,  insistai t=il,  atta- 


—  116  — 

chons-nous  à  prévenir  le  crime  encore  plus  qu'à  le  réprimer  ; 
ce  sera  plus  humain  et  moins  coûteux.  Chacun  de  nous  trouve 
dans  son  cœur  en  naissant  le  germe  de  tous  les  vices,  et 
aussi  de  toutes  les  vertus;  c'est  à  l'éducation  de  développer 
les  bons  instincts  et  d'éfoujffeï'  les  mauvais.  Attachons-nous 
à  l'enfant;  1?,  jire  moVe  prend  l'empreinte  qu'on  lui  donne,  et 
elle  la  garde;  l'arbrisseau  tendre  encore  se  redresse  facilement; 
n'attendons-pas  qu'il  soit  devenu  arbre  :  alors  on  le  brisera 
plutôt  que  de  le  plier.  On  parle  d'éducation  ;  il  faut  l'édu- 
cation religieuse;  l'instruction  donnée  toute  seule  est  un 
remède  qui  aggrave  le  mal,  puisqu'elle  augmente  le  pouvoir 
de  nuire  sans  amoindrir  le  goût  qu'on  en  a.  Pensez-vous, 
monsit?"ar  le  ministre,  qu'un  homme  ayant  une  notion  claire 
du  devoir  ;  un  homme  bien  pénétré  de  la  présence  univer- 
selle de  Dieu  auquel  rien  n'échappe  et  qui  enregistre  tous 
nos  actes  pour  les  punir  ou  les  récompenser;  un  homme 
lormé  en  outre,  par  la  pratique,  à  aimer  ce  Dieu,  à  voir  en 
lui  un  père  autant  qu'un  juge,  à  aimer  les  autres  hommes 
parce  que  Dieu  l'ordonne  ainsi  et  que  nous  sommes  tous 
frères;  un  homme  habitué  à  se  vaincre,  à  lutter  sans  cesse 
■contre  ses  instincts  pervers,  pensez-vous  qu'un  pareil 
homme  puisse  tomber  dans  le  vice  ou,  s'il  y  tombe,  s'y 
trouver  bien  et  ne  pas  chercher  à  en  sortir?  Faites  des  chré- 
tiens, monsieur  le  ministre,  vous  aurez  fait  des  citoyens 
faciles  à  conduire;  et  si,  idéal  auquel  je  sais  bien  que  nous  ne 
parviendrons  jamais,  si  tous  les  hommes  étaient  de  bons 
chrétiens,  vous  pourriez  supprimer  et  juges  et  prisons,  et 
même  police  et  armées  permanentes.  » 

Le  ministre  objectait  qu'il  y  a  des  natures  incorrigibles. 

«  Peut-être,  répondait  le  prêtre;  je  n'en  suis  pas  pleinemeni 
persuadé;  en  tous  cas,  même  pour  les  pires  natures,  on  peut 
obtenir  une  amélioration.  Voyez  les  enfants  dont  je  m'oc- 
cupe, ils  ne  sont  évidemment  pas  choisis  dans  TéUte  de  la 
société  ;  eh  bien,  il  y  en  a  quatre-vingt-dix  sur  cent  qui,  pris 
à  temps  et  avant  que  les  mauvaises  habitudes  aient  été  con- 
tractées, subissent  la  transformation  salutaire.  Les  dix  autres 


-  H7  — 

résistent;  je  m'en  sépare,  la  tristesse  dans  l'âme;  mais,  en 
les  renvoyant,  je  garde  encore  la  conviction  qu'ils  emportent 
quelque  chose  de  mon  enseignement.  Oui,  ils  auront  des  re- 
mords dans  le  désordre  et  ils  sont  capables  de  regretter  leurs 
crimes,  ne  fût-ce  qu'à  l'heure  inévitable  qui  les  enverra,  et 
nous  aussi  bien  qu'eux,  monsieur  le  ministre,  devant  le  tri- 
bunal suprême.  » 

Ces  raisons  impressionnaient  vivement  Ratazzi.  Il  promit  k 
dom  Bosco  de  faire  adopter  son  système  dans  les  prisons  et 
maisons  de  correction.  Le  Bulletin  salésien,  qui  nous  donne 
ces  détails,  ajoute  que  «  s'il  ne  réalisa  pas  complètement  cette 
promesse,  c'est  qu'il  manqua  du  courage  nécessaire  pour 
expliquer  nettement  et  défendre  ses  propres  convictions.  » 

Mais  il  donna  au  fondateur  de  l'œuvre  salésienne  un  témoi- 
gnage public  et  bien  singulier  de  sa  bienveillante  confiance. 
En  mai  1855,  dom  Bosco  prêcha  aux  détenus  de  la  princi- 
pale prison  de  Turin,  appelée  la  Générale,  une  retraite  de  huit 
jours  qui  donna  les  fruits  les  plus  admirables.  Trois  cents  et 
plus,  sur  quatre  cents,  s'approchèrent  des  sacrements  avec 
toutes  les  marques  de  la  piété  la  plus  sincère.  Le  prédicateur, 
profondément  touché,  se  demanda  ce  qu'il  pourrait  faire  pour 
récompenser  tous  ces  chers  pénitents.  Il  alla  trouver  le  direc- 
teur de  la  prison  et  lui  proposa  de  donner  un  jour  de  Hberté 
à  tous  ceux  qui  avaient  fait  leur  retraite. 
Le  directeur  n'en  pouvait  croire  ses  oreilles  : 
«  Un  jour  de  liberté  !  s'écria-t-il,  autant  vaudrait  donner 
tout  de  suite  liberté  pleine  et  entière.  Une  fois  dehors,  pas 
un  de  mes  vilains  oiseaux  ne  reviendrait  en  cage  ;  il  faudrait 
mettre  en  campagne,  pour  les  rattraper,  tous  les  carabiniers 
du  royaume. 

—  Détrompez-vous,  affirma  dom  Bosco ,  je  les  connais ,  je 
sais  comment  les  prendre,  je  ferai  appel  à  leurs  sentiments 
d'honneur,  à  leur  conscience,  et,  sans  qu'il  soit  besoin  de 
gendarmes,  pas  un  ne  me  faussera  compagnie.  » 

L'honneur  de  petits  voleurs,  la  conscience  d'apprentis  as- 
sassins :  dom  Bosco  était  foui 


~  H8  - 

Le  directeur  leva  les  épaules  et  n'en  voulut  pas  entendre 
davantage.  Il  transmit  néanmolas  la  pétitian  de  dom  Bosco. 
Sa  stupeur  redoubla  lorsque  la  pétition  lui  revint  avec  le  mot  ; 
«  Accordé,  »  suivi  de  la  signature  de  Ratazzi. 

Il  courut  au  ministère  pour  décliner  personnellement  toute 
responsabilité.  Le  ministre,  aussi  fou  que  les  autres,  lui  dit 
que  c'était  une  expérience  qu'il  voulait  faire. 

Pendant  ce  temps,  dom  Bosco  haranguait  son  effrayant 
bataillon.  Il  le  prit  par  les  sentim.ents  dont  il  avait  parlé;  tous 
jurèrent  qu'ils  ne  feraient  rien  pour  s'évader;  les  plus  grands 
déclarèrent  qu'ils  se  chargeaient  de  châtier  ceux  qui  tenteraient 
de  manquer  à  ce  serment. 

Le  lendemain,  par  un  soleil  splendide,  le  départ  eut  lieu 
après  la  messe.  Plusieurs  centaines  de  prisonniers  traversè- 
rent les  rues  de  Turin,  en  bon  ordre,  radieux  et  libres,  sous 
la  garde  d'un  seul  homme. 

Dom  Bosco  les  conduisit  aux  jardins  royaux  de  Stupinigi. 
Le  trajet  était  long;  les  jeunes  jambes,  quoique  engourdies 
par  la  réclusion,  le  trouvèrent  beaucoup  trop  court  :  c'est  si 
doux  le  grand  air,  la  promenade  à  travers  champs,  quand  on 
en  a  été  longtemps  privé! 

Gomme  dom  Bosco  paraissait  un  peu  fatigué  de  la  marche, 
ils  s'empressèrent  autour  de  lui,  déchargèrent  un  âne  portant 
des  provisions  qu'ils  prirent  eux-mêmes  sur  leurs  épaules, 
et  hissèrent  le  bon  Père  sur  l'animal.  Ils  se  relayaient  pour 
tenir  la  bride  tour  à  tour  et  contempler  à  leur  aise  celui 
auquel  ils  devaient  une  aussi  heureuse  journée. 

Le  soir,  les  Turinois  ébahis  les  virent  rentrer  harassés,  mais 
résignés  et  au  grand  complet.  Pas  un  ne  manquait  à  l'appel. 

Dom  Bosco  jugea  de  son  devoir  de  remercier  le  ministre  et 
de  lui  rendre  compte  de  tout. 

«  En  vérité,  lui  dit  le  ministre,  il  y  a  chez  vous,  apôtres  de 
Dieu,  une  force  morale  plus  grande  que  toute  la  force  maté- 
rielle dont  nous  disposons.  Vous  pouvez  persuader  et  domptei- 
les  cœurs  ;  nous,  nous  ne  le  pouvons  pas,  c'est  un  domaine 
réservé.  » 


CHAPITRE  X. 

DOiM   BOSCO   PERD  SA    MERE.    -^    DERNIERS    SOUVENIRS 
SUR   CETTE   FEMME    INCOMPARABLE. 


Les  nouveaux  bâtiments  de  l'internat,  relevés  de  leurs 
ruines,  furent  terminés  à  l'entrée  de  l'hiver  de  1856.  On  en 
avait  un  besoin  urgent,  mais  la  fraîcheur  des  murs  ne  per- 
mettait pas  de  les  habiter  immédiatement  sans  danger.  Que 
faire?  Impatient  de  recevoir  plusieurs  enfants  qui  lui  étaient 
offerts  et  qui,  s'il  ne  les  acceptait  pas,  allaient  passer  encore 
de  longs  mois  dans  la  misère  et  l'abandon,  dom  Bosco  de- 
manda à  l'industrie  ce  que  la  nature  lui  aurait  fait  trop 
attendre;  il  fit  placer  de  grands  brasiers  dans  les  chambres 
neuves  et,  fenêtres  ouvertes,  chauffa  jour  et  nuit  jusqu'à  ce 
que  l'humidité  eût  disparu.  L'opération  réussit  si  bien  que, 
à  la  fin  de  novembre,  la  maison  devint  logeable  et  reçut 
aussitôt  cent  cinquante  habitants. 

Tout  était  joie,  travail  et  concorde  dans  ces  ateliers,  ces 
dortoirs,  cette  belle  église,  sortis  de  terre  comme  par  enchan- 
tement et  sur  lesquels  la  bénédiction  de  Dieu  planait  si  visi- 
ble. La  reconnaissance  inondait  le  cœur  de  dom  Bosco,  et  rien 
n'eût  manqué  à  son  bonheur  si  la  santé  affaiblie  de  sa  bien- 
aimée  et  sainte  mère  n'eût  jeté  sur  toute  la  maison  un  voile  de 
cristesse  inquiète. 

«Ah!  di^nit  la  bonne  dame  en  aidant  à  allumer  les 
réchauds  pour  sécher  la  maçonnerie  fraîche,  ces  grands  cor- 
ridors ne  sont  pa^  pour  la  pauvre  vieille,  ils  sont  trop  beaux  !  » 


—  120  — 

Les  cœurs  de  ceux  qui  entendaient  ces  paroles  se  resser- 
raient à  la  seule  pensée  de  perdre  à  la  fois  maman  Marguerite 
et  ces  étroites  et  humbles  chambrettes  où  l'on  avait  été  si 
gêné,  mais  si  pieux  et  si  heureux.  Avant  de  s'en  éloigner, 
les  grands  s'arrêtaient  avec  amour  à  contempler  une  fois 
encore,  pour  se  les  bien  graver  dans  la  mémoire,  quelqu'une 
des  scènes  d'intérieur  dont  ils  avaient  joui  et  profité  sans 
assez  les  apprécier. 

C'était,  dans  la  journée,  dame  Marguerite  travaillant  et 
priant  sans  cesse,  l'œil  sur  sa  lessive  ou  sur  le  dîner,  en  même 
temps  que  sur  le  petit  peuple  très  disposé  à  l'aider,  mais  très 
encom.brant  et  très  maladroit,  qui  grouillait  autour  d'elle  : 
«  Un  tel,  prends  un  couteau,  tu  vas  m'éplucher  ces  légumes; 
Pater  noster,  qui  es  in  cœlis;  toi,  cherche  du  bois,  cours! 
sanctificetur.... ^uiSy  se  penchant  à  lafenêtre  :  voilàmon  Unge 
par  terre;  qui  est-ce  qui  va  me  le  ramasser?....  noynen  tuum. 
Ah  !  c'est  toi,  petit;  encore  ta  chemise  qui  passe!  Crois-tu  que 
je  n'ai  rien  à  faire  que  de  te  raccommoder?  Fiat  voluntastua.... 
Toi,  va  voir  si  dom  Bosco  est  rentré;  il  s'en  donne  trop,  le 
cher  homme....  cependant,  vous  savez....  il  ne  faut  pas  vous 
scandaliser  de  mes  paroles  inconsidérées,  mes  enfants  :  quand 
c'est  pour  le  bon  Dieu,  on  n'en  fait  jamais  trop;....  sicut  in 
cœlo  et  in  terra.  » 

C'était  ensuite  le  moment  du  dîner  :  dame  Marguerite,  enve- 
loppée d'un  large  tablier,  une  grande  cuiller  en  main,  distri- 
buait la  soupe  à  tous  ces  affamés  qui  tendaient  leur  écuelle, 
et  ne  disaient  que  bien  rarement  :  assez.  Les  enfants,  pour 
manger,  allaient  s'asseoir  çà  et  là  dans  la  cour  (il  n'y  avait  pas 
encore  de  réfectoire),  puis  tour  à  tour  rapportaient  l'écuelle, 
bien  lavée  à  la  fontaine,  et  recevaient  en  échange  chacun  un 
large  morceau  de  pain.  A  une  fenêtre  à  côté  se  montrait  la 
figure  de  dom  Bosco  qui  présentait  une  pomme.  «  A  moi  !  A 
moi!  »  criaient  les  enfants  accourant  en  foule;  et  dom  Bosco, 
sérieux  et  grave  :  «  Aux  plus  sages  !  Monsieur  un  tel,  quels 
ont  été  les  plus  sages,  ce  matin?  »  Le  surveillant  en  désignait 
trois  ou  quatre,  plus  ou  moins,  car  le  nombre  des  pommes 


—  121  - 

dans  l'assiette  de  dom  Bosco  n'était  pas  illimité;  les  heureux 
remerciaient,  tout  en  mordant  à  belles  dents  ;  les  moins  bien 
partagés  se  contentaient  de  leur  pain,  et  tous  se  mettaient  à 
jouer. 

Enfin,  troisième  tableau  qui  pourrait  s'intituler:  le  Soir.  Mar- 
guerite, dans  sa  cuisine,  rapièce  une  culotte.  A  côté  d'elle,  une 
petite  table  sur  laquelle  une  lampe  est  allumée,  un  petit  gar- 
çon apprend  à  écrire  en  faisant  des  barres;  d'autres  étudient, 
les  coudes  sur  la  table,  la  tête  entre  les  mains,  les  yeux  tan- 
tôt attachés  sur  leurs  Hvres,  tantôt  levés  en  l'air  pour  se 
réciter  à  eux-mêmes;  au  fond  de  la  chambre,  un  amateur  de 
musique  fait  grincer  un  violon,  et  dom  Bosco,  paisible,  à  côté 
du  feu  sur  lequel  mijole  la  polenta,  lit  son  bréviaire,  ou 
achève  de  raccommoder  une  paire  de  chaussures;  tout  d'un 
coup  il  se  bouche  les  oreilles  en  frissonnant,  puis  se  tournant 
vers  le  violoniste  qui  a  fait  une  fausse  note,  il  se  lève,  prend 
la  grande  cuiller  dans  la  marmite,  et  battant  la  mesure  avec 
cet  archet  improvisé,  ramène  dans  les  droits  sentiers  de  l'har- 
monie le  musicien  égaré. 

Humbles  mais  admirables  scènes,  quand  on  songe  que  ces 
enfants  qui  jouissaient  ainsi  de  la  vie  de  famille  n'étaient  rien, 
par  la  naissance,  au  père  et  à  la  mère  qui  la  leur  donnaient  et 
la  leur  faisaient  si  douce,  et  que  ce  père  et  cette  mère  n'avaient 
à  remplir  envers  eux  aucun  devoir  imposé  parla  nature  ! 

Au  lieu  de  changer  de  chambre,  la  veuve  Bosco  se  mit  au 
lit  dans  la  sienne  et  réclama  ses  deux  fils  et  ses  petits-enfants. 
Jean  se  hâta  de  prévenir  Joseph. 

Elle  les  entretint  tous  ensemble  et  séparément,  pour  leur 
exprimer  ses  derniers  désirs.  A  Joseph  elle  recommanda  de 
bien  élever  ses  enfants,  et  sans  les  faire  sortir  de  la  modeste 
condition  de  leurs  aïeux,  à  moins  qu'ils  ne  montrassent  des 
dispositions  particuhères  pour  les  études.  «  La  misère  a  ses 
tentations,  lui  dit-elle,  mais  la  richesse  en  a  d'autres  beaucoup 
plus  dangereuses  ;  je  souhaite  à  mes  petits-enfants  le  sort  qui 
fut  le  mien  :  vivre  à  l'aise,  mais  en  travaillant;  je  leur  sou- 
haite surtout  de  garder  entre  eux  la  paix  et  l'union  ;  ils  les  gar- 


—  122  — 

deront  si  eux-mêmes  restent  en  bon  accord  avec  la  loi  de 
Dieu.  » 

A  Jean  elle  fit  des  recommandations  d'une  nature  telle  qu'il 
en  demeura  confondu;  il  croyait  connaître  sa  mère,  mais  il 
n'avait  pas  soupçonné  chez  elle  un  esprit  d'observation  aussi 
fin  et  aussi  perçant  :  «  Mon  bon  Jean,  je  vais  te  parler  comme 
en  confession,  miais  tu  es  maintenant  une  autorité,  et,  comme 
toutes  les  autorités  du  monde,  circonvenu  par  la  flatterie  et 
en  danger  de  ne  connaître  guère  que  les  vérités  agréables. 
Aie  grande  confiance  en  ceux  qui  travaillent  avec  toi  à  la 
vigne  du  Seigneur,  mais  ne  les  laisse  pas  perdre  de  vue  la 
gloire  de  Dieu.  Songe  qu'au  lieu  de  la  gloire  de  Dieu,  plusieurs 
recherchent  leur  propre  gloire.  Dédaigne  la  splendeur  et 
l'élégance  dans  tes  œuvres  ;  aie  pour  guide  la  pauvreté  effec- 
tive et  réelle.  Plusieurs  aiment  la  pauvreté  de  nom,  mais  pas 
en  réalité,  ou  chez  les  autres,  mais  pas  pour  eux-mêmes  ;  ta 
famille  aura  beau  s'agrandir,  il  faut  qu'elle  reste  pauvre  et 
qu'elle  soit  humble,  qu'elle  ne  se  préfère  point  aux  autres 
familles  spirituelles,  et  que  chacun  de  ses  membres  soit  tou- 
jours disposé  à  céder  le  pas  à  quiconque  marche  à  côté  de  lui 
dans  le  large  sentier  de  la  charité,  où  il  y  a  place  pour  tous. 
Tant  qu'il  en  sera  ainsi,  Dieu  les  bénira.  » 

Elle  entra  dans  des  détails  confidentiels  et  plus  précis  en- 
core. Ensuite  elle  ajouta  : 

«  C'est  pour  moi  une  grande  consolation  de  recevoir  d'un 
de  mes  fils  les  derniers  sacrements  de  notre  rehgion,  comme 
aussi  de  voir  par  la  maison  tant  de  jeunes  clercs  portant  la 
soutane,  de  prêtres  même,  qui  sont  tes  enfants,  mon  cher 
Jean,  et  les  miens  un  peu.  Je  me  recommande  à  leurs  prières 
à  tous,  et  si  le  bon  Dieu  daigne  me  recevoir  dans  sa  miséri- 
corde, maman  Marguerite  n'oubliera  personne  là-haut.  » 

Dom  Bosco  lui  apporta  le  saint  viatique,  lui  donna 
l'extrême-onction  et  ne  la  quitta  plus.  Sa  douleur  était  si 
vive  qu'il  semblait  que  son  frère  Joseph  eût  plus  de  courage 
que  lui. 

«  Adieu,  dit-elle  encore,  adieu,  mes  enfants;  embrassez- 


—  123  — 

moi  pour  la  dernière  fois;  ne  pleurez  donc  pas  ainsi;  souve- 
nez-vous que  1p  travail  et  la  souffrance  sont  le  lot  d'ici-bas. 
Ya-t'en,  Jean,  obéis  à  ta  mère.  » 

Dom  Bosco  hésitait  à  s'éloigner.  Marguerite  fit  un  léger  signe 
de  mécontentement,  puis  éleva  son  regard  vers  le  ciel,  comme 
si  elle  eût  voulu  dire  :  «  Tu  souffres  et  tu  me  fais  souffrir  !  » 

Il  obéit  et  alla,  pour  ainsi  dire,  tomber,  suffoqué  de  san- 
glots, aux  pieds  de  son  crucifix. 

Il  laissait  auprès  de  la  mourante  le  théologien  Jean  Borelli, 
Marie-Anne  Occhiena  et  M™^  Jeanne-Marie  Rua. 

A  trois  heures  du  matin  il  entendit  le  pas  de  Joseph  qui 
s'approchait  de  sa  chambre.  —  Eh  bien  ?  interrogea-t-il.  Joseph 
montia  le  ciel,  et  Jean  comprit  que  là  se  trouvait  maintenant 
leur  mère. 

Il  prit  avec  lui  le  jeune  Joseph  Buzzetti  et  alla  dire  la  messe 
des  morts  dans  la  chapelle  souterraine  du  sanctuaire  Délia 
Gonsolata.  C'était  le  25  novembre  1856. 

Les  funérailles  furent  modestes,  mais  jamais  on  n'en  vit 
d'aussi  émues  et  d'aussi  émouvantes.  Les  trois  maisons  salé- 
siennes  de  Turin  s'y  trouvaient  au  complet.  Cette  femme, 
que  l'en  conduisait  à  sa  dernière  demeure  terrestre,  était  la 
mère  des  quinze  ou  seize  cents  enfants  qui  l'accompagnaient. 

Pour  conserver  à  notre  récit  de  justes  proportions,  peut- 
être  devrions-nous  prendre  ici  congé  de  cette  douce  mé- 
moire. Nous  ne  le  ferons  pas  sans  avoir  recueilh  encore 
quelques  souvenirs  d'elle  :  souvenirs  insignifiants  par  eux- 
mêmes,  mais  traits  d'un  grand  cœur;  or,  le  moindre  trait 
du  cœur  n'est-il  pas  beaucoup  plus  précieux  qu'un  trait  d'es- 
prit, ou  même  de  génie? 

La  pauvreté  qu'elle  recommandait  à  son  fils  fut  sa  com- 
pagne jusqu'à  la  fin  de  sa  vie;  l'abondance,  qui  à  certains 
jours  com.mençait  à  relever  l'ordinaire  des  enfants,  n'exista 
point  pour  elle.  Il  lui  arrivait  souvent  de  recevoir  des  visites; 
on  ne  venait  guère  voir  le  fils  sans  demander  à  saluer  la 
mère.  On  la  trouvait  dans  sa  cuisine  ou  dans  sa  chambre,  les 
chaises  encombrées  de  hnge  à  repasser  ou  à  raccommoder; 


—  124  — 

elle  appelait  un  enfant  à  son  aide,  et,  toujours  bien  disposée, 
après  avoir  débarrassé  les  sièges  nécessaires,  faisait  asseoir 
les  visiteurs  et  s'entretenait  de  la  meilleure  grâce  du  monde 
avec  eux,  et  c'étaient  quelquefois  les  premiers  personnages 
de  la  ville  ou  de  l'Etat.  Elle  leur  rendait  leurs  visites  dans 
leurs  palais  et  s'excusait  de  sa  simplicité  :  «  Nous  sommes 
des  pauvres,  »  disait-elle,  et  comme  elle  était,  malgré  cela, 
très  propre,  l'explication  était  toujours  bien  accueillie. 

Elle  ne  possédait  qu'un  manteau  dont,  sur  la  fin,  il  n'était 
plus  possible  de  deviner  la  couleur  primitive.  Dom  Bosco  la 
suppliait  d'en  acheter  un  autre,  pour  l'amour  de  lui. 

ft  Bah!  tu  trouves  qu'il  ne  me  va  plus,  ce  manteau?  Re- 
garde, il  n'a  pas  une  tache. 

—  Non,  mère,  il  n'est  plus  convenable;  les  mendiantes 
des  rues  en  ont  de  moins  défraîchis,  sinon  de  plus  propres. 

—  Mais  comment  veux-tu  que  j'achète?  nous  manquons 
de  tant  de  choses  plus  importantes! 

—  Nous  nous  arrangerons,  mère,  soyez  tranquille;  pen- 
dant quelques  jours  on  se  privera  de  pitance;  mais  je  veux 
absolument  que  vous  ayez  un  autre  manteau.  Voyons,  com- 
bien cela  coûterait-il? 

—  Vingt  francs. 

—  Les  voici.  » 

Marguerite  s'en  alla  à  son  ouvrage.  Une  semaine  s'écoula, 
suivie  d'une  deuxième;  le  manteau  neuf  ne  se  montrait  pas. 
«  Mère,  et  ce  manteau? 

—  Tuas  raison,  Jean;  mais  con.  ment  aire  une  emplette 
quand  on  n'a  pas  le  sou? 

—  Et  les  vingt  francs  ? 

—  Partis,  mon  cher  Jean,  partis  sans  que  j'aie  pu  les  rete- 
nir. Nous  avions  un  petit  compte  chez  l'épicier;  puis  un  tel 
manquait  de  cravate,  un  tel  n'avait  plus  de  souliers;  oh!  c'.est 
la  chaussure  qui  ruine  les  mères  de  famille! 

—  Mère,  je  ne  vous  laisserai  pas  détourner  la  conversation. 
Vous  avez  bien  fait  d'acheter  ces  souhers,  mais  il  vous  faut 
un  manteau;  il  y  va  de  mon  honneur. 


—  123  — 

—  Si  tu  mets  ton  honneur  en  jeu,  nous  nous  exécuterons, 
mon  bon  Jean. 

—  Mère,  -voici  une  autre  pièce  de  vingt  francs. 

—  Sois  tranquille,  sois  tranquille  !  » 

Et  comme  la  première  fois,  la  pièce  passait  au  vestiaire  des 
orphelins. 

Lorsqu'à  l'époque  du  choléra,  et  aussi  par  égard  pour  les 
jeunes  clercs  qui  étaient  déjà  dans  les  ordres  sacrés,  dom 
Bosco  eut  cru  devoir  faire  servir  régulièrement  un  ou  deux 
plats  à  dîner,  maman  Marguerite  les  préparait,  mais  n'y  tou- 
chait que  pour  goûter  la  sauce  et  voir  si  rien  n'y  manquait. 
Elle  continuait  à  se  nourrir  de  polenta  et  d'un  peperone  ou 
d'un  oignon  avec  son  pain.  «  Nous  sommes  pauvres  !  »  c'était 
son  éternel  refrain. 

Un  évêquelui  offrait  un  jour  une  prise  de  tabac  :  «  Prenez, 
cela  vous  dégagera  la  tête. 

—  Merci,  Monseigneur;  ce  n'est  rien,  une  prise;  mais  Tha 
bitude  !  Gomment  ferais-je  si  je  me  laissais  aller  à  une  habi- 
tude semblable? 

—  Comment  vous  feriez?  C'est  bien  simple,  gardez  ma  ta- 
batière. M 

La  tabatière  était  en  argent  ;  Marguerite  fut  obligée  de  l'ac- 
cepter, mais  la  tabatière  se  transforma  en  paires  de  chaus- 
settes. 

A  sa  mort  on  ne  trouva  dans  sa  chambrette  aucun  vestige 
de  ce  qu'on  appelle  confort  ou  commodités  de  la  vie.  Les 
dames  qui  l'ensevelirent  avaient  demandé  à  dom  Bosco  l'au- 
torisation de  garder  ses  vêtements  et  son  linge  comme  sou- 
venir. Elles  furent  trompées  :  maman  Marguerite  n'avait 
plus  de  garde-robe. 

Son  unique  robe  l'enveloppa  dans  son  cercueil.  Dans  sa 
bourse  on  trouva  douze  francs  que  son  fils  lui  avait  remis 
pour  s'acheter  une  coiffe,  et  dont  elle  n'avait  pas  eu  le  temps 
de  disposer. 

Mais  c'était  surtout  comme  consolatrice,  comme  accommo- 
deuse  de  petites  querelles,  comme  excitatrice  des  courages. 


—  126  — 

en  lin  mot  comme  mère,  que  la  veuve  Bosco  était  sans  égale  et 
qu'on  ne  se  lasse  point,  dans  la  famille  salésienne^  de  rappe- 
ler d'elle  des  traits  incomparables. 

Observait-elle  un  enfant  maladif  ou  mélancolique,  elle 
n'avait  pas  de  repos  qu'elle  n'eût  soulagé  l'un  et  ramené  le 
sourire  sur  les  lèvres  de  l'autre.  Venait-on  l'interrompre  au 
plus  pressé  de  son  travail  ou  do  ses  prières,  elle  suspendait 
les  prières,  mais  non  le  travail,  et  attentive,  quoique  toujours 
agissante,  elle  donnait  audience,  promettait  l'intervention  de- 
mandée, faisait  un  bout  deremonrranco,  et  ne  renvoyait  per- 
sonne sans  l'avoir  ranimé  et  réconforté. 

Les  apprentis  restaient  souvent  fort  tard,  l'hiver,  à  tra- 
vailler eu  ville,  chez  leurs  patrons.  Elle  notait  les  places  vides 
sur  les  bancs  du  frugal  souper  :  «  Pauvres  enfants  !  qu'au 
moins  ils  trouvent  leur  soupe  chaude  en  rentrant!  »  Et  elle 
n'avait  pas  le  courage  d'aller  se  coucher  avant  eux  ;  elle  les 
attendait  jusqu'à  l'heure  la  plus  avancée,  entretenant  le  feu 
pour  eux  et  pour  leur  soupe,  mais  complètement  oublieuse 
d'elle-même.  Lorsqu'ils  rentraient  enfin,  elle  avait  toujours 
en  réserve  quelque  chose  pour  les  réchauffer  ou  pour  les  ré- 
galer, bien  que  la  règle  fût,  à  cette  époque,  que  les  apprentis 
se  pourvussent  eux  mêmes  de  tout,  hors  la  soupe  et  le  pain, 
avec  l'argent  que  dom  Bosco  leur  donnait  chaque  semaine. 

Souvent  le  dimanche  soir,  après  les  vêpres,  un  des  plus 
jeunes  enfants  se  présentait  à  l'entrée  de  la  cuisine. 

«  Que  veux-tu,  petit  ? 

—  Maman  Marguerite,  donnez-moi  un  croûton. 

—  Gomment  ?  N'as-tu  pas  eu  ton  goûter  ? 

—  Si,  mais  j'ai  encore  si  faim  ! 

—  Pauvre  petit,  tiens,  prends,  mais  ne  le  dis  pas  aux  autres, 
parce  qu'ensuite  ils  viennent  tous  me  piller,  et  puis  ils  laissent 
les  morceaux  de  pain  dans  la  cour. 

—  Maman,  je  vous  promets  de  ne  pas  le  dire.  )> 

Il  courait  dans  la  cour,  avec  son  croûton.  Les  camarades, 
le  voyant  manger  encore  alors  qu'eux-mêmes  avaient  fini, 
lui  demandaient  d'où  lui  venait  ce  pain. 


—  127  — 

L'enfant,  la  bouche  pleine,  répondait  presque  toujours> 
sans  le  moindre  scrupule,  pour  ne  pas  dire  avec  fierté  :  «  G'esL 
maman  Marguerite....  » 

Et  toute  la  bande  courait  à  la  cuisine,  oii  l'on  ne  savait  pas 
refuser. 

Le  dimanche  suivant,  le  même  enfant  revenait  soUicite? 
encore. 

«  Toi,  répondait  maman  Marguerite,  je  ne  te  perds  pas  de 
vue.  La  semaine  dernière,  tu  as  montré  à  tout  le  monde  le 
croûton  que  je  t'avais  donné,  et  lu  m'as  mise  dans  l'embarras  : 
il  n'est  plus  resté  assez  de  pain  pour  b  souper.  Aujourd'hui 
tu  n'auras  rien. 

—  Pardon,  maman,  mais  pouvais-je  dire  un  mensonge?  Ils 
m'ont  interrogé,  il  a  bien  fallu  dire  la  vérité. 

—  Tu  as  raison,  petit,  tu  as  raison,  on  ne  doit  jamais 
mentir,  » 

Et,  ce  disant ,  elle  coupait  le  morceau  de  pain  attendu. 

Parmi  les  enfants  un  peu  plus  âgés,  qui  faisaient  leurs 
études  latines,  la  discrétion  n'était  pas  non  plus  à  l'ordre  du 
jour.  Un  d'entre  eux,  après  avoir  pris  le  pain  de  son  goûter, 
abordait  sournoisement  maman  Marguerite  et,  avec  un  sou- 
rire câlin  : 

«  Kien  autre  ? 

—  Je  crois,  certes,  que  c'est  bien  assez,  répondait-elle;  que 
Dieu  t'en  donne  toujours  autant  !  » 

Le  fripon,  sans  s'éloigner,  commençait  à  manger  son  pain 
et,  à  la  troisième  bouchée  : 
«  Maman,  ça  ne  passe  pas. 

—  Et  pourquoi? 

—  C'est  trop  sec. 

—  Va-t'en  le  mouiller  à  la  fontaine.  » 
Mais  l'autre  n'avait  garde  de  bouger. 

«  Maman,  un  morceau  de  fromage  le  ferait  si  bien  glisser, 
ce  malheureux  pain  qui  m'étrangle  ! 

—  Va,  va,  gourmand,  ne  viens  pas  me  tenter,  ou  je  prends 
mon  balai  ! 


—  128  - 

—  Oh  !  maman,  répliquait  le  jeune  fourbe  d'un  ton  moitié 
scandalisé,  moitié  plaintif,  oli!  maman!  » 

Et  maman  finissait  par  lâcher  le  morceau  de  fromage. 

Dame  Marguerite,  dans  ses  premières  années,  fut  pour  ainsi 
dire  l'âme  de  l'œuvre  salésienne.  Dom  Bosco  était  à  chaque 
instant  dehors  à  courir  les  prisons  et  les  hôpitaux,  à  faire  des 
missions,  des  retraites,  des  neuvaines,  ou  à  chercher  des  res- 
sources. 

Si  l'on  se  demandait  comment  il  pouvait  suffire  à  tant 
d'affaires,  on  ne  s'étonnait  guère  moins  de  voir  que  rien,  à 
l'intérieur  de  l'Oratoire,  ne  paraissait  souffrir  de  ses  absences, 
et  que  l'ordre,  la  régularité,  y  régnaient  toujours.  C'est  que 
maman  Marguerite  était  là;  son  activité,  sa  bonté,  la  recti- 
tude de  sou  jugement,  valaient  toute  une  administration  et 
faisaient  face  à  tout.  Elle  donnait  une  solution,  au  moins 
provisoire,  aux  difficultés,  quelles  qu'elles  fussent,  recevait 
les  visites,  traitait  avec  les  autorités,  achetait,  vendait,  sur- 
veillait ;  elle  avait  l'œil  à  tout. 

Puis,  quand  son  fils  rentrait,  elle  allait  à  sa  rencontre.  Le 
jugeait-elle  préoccupé,  elle  ne  lui  disait  rien,  remettant  à 
plus  tard  les  rendements  de  comptes  et  le  récit  de  ce  qui 
s'était  passé  pendant  son  absence.  Au  contraire,  le  voyait- 
elle  allègre  et  serein,  elle  lui  faisait  son  exposé  avec  clarté  et 
précision;  après  quoi  elle  retournait  à  sa  cuisine. 

Heureuse  mère  d'avoir  eu  un  tel  fils,  mais  heureux  fils 
d'avoir  eu  une  telle  mère  !  On  ne  sait  lequel  des  deux  on  doit 
le  plus  admirer. 

Il  convient  toutefois  d'ajouter  que  maman  Marguerite,  sur 
la  fin  de  sa  vie,  était  moins  indispensable  et  que  sa  perte  se 
trouva  réparée  d'avance. 

Aussitôt  qu'il  l'avait  pu,  dom  Bosco  avait  formé  aux  travaux 
d'entretien  intérieur  quelques-uns  de  ses  enfants  qui,  s'étant 
engagés  à  ne  pas  le  quitter  et  n'ayant  cependant  pas  l'ins- 
truction nécessaire  ou  la  vocation  spéciale  pour  le  sacerdoce, 
lurent  chargés  de  la  cuisine,  de  la  hngerie,  du  jardinage,  du 
service  de  la  porte,  et  devinrent  ainsi  le  noyau  "une  catégorie 


—  129  — 

de  religieux  coadjuteurs,  c'est-à-dire  auxiliaires,  chargés  d'as- 
sister pour  le  temporel  leurs  confrères  absorbés  par  les  tra- 
vaux spirituels.  Leurs  confrères,  disons-nous,  car  ils  sont 
admis  aux  mêmes  vœux,  aux  mêmes  faveurs  de  la  vie  reli- 
gieuse commune  ;  seulement,  les  uns  ont  un  genre  de  fonc- 
tions, les  autres  en  ont  un  autre  ;  c'est  Marthe  et  Marie 
servant  le  Seigneur  chacune  à  sa  manière,  et  cependant  toutes 
deux  agréables  à  ses  yeux. 

Il  n'est  pas  d'ordre  rehgieux  ou  de  congrégation  qui  n'ait 
ainsi  ses  frères  coadjuteurs  ou  ses  sœurs  converses.  Chez  eux 
le  travail  des  mains,  déjà  noble  par  lui-même,  est  encore 
relevé  par  son  objet.  Chose  admirable!  La  perfection  évangé- 
lique  réalise  la  perfection  absolue  sous  toutes  les  formes 
possibles  ici-bas  ;  si  le  monde,  qui  parle  tant  de  fraternité 
entre  ouvriers  et  bourgeois,  désirait  voir  le  modèle  le  plus 
accompU  qui  existe  de  cette  fusion  des  classes,  c'est  dans  les 
couvents  qu'il  devrait  aller  l'étudier. 

Parallèlement  aux  frères  servants,  dom  Bosco  formait  des 
directeurs  et  des  professeurs.  Aussi,  à  l'époque  où  il  perdit  le 
précieux  concours  de  sa  mère,  était-il  en  mesure  de  se  suf- 
fire de  toutes  façons.  L'Institut  naissant  se  recrutait  en  lui- 
même  et  atteignait  ainsi  une  pleine  indépendance. 


sem  BOSCO. 


CHAPITRE  XI. 


NOTRE-DAME   AUXILIATRICE.    —   GUERISONS   ETONNANTES. 


Rien  de  ce  que  l'Eglise  nous  propose  comme  objet  de  notre 
culte,  ou  comme  aliment  de  notre  piété,  n'était  étranger  à 
dom  Bosco  ;  on  remarquait  cependant  chez  lui,  à  l'égard  des 
saints,  trois  dévotions  plus  tendres  :  à  saint  François  de  Sales, 
modèle  de  la  douceur  apostolique;  à  saint  Louis  de  Gonzague, 
patron  de  la  jeunesse,  et  par-dessus  tout  à  la  très  sainte  Mère 
de  Dieu,  invoquée  sous  le  nom  de  Secours  des  chrétiens, 
Auxilium  christianorum ,  ou,  plus  brièvement,  Notre-Dame 
Auxiliatrice. 

Le  culte  de  la  sainte  Vierge  en  cette  quahtéest  aussi  ancien 
que  le  christianisme,  mais  le  mot  lui-même  ne  remonte  guère 
qu'à  un  petit  nombre  de  siècles.  Sa  consécration  officielle  se 
rattache  à  trois  des  principaux  événements  de  l'histoire  de 
l'Eglise  dans  les  temps  modernes. 

En  1571,  la  flotte  chrétienne  détruisit,  dans  le  golfe  de 
Lépante,  au  cri  de  «  Viva  Maria  !  »  la  flotte  turque  qui  mena- 
çait l'Italie  et  l'IUyrie  ;  elle  brisa  ainsi  sur  mer  l'invasion  du 
mahométisme,  et  le  pape  saint  Pie  V,  qui  avait  connu  par 
révélation,  avant  l'arrivée  d'aucun  messager,  cette  insigne  vic- 
toire, ajouta,  par  reconnaissance,  aux  htanies  de  la  sainte 
Vierge  l'invocation  de  Secours  des  chrétiens,  Aijuvilium  chris- 
tianorum. 

En  1683,  une  nouvelle  invasion  du  mahométisme,  mais  par 


—  132  — 

terre  cette  fois,  inondait  l'Autriche.  La  ville  de  Vienne  allait 
succomber  ;  elle  fut  délivrée  par  le  héros  polonais^  Jean 
Sobieski,  marchant  au  nom  et  sous  l'étendard  de  la  sainte 
Vierge.  Alors  fut  instituée  la  première  confrérie  sous  le  vocable 
de  Notre-Dame  Auxiliatrice. 

Enfin  le  pape  Pie  VII,  prisonnier  de  Napoléon,  avait  pro- 
mis d'établir  une  fête  sous  le  même  vocable,  s'il  recouvrait  sa 
liberté.  Rentré  à  Rome  triomphalement  le  24  mai  1814,  il 
fixa  cette  fête  au  24  mai  de  chaque  année. 

La  dévotion  à  Notre-Dame  Auxiliatrice  était  populaire  à 
Turin.  Afin  de  l'étendre  encore  davantage,  dom  Bosco  résolut 
de  lui  consacrer  une  église  monumentale  dans  ce  quartier  du 
Valdocco  qui  se  peuplait  chaque  jour,  et  pour  lequel  la  cha- 
pelle de  Saint-François  de  Sales  n'était  plus  assez  grande. 

Se  charger  d'une  nouvelle  et  si  importante  construction, 
alors  que  ses  orphelinats  étaient  loin  d'être  achevés,  n'était-ce 
pas  une  folie? 

Le  pupe  Pie  IX,  bien  capable  de  comprendre  dom  Bosco  et 
bien  digne  de  le  seconder,  n'en  jugea  pas  ainsi.  Il  envoya  au 
constructeur  sa  bénédiction,  avec  son  obole  :  cinq  cents  francs. 

Dom  Bosco  se  mit  à  l'œuvre.  La  première  pierre  fut  posée 
le  27  avril  1865,  par  le  prince  Amédée  de  Savoie,  frère  du  roi 
Humbert,  et  qui  a  été  lui-même  quelque  temps  roi  d'Espagne; 
ce  pieux  prince  a  toujours  témoigné  beaucoup  d'intérêt  à 
l'œuvre  salésienne. 

Le  travail  dura  un  peu  plus  de  trois  ans. 

Où  et  nomment  les  fonds  se  trouvèrent-ils?  C'est  ici 
qu'éclate  l'intervention  nullement  douteuse  do  la  Reine  du 
ciel,  et  que  commence,  pour  dom  Bosco,  la  renommée  de 
thaumaturge. 

Fit-il  réellement  des  miracles,  ou,  pour  parler  plus  exacte- 
ment, Dieu  fit-il  des  miracles  à  sa  prière?  Il  n'appartient  qu'à 
l'autorité  de  l'Eglise  de  prononcer,  et  nous  nous  garderons 
d'anticiper  sur  son  jugement,  à  supposer  qu'un  jour  elle 
croie  devoir  instruire  la  cause  de  la  canonisation  de  notre 
hérog. 


—  433  — 

Mais  un  fait  est  certain,  et  nous  le  notons  en  historien 
humain,  qui  juge  sur  les  apparences  et  sans  prétendre  lui 
attribuer  une  portée  surnaturelle  :  dom  Bosco  parut  forcer 
bien  des  fois  la  main  à  la  divine  Providence,  en  invoquant 
Marie  Auxiliatrice  en  faveur  des  besoins  tant  corporels  que 
spirituels  de  ceux  pour  lesquels  il  la  suppliait  d'intervenir. 

Après  la  pose  de  la  première  pierre  de  la  nouvelle  église,  il 
lui  restait  en  caisse  quarante  centimes,  les  cinq  cents  francs 
de  Pie  IX,  l'offrande  du  prince  Amédée  et  bien  d'autres 
avec,  ayant  été  absorbés  par  les  frais  d'acquisition  du  terrain. 
Il  continua  néanmoins;  les  ouvriers  travaillèrent  à  crédit; 
mais  au  bout  de  quinze  jours,  plusieurs  réclamèrent  leur  sa- 
laire. Ils  ne  pouvaient  plus  attendre.  Dom  Bosco  leur  devait 
un  millier  de  francs  pour  cette  quinzaine. 

Il  se  souvint  d'une  dame  malade  qui  lui  avait  dit  que,  pour 
recouvrer  la  santé,  elle  était  résolue  à  tous  les  sacrifices.  Il 
se  rendit  chez  elle  et  lui  demanda  si  elle  était  toujours  dans 
les  mêmes  dispositions. 

«  Sans  aucun  doute,  répondit  la  dame;  que  ne  donnerais- 
je  pas  pour  sortir  du  lit  et  faire  au  moins  quelques  pas  dans 
ma  chambre  ! 

—  Ayez  confiance,  Madame,  et  faisons  ensemble  une  neu- 
vaine  à  Notre-Dame  Auxiliatrice. 

—  J'en  ferai  deux,  quatre,  autant  que  vous  voudrez. 

—  Bien,  commençons  par  une  :  vous  réciterez  chaque  soir 
le  Pater,  VAve,  le  Gloria  et  le  Salve  Regina  ;  je  m'unirai  à 
vous;  de  plus,  vous  promettrez,  pour  le  cas  où  vous  seriez 
soulagée,  une  offrande  pour  l'éghsede  Notre-Dame  Auxilia- 
trice, qui  se  bâtit  au  Valdocco.  » 

Le  huitième  jour  de  la  neuvaine  il  alla,  non  sans  anxiété, 
s'enquérir  du  résultat. 

La  servante  qui  lui  ouvrit  la  porte  s'écria  :  «  Vous  ne  savez 
donc  pas  ce  qui  est  arrivé?  Madame  est  guérie;  elle  est  déjà 
sortie  deux  fois.  » 

La  maîtresse  survint  toute  joyeuse  et  confirma  la  bonne 
nouvelle  :  «  Oui,  mon  père,  je  suis  guérie;  je  suis  allée  déjà 


—  134  - 

remercier  la  sainte  Vierge,  et  voici  la  petite  offrande  que 
j'avais  préparée  pour  votre  église  du  Valdocco;  c'est  la  ore- 
mière,  mais  ce  ne  sera  pas  la  dernière.  » 

Et  elle  lui  remit  un  rouleau  de  mille  francs,  la  somme  dont 
il  avait  un  si  impérieux  besoin. 

Quelque  temps  après  il  alla  rendre  visite  au  baron  com- 
mandeur Gotta,  sénateur  du  royaume,  qu'il  trouva  étendu  sur 
son  lit. 

«  Ah  !  mon  père,  lui  dit  le  baron,  c'est  fini,  ce  soir,  je  le 
vois  bien,  je  ne  serai  plus  de  ce  monde! 

—  Et  que  feriez-vous,  dit  le  prêtre,  si  Notre-Dame  Auxilia- 
trice  vous  guérissait? 

—  Si  elle  me  guérissait!  je  donnerais  pour  son  église  deux 
mille  francs  par  mois,  pendant  six  mois. 

—  Eh  bien  !  je  retourne  à  l'Oratoire,  je  vais  faire  mettre 
tout  mon  monde  en  prière.  Bon  courage!  » 

Trois  jours  après,  dom  Bosco  était  dans  sa  chambre  lors- 
qu'on annonça  un  visiteur.  C'était  le  baron  Gotta,  complète- 
ment guéri ,  qui  venait  faire  son  premier  versement  à 
Notre-Dame  Auxiliatrice,  et,  depuis,  il  en  fit  bien  d'autres  en 
faveur  de  son  église. 

Le  docteur  Despiney  relate  encore  deux  faits  surprenants 
qui  se  rapportent  à  cette  même  époque. 

Le  16  novembre  1866,  au  moment  où  dom  Bosco  ache- 
vait la  reconstruction  de  son  internat  et  faisait  travailler 
activement  à  son  église  de  Notre-Dame  Auxihatrice,  quatre 
mille  francs,  dont  il  n'avait  pas  le  premier  centime,  lui  étaient 
nécessaires  pour  le  soir. 

Dès  le  matin  dom  Rua,  préfet  de  l'Oratoire  de  Saint-Fran- 
çois de  Sales,  et  quelques  autres  collaborateurs  s'étaient  mis 
en  campagne.  Ils  rapportèrent  mille  francs,  à  onze  heures, 
mais  avec  la  conviction  la  plus  absolue  que  toute  nouvelle 
recherche  serait  une  pure  perte  de  temps  et  qu'on  ne  trou- 
verait pas  davantage. 

Gomme  ils  achevaient  de  rendre  compte  de  leurs  démarches 
et,  d'un  air  consterné;  regardaient  dom  Bosco,  celui-ci,  le 


I 


—  13d  — 

sourire  aux  lèvres,  fit  observer  que  l'heure  du  dîner  sonnait. 
«  Après  dîner  les  affaires  sérieuses,  »  ajouta-t-il  gaiement. 
Tout  le  monde  le  suivit. 

Une  heure  plus  tard,  il  prenait  son  chapeau  et  se  dirigeait 
vers  la  Porte-Neuve.  11  allait  au  hasard,  ou  plutôt  à  la  Provi- 
dence. Un  domestique  en  livrée,  qui  se  trouvait  sur  la  porte 
d'une  très  belle  maison,  l'arrête  et  l'invite  à  monter.  Dom 
Bosco  ne  connaissait  pas  la  maison.  Il  entre  et  se  trouve  en 
présence  d'un  homme  d'un  certain  âge,  couché  et  paraissant 
souffrir  beaucoup. 

«  Ah  !  mon  père,  lui  dit  cet  homme,  vous  devriez  bien  me 
remettre  sur  pied. 

—  Je  le  désirerais  autant  que  vous,  répondit  dom  Bosco. 
Y  a-t-il longtemps  que  vous  êtes  malade? 

—  Trois  ans,  nion  père,  que  je  n'ai  pas  quitté  mon  lit.  Je 
ne  puis  faire  aucun  mouvement  et  les  médecins  ne  me  don- 
nent pas  d'espoir.  Ah  !  si  vous  me  soulagiez,  vos  œuvres  n'y 
perdraient  rien. 

—  Vraiment  ?  cela  tomberait  à  merveille  ;  mes  œuvres  ont 
besoin  pour  ce  soir  d'une  somme  de  trois  mille  francs.  » 

Le  malade  se  récria  ;  «  Si  encore  il  ne  s'agissait  que  de 
trois  cents  francs  !  mais  trois  mille.... 

—  N'en  parlons  plus,  dit  le  prêtre.  Et,  après  quelques 
paroles  banales,  il  fit  mine  de  se  retirer. 

—  Mais,  mon  père,  et  ma  guérison  ? 

—  Mon  cher  monsieur,  je  n'ai  pas  le  pouvoir  de  vous 
guérir.  Dieu,  évidemment,  a  ce  pouvoir;  mais  quand  on 
marchande  avec  lui.... 

—  Mais  aussi,  mon  père;  trois  mille  francs  !.... 

—  Je  n'insiste  pas.  » 

Et  il  se  leva  de  nouveau. 

«  Enfin,  mon  père,  obtenez-moi  un  peu  de  soulagement, 
et,  d'ici  à  la  fin  de  l'année,  je  tâcherai  de  rejoindre  les  trois 
mille  francs. 

—  A  la  fin  de  l'année  ?  Mais  ne  vous  ai-je  pas  dit  qu'il  me 
les  faut  ce  soir  ? 


—  136  — 

—  Ce  soir,  ce  soir....  Je  ne  les  ai  pas  chez  moi,  il  faudrait 
envoyer  à  la  Banque,  et  cela  exige  des  formalités. 

—  Allez-y  donc  vous-même,  cher  monsieur,  les  formalités 
seront  moindres. 

—  Vous  plaisantez,  mon  père,  ne  vous  ai-je  pas  dit  que 
depuis  trois  ans  je  ne  suis  seulement  pas  descendu  de  mon  lit? 

—  Rien  n'est  impossible  à  Dieu  ;  faisons  appel  à  l'interces- 
sion de  Marie  Auxiliatrice.  » 

Dom  Bosco  fît  réunir  toutes  les  personnes  de  la  maison,  au 
nombre  d'une  trentaine,  ce  qui  prouve  que  les  trois  mille 
francs  n'étaient  pas  au-dessus  des  facultés  financières  du 
malade.  Il  récita  une  prière,  à  laquelle  tout  le  monde  s'unit  ; 
cela  fait,  il  ordonna  qu'on  habillât  le  malade.  Les  serviteurs 
se  récrièrent. 

«  Habiller  monsieur  !  Mais  depuis  trois  ans  que  monsieur 
ne  fait  plus  usage  de  ses  vêtements,  nous  ne  savons  où  les 
trouver. 

—  Qu'on  aille  m'en  acheter,  dit  le  malade  avec  impatience, 
mais  qu'on  obéisse  au  Père.  » 

Le  médecin  survient  pendant  cette  scène  ;  il  se  demande 
si  son  malade  n'a  pas  perdu  la  tête  et  le  conjure  de  ne  pas 
bouger. 

Cependant  des  vêtements  ont  été  trouvés,  le  malade  les  a 
revêtus,  il  se  promène  à  grands  pas,  à  l'inexprimable  stupé- 
faction du  médecin  et  de  tout  le  monde. 

Il  commande  qu'on  attelle  et,  en  attendant  la  voiture,  se 
fait  servir  à  manger.  Depuis  longtemps  il  ne  s'était  senti  au- 
tant d'appétit. 

Bien  restauré,  il  descend  l'escalier,  en  refusant  qu'on  l'aide, 
monte  en  voiture  et  va  chercher  à  la  Banque  la  somme  qu'at- 
tendait dom  Bosco,  et  qui  ne  fut  pas  la  dernière  dont  il  gra- 
tifia ses  œuvres. 

«  Je  suis  complètement  guéri,  ne  cessait-il  de  répéter, 

—  Vous  faites  sortir  vos  écus  de  la  Banque,  et  Notre-Dame 
Auxiliatrice  vous  fait  sortir  du  lit,  »  lui  dit  en  riant  le  saint 
prêtre. 


—  137  — 

Sur  onze  cent  mille  francs  environ  que  coûta  l'édifice,  huit 
cent  cinquante  mille  furent  donnés  en  actions  de  grâces  de  fa- 
veurs obtenues;  le  registre  des  offrandes  en  fait  foi. 

La  dédicace  solennelle  se  fit  le  19  juin  1868.  Les  fêtes  qui 
eurent  lieu  à  cette  occasion  durèrent  toute  une  semaine  et 
attirèrent  un  concours  immense  de  tout  le  nord  de  l'Italie. 
Pie  IX  avait  bien  voulu  accorder  une  indulgence  plénière.     ! 

Depuis  lors  le  sanctuaire  de  Notre-Dame  Auxiliatrice  est' 
devenu  un  lieu  de  pèlerinage  et  de  singulière  dévotion,  com- 
parable à  ceux  de  Lourdes,  de  Fourvière,  de  Notre-Dame 
des  Victoires,  et  tant  d'autres  où  la  Reine  du  ciel  se  plait  à 
dispenser  ses  grâces.  Les  murs  y  disparaissent  sous  les  ex- 
voto. 

Un  samedi  de  mai  de  l'année  suivante  (1869),  une  jeune 
fille  y  entrait,  les  yeux  couverts  d'un  épais  bandeau  noir.  Elle 
était  aveugle  depuis  près  de  deux  ans  et  ne  pouvait  se  con- 
duire ;  sa  tante  et  une  autre  personne  l'accompagnaient  :  son 
nom  était  Marie  Stardero,  du  village  de  Vinovo. 

Après  avoir  prié  à  l'autel  de  la  Sainte- Vierge,  elle  demanda 
à  parler  à  dom  Bosco,  qui  la  reçut  à  la  sacristie,  l'examina  at- 
tentivement et  lui  fil  rendre  compte  de  sa  maladie. 

«  J'ai  fait  tous  les  remèdes  possibles,  mais  ils  n'ont  qu'ag- 
gravé mon  mal;  les  médecins  ne  veulent  plus  m'en  donner 

—  Otez  ce  bandeau,  ordonna  dom  Bosco,  et  plaçant  lajeunt 
fille  en  face  d'une  fenêtre  bien  éclairée  :  Voyez-vous  la  lu- 
mière de  cette  fenêtre  ?  Dites-moi,  de  quel  côté  est-elle  ? 

—  Malheur  à  moi  !  je  ne  vois  rien  du  tout. 

—  Voudriez-vous  voir  ? 

—  Si  je  le  voudrais  !  je  suis  une  pauvre  fille,  j'avais  besoin 
de  mes  yeux  pour  gagner  mon  pain;  mon  Dieu,  que  je  suis 
donc  malheureuse  !  » 

\    Elle  éclata  en  sanglots. 

i     «  Si  le  bon  Dieu  vous  rendait  la  vue,  vous  en  serviriez 

vous  pour  le  servir  ou  pour  l'ofî'enser? 

—  Comment  pouvez-vous  douter,  mon  père?....  Pour  re 
mercier  et  bénir  Dieu,  ce  ne  serait  pas  assez  de  toute  ma  vie 


-  138  — 

—  Eh  bien,  ne  pleurez  plus,  ayez  confiance  en  Marie 
Auxiliatrice  ;  pour  vous  obtenir  votre  guérison,  elle  n'a  qu'à 
vouloir.  Oui,  j'espère  qu'elle  aura  pitié  de  vous.  » 

Il  cessa  un  instant  de  parler;  puis  il  reprit  : 

«  A  la  gloire  de  Dieu  et  de  la  bienheureuse  vierge  Marie , 
nommez  l'objet  que  je  tiens  dans  la  main.  » 

La  jeune  fille  fit  un  grand  efi'ort  des  yeux,  dans  la  direction 
qui  lui  était  indiquée.  Tout  d'un  coup  elle  s'écria  : 

«  Je....  je....  je  vois  ! 

—  Que  voyez-vous  ? 

—  Une  médaille. 

—  De  qui  ? 

—  De  la  sainte  Vierge. 

—  Et  de  l'autre  côté  de  la  médaille  ? 

—  De  ce  côté,  un  homme  âgé  avec  une  tige  de  lis  à  la 
main  :  saint  Joseph. 

—  0  sainte  Madone  !  s'écria  la  tante,  tu  vois  donc  ? 

—  Mais  oui,  je  vois  ;  merci,  merci,  bonne  Vierge,  je  vois  !  » 
En  ce  moment  elle  tend  la  main  pour  prendre  lu  médaille  ; 

mais  celle-ci  tombe  et  roule  dans  un  coin  obscur  de  la  sa- 
cristie. 

La  tante  se  baisse  pour  la  ramasser;  dom  Bosco  s'y  oppose. 

«  Laissez,  laissez-la  faire,  on  saura  si  elle  a  ciîectivement 
recouvré  la  vue.  » 

La  jeune  fille  retrouve  et  ramasse  la  médaille.  Alors, 
comme  saisie  de  déhre,  elle  se  met  à  pousser  des  cris  de  joie, 
et,  sans  plus  rien  dire  à  personne,  sans  même  songer  à  re- 
mercier Dieu,  elle  s'échappe  et  reprend  la  route  de  Vinovo, 
suivie  de  sa  tante  et  de  l'autre  femme  qui  l'avait  accompagnée. 

Mais  elle  ne  tarda  pas  à  venir  rendre  grâces  à  la  sainte 
Vierge,  sans  oublier  une  petite  offrande,  en  rapport  avec  ses 
facultés,  pour  l'église  de  Notre-Dame  Auxiliatrice.  Depuis  ce 
temps  elle  n'a  plus  souffert  des  yeux  et  sa  vue  est  restée  par- 
faite. 

Fait  également  singulier  :  la  tante  qui  l'avait  amenée  a  été 
déUvrée  en  même  temps  d'une  violente  douleur  rhumatismale 


—  139  — 

à  l'épaule  et  au  bras  droit,  qui  durait  depuis  longtemps  et 
l'avait  rendue  incapable  des  travaux  de  la  campagne  (0. 

Quoique  dom  Bosco  évitât  de  parler  de  ces  événements,  le 
bruit  s'en  répandit  par  toute  l'Italie.  De  Gènes  à  Venise  et  de 
Milan  à  Palerme,  les  faits  que  nous  venons  de  rapporter  furent 
commentés,  grossis,  quelquefois  dénaturés.  - 

Un  médecin  aborda  un  jour  dom  Bosco  à  l'Oratoire  dei 
Saint-François  de  Sales.  | 

«  On  dit,  mon  père,  que  vous  guérissez  de  toutes  sortes 
de  maladies. 

—  Moi  !  pas  du  tout. 

—  On  me  l'a  affirmé,  et  Ton  m'a  cité  les  noms  de  per- 
sonnes et  la  nature  des  maladies. 

—  On  se  trompe,  monsieur  le  docteur,  sur  les  causes  sinon. 
sur  les  faits.  Beaucoup  de  personnes  viennent  ici  solliciter  des. 
grâces  par  l'intermédiaire  de  Notre-Dame  Auxiliatrice.  Si 
elles  les  obtiennent,  je  n'y  suis  pour  rien,  c'est  à  la  sainte 
Vierge  qu'elles  les  doivent.  Or,  vous  savez,  docteur,  que  la 
sainte  Vierge  est  toute-puissante.  » 

Le  médecin  hocha  la  tête  :  «  Moi  d'abord,  dit-il,  je  ne 
crois  pas  aux  miracles.  J'y  croirais  si  la  sainte  Vierge  en  vou- 
lait faire  un  pour  moi,  mais....  » 

—  Pourquoi  ce  mais,  docteur  ?  Si  vous  aviez  la  foi  et  l'hu- 
mihté  de  cœur,  comme  les  autres,  vous  pourriez  être  soulagé 
tout  aussi  bien  qu'eux.  Dites-moi  quelle  est  votre  maladie.  » 

Le  médecin  raconta  qu'il  avait  des  crises  d'épilepsie,  qu'elles 
étaient  de  plus  en  plus  fréquentes  depuis  un  an,  et  qu'il  ne 
pouvait  plus  sortir  sans  être  accompagné,  de  crainte  d'acci- 
dent. 

«  Eh  bien,  dit  le  prêtre,  il  faut  d'abord  purifier  votre 
conscience  ;  mettez-vous  là  ;  je  vais  vous  confesser, 

—  Me  confesser,  moi  ! 

—  Et  pourquoi  non  ?  Seriez-vous  sans  péché  ? 

—  Oh!  pour  cela,  mon  père....  mais  je  ne  crois  pas  à  la 

(1)  Dom  Bosco,  par  le  docteur  Charles  Despine?,  p,  92. 


-140  - 

confession,  ni  à  la  prière,  ni  à  la  sainte  Vierge,  ni  même  à 
Dieu,  pas  plus  qu'aux  miracles. 

—  Mettez-vous  là  tout  de  même,  cher  monsieur;  cela  ne 
peut  vous  faire  aucun  mal,  et,  ne  fût-ce  que  par  l'attitude 
[uamiliée,  vous  attirerez  sur  vous  les  grâces  dont  vous  avez 
Ibesoin.  » 

Le  docteur  se  laissa  faire;  le  prêtre  l'invita  à  prononcer 
avec  lui  les  paroles  du  signe  de  la  croix. 

Le  docteur  fut  étonné  de  les  retrouver  dans  sa  mémoire;  il 
y  avait  quarante  ans  qu'il  ne  les  avait  dites.  Puis  il  écouta  le 
prêtre,  se  sentit  profondément  remué,  pria  avec  lui,  pleura, 
promit  de  mener  désormais  une  vie  régulière,  et  finit  par  se 
réconcilier  complètement  avec  Dieu. 

La  confession  achevée,  dom  Bosco  l'embrassa  et  lui  dit  : 

«  Vous  voilà  guéri  de  votre  plus  grand  mal,  celui  auquel 
vous  ne  songiez  pas;  j'espère  que  l'autre,  celui  qui  vous  a 
amené  ici,  a  disparu  de  même;  si  cette  espérance  se  confirme, 
vous  remercierez  Notre-Dame  Auxiliatrice,  et  non  le  pauvre 
prêtre  Jean  Bosco,  qui  n'est  qu'un  pécheur  comme  vous.  » 

Le  médecin,  depuis  lors,  n'a  jamais  éprouvé  la  moindre 
atteinte  de  son  mal. 

Et  il  est  souvent  venu  rendre  grâces  à  Notre-Dame  Auxilia- 
trice pour  la  guérison  de  son  corps  et  celle,  encore  plus  pré- 
cieuse, de  son  âme  ^^). 

(1)  Dont  Bosco,  par  le  docteur  Charles  Despiney,  p.  96. 


CHAPITRE  XII. 

VIES   DE    QUELQUES   ÉLÈVES   DE   DOM   BOSCO   RACONTÉES 
PAR   LUI-MÊME. 


L'immense  édifice  moral  que  dom  Bosco  a  légué  au  monde 
prenait  corps  à  mesure  que  les  pierres  de  ses  édifices  sor- 
taient de  terre,  et  il  se  trouva  qu'il  dépassait  de  beaucoup  les 
conceptions  premières  du  fondateur.  Un  progrès  en  amenait 
un  autre.  On  n'avait  songé  d'abord  qu'à  discipliner  l'enfance; 
on  en  vint  à  poser  pratiquement  et  à  résoudre  plusieurs  des 
grands  problèmes  contemporains  :  celui  de  l'association  du 
travail  pour  faciliter  à  la  jeunesse  la  lutte  pour  l'existence  [the 
struggle  for  life,  comme  disent  les  Anglais);  celui  de  l'apaise- 
ment des  haines  sociales;  celui  du  recrutement  du  clergé  dans 
un  siècle  indifférent  et  matérialiste;  bientôt,  non  content  d'as- 
sainir et  de  vivifier  tout  ce  qu'il  aura  touché  dans  le  vieux 
monde,  dom  Bosco  fera  sentir  jusqu'au  delà  des  mers  son 
action  civilisatrice. 

Au  sortir  de  l'école  primaire  ou  concurremment  avec  elle, 
les  enfants  suivent,  dans  les  maisons  salésiennes,  ou  une 
école  professionnelle  d'arts  et  métiers,  ou  des  cours  d'ins- 
truction secondaire,  littéraire  et  scientifique.  Chacun  choisit 
ou  se  laisse  guider  dans  le  choix,  conformément  à  ses  dispO' 
sitions  particulières. 

De  même  qu'il  créa  des  écoles  industrielles  dans  les  villes. 


—  142  - 

il  établit  des  colonies  agricoles  dans  les  campagnes.  Son  ac- 
tion comme  initiateur  au  travail  fut  ainsi  universelle. 

Mais  avec  quel  soin  particulier  il  surveillait  les  aptitudes 
des  enfants  !  Ses  orphelinats  furent  comme  des  pépinières  où 
il  choisissait  chaque  année  les  arbres  d'éhte  pour  les  trans- 
planter dans  un  milieu  plus  élevé.  De  l'école  primaire,  il  les 
faisait  passer  au  collège  ou  gymnase  de  l'enseignement  clas- 
sique, et  de  là,  quand  il  y  avait  lieu,  aux  grands  séminaires. 
Il  s'attachait  à  seconder  toutes  les  vocations,  sans  en  violen- 
ter aucune.  Et  comme  il  savait  faire  rendre  à  chacun  le  plus 
de  fruits  qu'on  en  pouvait  obtenir,  étant  donnée  l'inégalité 
des  dons  naturels  I  Son  coup  d'œil  et  son  ascendant,  sous  ce 
rapport,  furent  peut-être  ce  qu'il  y  eut  de  plus  remarquable 
dans  ses  éminentes  facultés  de  maître  de  la  jeunesse. 

Donnons-lui  la  parole  et  bornons-nous  à  traduire  les  pre- 
mières pages  d'un  de  ses  écrits  : 

«  Un  soir  d'automne,  je  revenais  de  Sommariva  del  Bosco; 
arrivé  à  Garmagnola,  je  dus  attendre  une  heure  le  convoi  du 
chemin  de  fer  pour  Turin.  Sept  heures  sonnaient;  le  temps 
était  nébuleux  ;  un  épais  brouillard  se  résolvait  en  pluie 
fine;  aussi  l'obscurité  ne  permettait-elle  plus  de  reconnaître 
personne  à  la  distance  d'un  pas.  Les  lumières  sombres  de  la 
gare  émettaient  des  clartés  pâles  qui,  tout  près  des  réver- 
bères, se  perdaient  dans  les  ténèbres.  Mais  cela  n'arrêtait 
point  les  ébats  d'une  troupe  d'enfants  qui,  par  leurs  cla- 
meurs, attiraient  l'attention,  ou  plutôt  écorchaient  les  oreilles 
des  spectateurs.  Les  cris  de  :  attends,  j^jren<is-^e,  cours,  ar- 
rête celui-là,  ne  manque  pas  cet  autre,  servaient  à  occuper 
la  patience  des  voyageurs. 

»  Au  milieu  de  ces  cris  retentissait  une  voix  plus  distincte 
que  les  autres,  et  qui  se  haussait  jusqu'à  les  dominer  toutes; 
elle  était  comme  la  voix  d'un  capitaine  ;  tous  les  camarades 
répétaient  les  ordres  donnés  par  elle,  et  les  suivaient  avec 
une  rigoureuse  docilité. 

»  Aussitôt  se  forma  en  moi  un  vif  désir  de  connaître  celui 
qui;  avec  tant  d'autorité  et  de  promptitude,  parvenait  à  mettre 


—  143  — 

un  certain  ordre  dans  un  tel  vacarme.  J'épie  le  moment  où 
tous  sont  réunis  autour  de  ce  chef  et,  en  deux  sauts,  je  me 
lance  au  milieu  d'eux. 

»  Tous  se  sauvent,  comme  épouvantés.  Un  seul  reste,  se 
retourne  vers  moi  et,  les  poings  sur  les  hanches,  paraît  vou- 
loir me  faire  tête. 

«  Qui  êtes-vous,  vous  qui  interrompez  notre  jeu? 

»  —  Je  suis  un  ami, 

»  —  Et  que  me  voulez-vous? 

»  —  Je  voudrais,  si  vous  me  le  permettiez,  prendre  ma 
part  de  votre  divertissement, 

))  —  Mais  qui  êtes-vous  ?  Je  ne  vous  connais  pas. 

»  —  Je  te  le  répète,  je  suis  un  ami,  désireux  de  me  récréer 
avec  Ici  et  tes  compagnons.  Et  toi,  qui  es-tu? 

))  —  Moi,  dit-il  d'une  voix  grave  et  sonore,  je  suis  Michel 
Magon,  général  de  la  récréation.  » 

»  Pendant  ce  dialogue,  les  autres  enfants,  qu'une  panique 
avait  dispersés,  revenaient  l'un  après  l'autre  et  formaient 
un  cercle  autour  de  nous.  Après  quelques  paroles  pacifiques 
et  hanales  à  quelques-uns  d'entre  eux,  je  m'adressai  de  nou- 
veau à  Magon  : 

«  Mon  cher  Magon,  quel  âge  as-tu? 

»  —  J'ai  treize  ans. 

»  —  Vas-tu  déjà  te  confesser? 

»  —  Oui,  oui.  » 

»  Et  il  éclata  de  rire. 

«  As-tu  fait  ta  première  communion  ? 

»  —  Oui,  je  l'ai  faite. 

»  — As-tu  appris  quelque  profession? 

»  —  J'ai  appris  la  profession  du  farniente, 

»  —  Ce  métier-là  ne  te  mènera  pas  loin....  Vas-tu  à  l'école  ? 

»  —  J'ai  fait  la  troisième  élémentaire. 

»  —  As- tu  encore  ton  père? 

»  —  Non,  mon  père  est  mort. 

»  —  Et  ta  mère  ? 

»  —  Ma  mère  travaille  au  service  d'autrui  et  fait  ce  qu'elle 


—  144  — 

peut  pour  nous  donner  du  pain,  à  mes  frères  et  à  moi,  qui  la 
faisons  continuellement  endêver. 

»  —  Pauvre  mère  !  Mais  que  veux-tu  faire,  toi,  pour  l'ave- 
nir? 

))  —  Il  faudra  bien  que  je  fasse  quelque  chose,  mais  je  ne 
sais  pas  quoi.  » 

»  Cette  franchise  de  langage,  jointe  à  une  manière  claire  et 
correcte  de  s'exprimer,  me  fit  éprouver  une  vive  douleur  de 
le  voir  abandonné  ainsi.  Il  me  sembla  que  si  cette  ardeur,  ce 
naturel  entreprenant,  avaient  la  bonne  fortune  d'être  cultivés, 
on  pourrait  obtenir  beaucoup  de  ce  garçon. 

«  Mon  cher  Magon,  repris-je,  l'existence  de  vagabond 
n'est  pas  faite  pour  toi.  Voudrais-tu  apprendre  un  métier,  ou 
continuer  tes  études  ? 

»  —  Pourquoi  pas?  répondit-il  avec  émotion;  vous  dites 
vrai,  la  vie  que  je  mène  ne  me  va  pas.  Plusieurs  de  mes  ca- 
marades sont  déjà  en  prison  ;  pareille  aubaine  m'attend  un  de 
ces  jours,  j'en  ai  peur;  mais  qu'y  faire?  Mon  père  est  mort, 
ma  mère  est  pauvre  ;  je  n'ai  personne  pour  m'aider. 

»  —  Eh  bien,  mon  ami,  ce  soir  fais  une  prière  au  bon  Dieu, 
tu  sais  •  «  Notre  père,  qui  êtes  aux  cieux.  »  Fais-la  du  fond  du 
cœur  et  prends  confiance  :  il  aura  soin  de  toi,  de  moi  et  de 
tous.  » 

»  En  ce  moment  la  cloche  de  la  garé  frappait  ses  derniers 
coups,  et  je  devais  partir  sans  retard.  Prends,  dis-je  à  mon 
nouvel  ami,  prends  cette  médaille,  et  demain  va  trouver  dom 
Ariccio,  vicaire  de  cette  paroisse  ;  dis-lui  que  le  prêtre  qui  t'a 
donné  la  médaille  désire  des  renseignements  sur  ta  conduite. 

»  Il  prit  la  médaille  avec  respect,  tout  en  me  pressant  de 
questions  :  Mais  qui  êtes-vous?  De  quel  pays?  Dom  Ariccio 
vous  connaît-il? 

»  Je  ne  lui  répondis  pas  ;  le  train  sifflait  ;  je  montai  en  wa- 
gon pour  Turin. 

»  Mais  le  fait  de  n'avoir  pu  connaître  son  interlocuteur  pro- 
duisit chez  Magon  un  vif  désir  de  savoir  qui  était  ce  prêtre  ; 
si  bien  que,  sans  attendre  au  lendemain,  il  se  rendit  de  ce  pas 


—  145  — 

chez  dom  Ariccio.  Le  vicaire  comprit  de  qui  et  de  quoi  il  s'agis- 
sait, et  le  jour  suivant  il  m'adressa  une  lettre  dans  laquelle  il 
me  confirma  exactement  tout  ce  que  mon  petit  général  m'avait 
appris  de  lui-même  et  de  sa  famille  (^).  »  \ 

On  devine  la  suite.  Dom  Bosco  le  fit  venir  à  l'Oratoire  de 
Saint-François  de  Sales.  «  Je  te  prendrai,  lui  dit-il,  mais  à  la 
condition  que  tu  ne  me  mettras  pas  ma  maison  sens  dessus 
dessous. 

—  Oh  !  ne  craignez  rien,  je  ne  vous  donnerai  aucun  cha- 
grin. Essayez  seulement  de  moi,  et  vous  verrez  ! 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  puisque  tu  as  bonne  résolution 
de  devenir  docile  et  laborieux,  je  te  garde.  Mais,  dis-moi, 
qu'aimerais-tu  mieux ,  apprendre  un  métier  ou  faire  tes 
études  ? 

—  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez^,  mais  si  vous  me  laissez 
choisir,  je  vous  avouerai  que  j'aimerais  bien  les  études. 

—  Et  si  tu  étudies,  que  serais-tu  désireux  de  faire,  une  fois 
tes  classes  terminées  ? 

—  Si  un  petit  vaurien  tel  que  moi,  un  bandit  {u)i  bir- 
bante)....  dit-il  en  baissant  la  tête. 

—  Eh  bieU;  continue. 

—  Si,  dis-je,  un  vaurien  tel  que  moi  pouvait  encore  devenir 
assez  bon  pour  faire  un  curé,  un  bon  curé  comme  vous.... 

—  Nous  verrons,  mon  ami,  nous  verrons  ce  qu'on  pourra 
faire  d'un  birbante  de  bonne  volonté.  Tu  vas  te  mettre  à 
l'œuvre  résolument,  et  nous  examinerons  ensemble,  plus  tard, 
pourvu  que  tu  te  conduises  bien,  nous  examinerons  si  le  bon 
Dieu  t'appelle  réellement  à  l'état  ecclésiastique.  » 

On  lui  donna  pour  compagnon  spécial,  ou,  comme  on  dit  à 
l'Oratoire,  pour  ange  gardien,  un  excellent  camarade  qui,  soit 
dans  les  jeux,  soit  au  travail  ou  à  l'église,  prenait  soin  de  le 
guider,  de  l'encourager,  et  qui  eut  rapidement  conquis  sa 
confiance. 


(1)  Cenno  biografico  sul  giovanetto  Micfiele  Magone,  allievo  deW  Oratorio  di  SantO' 
Francesco  di  Sales,  pel  sac,  Giovanni  Bosco. 

DOM  BOSCO.  _  10 


—  146  — 

Nous  aimerions  à  redire  ici  jusqu'au  bout,  d'après  l'auteur 
de  sa  transformation,  comment  cette  transformation  s'opéra. 

«  Il  était  devenu  tout  triste,  raconte  dom  Bosco  ;  le  sourire 
ne  se  montrait  plus  sur  ses  lèvres  ;  souvent,  tandis  que  ses 
camarades  étaient  corps  et  âme  en  récréation,  il  se  retirait 
dans  quelque  coin  à  penser,  à  réfléchir,  parfois  à  pleurer.  Je 
l'observais  de  près  ;  aussi,  quand  le  moment  me  parut  venu, 
je  le  fis  appeler  et  lui  dis  : 

«  Mon  cher  Magon,  je  désirerais  que  tu  me  fisses  un  plai- 
sir, mais  je  ne  voudrais  pas  un  refus. 

»  —  Parlez  seulement,  répondit-il  empressé,  parlez,  vous 
ne  pouvez  rien  me  demander  que  je  ne  sois  disposé  à  faire 
pour  vous. 

»  —  J'aurais  besoin  que  tu  me  laissasses  un  moment  maître 
de  ton  cœur;  oui,  ouvre-le-moi,  mon  cher  enfant,  que  j'y 
puisse  lire  la  cause  de  ce  chagrin  qui  te  mine  et  qui  m'afflige. 

»  —  C'est  vrai,  ce  chagrin....  ô  mon  père,  je  suis  déses- 
péré !  » 

»  Un  sanglot  lui  coupa  la  parole  et  il  se  mit  à  pleurer  abon- 
damment. Je  le  laissai  se  dégonfler.  Ensuite  je  repris,  sur  un 
ton  de  plaisanterie  : 

»  Gomment  !  le  voilà  ce  général  Michel  Magon,  chef  de 
toute  la  bande  de  Garmagnola  !  Quel  général  tu  me  fais  !  Toi 
qui  as  le  verbe  si  facile,  tu  ne  trouves  plus  à  m'exprimer  ce 
que  tu  as  sur  le  cœur  ! 

»  —  Je  ne  sais  par  oîi  commencer.... 

»  —  Dis-moi  un  seul  mot,  je  continuerai,  moi. 

»  —  Yoilà  :  j'ai  la  conscience  tout  embrouillée. 

»  —  SufiB.t,  mon  cher  enfant,  j'ai  tout  compris.  J'avais  be- 
soin que  tu  prononces  ces  premières  paroles  pour  que  je 
puisse  dire  le  reste....  » 

Et  le  bon  Père  lui  fit  faire  une  bonne  confession  qui,  pour 
l'enfant,  fut  le  point  de  partage  entre  sa  vie  passée  et  une  vie 
toute  nouvelle. 

Le  petit  birbante  devint  un  modèle  accompli  des  vertus  de 
l'enfance.  Encore  une  citation  : 


—  i47  — 

«  Je  l'avais  emmené  en  vacances  aux  Becchi,  avec  d'autres. 
Or,  un  jour  qu'ils  étaient  à  se  divertir  dans  le  bois,  et  tout  ab- 
sorbés, ceux-ci  par  la  recherche  de  champignons,  ceux-là  par 
l'abatage  de  châtaignes  ou  par  le  plaisir  de  faire  de  gros  tas 
de  feuilles,  Magon  disparut  sans  bruit.  Un  camarade  s'en 
aperçut  et,  dans  la  crainte  qu'il  n'eût  quelque  mal,  le  suivit. 
Michel,  se  croyant  bien  seul,  rentre  à  la  maison,  ne  dit  rien  à 
personne  et  va  droit  à  la  chapelle.  Celui  qui  l'avait  accompa- 
gné de  loin  le  trouva  tout  seul,  à  genoux  aux  pieds  du  très 
saint  Sacrement  et  plongé  dans  le  recueillement  de  la  prière. 

))  Interrogé  depuis  sur  le  motif  qui  l'avait  poussé  à  s'isoler 
ainsi,  il  répondit  :  J'ai  trop  peur  de  retomber  dans  le  péché  ; 
c'est  pour  cela  que  je  vais  supplier  Jésus,  dans  son  sacrement, 
de  me  donner  force  et  persévérance. 

»  Une  autre  fois,  pendant  les  ipêmes  vacances,  j'entendis 
pleurer,  la  nuit,  quand  tout  le  monde  dormait.  Je  me  mets 
tout  doucement  à  la  fenêtre  et  je  vois,  dans  un  angle  de  l'aire 
à  battre  le  grain,  un  enfant  qui  regarde  en  l'air  et  qui  san- 
glote et  soupire.  C'était  Magon.  Je  l'appelle  :  Es-tu  malade, 
Magon  ? 

))  Lui,  qui  se  croyait  seul,  fut  tout  confus  et  troublé.  Il  ne 
savait  que  répondre.  Mais  lorsque  j'eus  renouvelé  la  question, 
il  répondit  exactement  ceci  : 

«  Je  pleure  en  admirant  la  lune,  qui  depuis  tant  de  siècles 
reparaît  avec  régularité  pour  éclaircir  les  ténèbres,  sans 
jamais  désobéir  aux  ordres  du  Créateur  ;  tandis  que  moi,  qui 
suis  raisonnable,  j'ai  désobéi  tant  de  fois,  si  jeune  encore, 
j'ai  de  mille  manières  offensé  mon  Dieu,  m 

»  A  ces  mots,  il  se  remit  à  pleurer.  Je  le  consolai  en 
quelques  mots,  le  rassurai,  l'encourageai,  et  il  alla  reprendre 
son  sommeil  interrompu.  Mais  j'admirai,  dans  un  jeune 
homme  de  quatorze  ans  à  peine,  de  si  hautes  préoccupations 
et  une  conscience  si  tendre  (i).  » 

C'est  ainsi  que  dom  Bosco  savait  gagner  et  élever  les  âmes. 


(1)  CfiMO  biografico  suL  giovanetto  Michèle  Magone,  p.  56. 


—  -148  — 

Si  le  jeune  Magon  eût  vécu,  il  serait  aujourd'hui  un  des 
hommes  les  plus  distingués  du  clergé  italien,  qui  en  compte 
un  si  grand  nombre. 

Nous  l'avouons  ingénument  :  nous  voulions  nous  en  tenir 
là  pour  cet  enfant,  mais  nous  venons  de  relire  le  récit  de  sa 
mort  et  nous  ne  résistons  pas  à  la  satisfaction  de  prolonger, 
sur  ce  point  encore,  la  profonde  édification  du  petit  livre  de 
dom  Bosco  : 

«  Tout  d'un  coup  il  m'appela  par  mon  nom  et  me  dit  : 
«  Nous  y  sommes,  venez  à  mon  aide  ! 

»  —  Sois  tranquille,  lui  répondis-je,  je  ne  te  quitterai  pas 
que  tu  ne  sois  avec  le  Seigneur  en  paradis.  Mais  puisque  tu  te 
crois  au  moment  de  partir  de  ce  monde,  ne  veux-tu  pas 
donner  le  dernier  adieu  à  ta  mère? 

))  —  Non,  répondit-il,  je  ne  veux  pas  lui  occasionner  une 
aussi  grande  douleur 

»  —  Ne  me  laisses-tu  pas  au  moins  quelque  commission 
pour  elle? 

»  —  Oui,  dites  à  ma  mère  qu'elle  me  pardonne  tous  les  cha- 
grins que  je  lui  ai  causés  pendant  ma  vie;  je  m'en  repens. 
IDites-lui  que  je  l'aime  bien,  qu'elle  prenne  courage....  que  je 
vais  l'attendre  en  paradis.  » 

»  Ces  paroles  firent  pleurer  tous  les  assistants.  Je  refoulais 
mes  propres  larmes  afin  d'occuper  en  de  bonnes  pensées  ses 
derniers  moments.  Je  lui  adressais  donc,  de  temps  en  temps, 
quelques  questions  : 

«  Que  dirai-je  de  ta  part  à  tes  camarades? 

»  —  Qu'ils  fassent  toujours  de  bonnes  confessions. 

»  —  De  toutes  les  actions  de  ta  vie,  quelle  est  celle  qui,  en 
ce  moment,  te  donne  le  plus  de  joie? 

i)  —  Ce  qui  me  console  le  plus  en  ce  moment,  c'est  le  peu 
que  j'ai  fait  en  l'honneur  delà  sainte  Vierge.  0  Marie,  Marie, 
qu'il  est  bon  de  mourir  votre  serviteur!  Toutefois,  mon  père, 
il  y  a  une  chose  qui  m'inquiète.  Quand  mon  âme,  séparée 
de  mon  corps,  sera  pour  entrer  dans  la  vie  éternelle,  que 
devrai-je  dire  ?  à  qui  m'adresseï  ? 


—  li'J  — 

»  —  Ne  crains  rien,  lui  dis-je,  Marie  t'accompagnera  devant 
lo  souverain  juge;  laisse-lui  le  soin  de  tout.  Mais  avant  de  te 
laisser  partir,  je  voudrais  te  donner  une  commission. 

»  —  Donnez,  mon  père,  je  ferai  de  mon  mieux  pour  obéir. 

»  —  Quand  tu  seras  en  paradis  et  que  tu  auras  vu  la  vierge 
Marie,  présente-lui  mon  humble  et  respectueuse  salutation 
et  celle  de  tous  ceux  qui  habitent  ici.  Prie-la  de  nous  bénir  ; 
qu'elle  nous  garde  sous  sa  protection  de  telle  sorte  que  pas  un 
de  ceux  qui  sont  dans  cette  maison,  ou  que  la  divine  Provi- 
dence y  enverra,  ne  se  perde  pour  l'éternité. 

»  —  Je  ferai  votre  commission,  mon  père;  n'en  avez-vous 
pas  d'autres? 

»  —  Pour  le  moment,  rien  de  plus;  repose-toi  Ci).  » 

Peut- on  imaginer  une  foi  plus  entière  et  plus  naïve  que  celle 
qui  respire  dans  ce  dialogue  entre^deux  prédestinés? 

La  biographie  du  jeune  Dominique  Soave,  par  le  même  au- 
teur, n'est  pas  moins  édifiante  et  ne  donne  pas  une  moindre 
idée  de  l'esprit  qui  régnait  dans  ce  pieux  Oratoire  de  Saint- 
François  de  Sales.  Nous  citons  toujours  : 

«  Après  la  définition  du  dogme  de  l'Immaculée  Conception, 
Dominique  voulut  en  perpétuer  le  souvenir  parmi  nous  d'une 
manière  vivante.  Dans  ce  but,  il  choisit  plusieurs  de  ses  cama- 
rades disposés  à  se  joindre  à  lui  pour  former  une  association 
portant  le  titre  auguste  que  l'Eglise  venait  de  reconnaître  à  la 
Reine  du  ciel.  Il  fit  un  règlement  que  le  directeur  approuva 
aux  conditions  suivantes  : 

«  Les  promesses  des  associés  n'auront  pas  force  de  vœu  ; 
elles  n'obligeront  même  pas  sous  peine  de  péché  quelconque, 
et  aucune  pratique  nouvelle  ne  pourra  être  ajoutée  sans  la 
permission  du  supérieur. 

»  Dans  les  réunions  qui  auront  lieu  une  fois  par  semaine, 
on  indiquera  un  acte  extérieur  de  charité  à  faire,  comme  de 
i^dlayer  et  approprier  l'église,  faire  le  catéchisme  aux  enfants 
ignorants,  procurer  du  secours  aux  malheureux,  etc. 

(1)  Michèle  Migone,  p.  70. 


—  IbO  - 

»  Les  communions  seront  distribuées  de  manière  qu'il  y  en 
ait  quelques-unes  tous  les  jours. 

»  Le  but  fondamental  de  l'association  sera  de  propager  la 
dévotion  envers  le  très  saint  Sacrement  et  la  sainte  Vierge.  » 

»  Dominique  fut  un  des  membres  les  plus  zélés;  il  se  com- 
portait en  docteur  dans  les  conférences  tenues  et  présidées 
par  l3S  jeunes  gens  eux-mêmes.  Plusieurs  de  ses  amis  marchè- 
rent sur  ses  traces;  mais  comme  ils  vivent  encore,  il  me  paraît 
prudent  de  ne  les  point  nommer.  Je  parlerai  seulement  de 
Jean  Massaglia,  de  Camille  Gavio  et  de  Joseph  Bongiovanni, 
parce  que  tous  les  trois  ont  déjà  reçu  la  récompense  éternelle. 

»  Gavio  ne  resta  que  deux  mois  avec  nous,  mais  ce  court 
espace  de  temps  suffit  pour  laisser  un  souvenir  ineffaçable  de 
sa  sainteté.  11  était  doué  d'un  talent  supérieur  en  peinture  et 
en  sculpture,  tellement  que  la  municipalité  de  Turin  se  déter- 
mina à  lui  venir  en  aide  pour  lui  faire  continuer  ses  études 
artistiques. 

»  Arrivé  à  l'Oratoire,  il  passait  ses  récréations  à  regarder 
les  autres  s'amuser,  peut-être  à  cause  de  son  état  maladif,  ou 
de  son  éloignement  de  la  maison  paternelle.  Dominique 
remarqua  son  air  pensif  et  vint  aussitôt  près  de  lui  : 

«  Eh  bien,  «  le  nouveau,  »  tu  ne  t'amuses  donc  pas? 

»  —  Non,  mais  vos  jeux  me  donnent  autant  de  distractions 
que  si  j'y  participais. 

»  —  Quel  âge  as-tu? 

»  —  Quinze  ans  accomplis. 

»  —  Tu  parais  triste  :  serais-tu  souffrant? 

»  —  Oui,  j'ai  fait  une  maladie  qui  m'a  conduit  aux  portes  du 
tombeau,  et  je  ne  suis  pas  encore  pleinement  rétabU. 

»  —  Tu  voudrais  sans  doute  guérir? 

))  —  Pas  précisément;  j'aime  mieux  m'abandonner  à  la  vo- 
lonté de  Dieu.  »  ! 

»  Ces  paroles  remplirent  de  joie  le  bon  Dominique,  qui  i 
continua  ainsi  :  ' 

«  Celui  qui  cherche  avant  tout  la  volonté  de  Dieu  est  sur 
la  voie  de  la  sainteté.  Tu  veux  donc  devenir  un  saint? 


—  loi    — 

»  —  C'est  mon  plus  ardent  désir. 

»  —  Tant  mieux  :  le  nombre  de  mes  amis  va  s'accroître.  Dès 
aujourd'hui  tu  prendras  part  à  nos  bonnes  œuvres  et  à  toutes 
nos  pratiques  de  dévotion. 

))  —  Bien  volontiers;  que  faut-il  faire? 

»  —  Je  vais  te  le  dire  en  deux  mots  :  notre  premier  soin  est 
d'éviter  le  péché  comme  un  ennemi,  car  il  ôte  la  grâce  de 
Dieu  et  la  paix  du  cœur,  ensuite  nous  tâchons  de  remplir 
exactement  nos  devoirs  et  d'être  toujours  contents.  Voici  une 
maxime  que  tu  devras  mettre  en  pratique  pour  entrer  dans 
l'esprit  de  notre  association  :  Servite  Domino  in  lœtitia  : 
servez  le  Seigneur  avec  allégresse.  » 

M  Cette  conversation  fut  un  baume  qui  pénétra  l'âme  de 
Gavio  et  la  réconforta  pleinement.  Il  devint  l'ami  de  Domi- 
nique et  l'imitateur  de  ses  vertus;  mais  la  maladie  dont  il 
portait  le  germe  reparut  au  bout  de  deux  mois.  Tous  les 
efforts  des  médecins,  unis  aux  soins  les  plus  dévoués,  ne 
purent  s'en  rendre  maîtres  (.')....  » 

La  vertu  de  Dominique  Soave  atteignit  à  un  degré  élevé,  si 
élevé  qu'il  parut  favorisé  de  communications  surnaturelles 
avec  Dieu.  Dom  Bosco  en  indique  des  exemples.  Le  dé- 
vouement de  ce  jeune  apôtre  à  la  chaire  de  saint  Pierre  était 
admirable. 

Il  aimait  à  s'entretenir  du  souverain  pontife,  assurant  à 
plusieurs  reprises  qu'il  désirait  le  voir  avant  de  mourir,  afin 
de  lui  communiquer  des  choses  importantes.  Je  l'interrogeai 
à  cet  égard;  il  répondit  :  «  Je  voudrais  dire  au  Pape  qu'au  mi- 
heu  de  ses  tribulations,  il  doit  s'occuper  tout  particulièrement 
de  l'Angleterre,  parce  que  Dieu  prépare  dans  ce  royaume  un 
grand  triomphe  à  son  Eglise. 

—  Sur  quelles  preuves  s'appuient  tes  paroles? 

—  Voici,  mais  n'en  parlez  à  personne,  on  se  moquerait  de 
moi.  Un  matin,  pendant  mon  action  de  grâces  après  la  com- 
munion, je  fus  surpris  par  une  distraction  très  forte.  Il  me 

(1)  Cenna  sul  giovane  Domcnico  Soave.  etc.,  pel  sac.  Giovanni  Hosco,  p.  71. 


—  1S2  — 

sembla  voir  une  vaste  plaine  remplie  de  gens  plongés  en 
d'épais  brouillards.  Ils  marchaient,  mais  comme  des  égarés 
qui  ne  savent  où  mettre  les  pieds.  Une  voix  me  dit  :  Ce  pays 
est  l'Angleterre.  J'allais  adresser  des  questions,  lorsque  parut 
Pie  IX,  tel  qu[on  le  représente  dans  ses  tableaux.  Il  était  vêtu 
majestueusement  et  tenait  en  main  un  flambeau  d'une  écla- 
tante lumière.  A  mesure  qu'il  avançait,  on  voyait  reculer  les 
ténèbres,  mais  elles  ne  se  reformaient  pas  derrière  lui,  si  bien 
que  la  foule  immense  resta  dans  la  lumière,  comme  en  plein 
jour.  La  voix  me  dit  encore  :  Ce  flambeau  est  la  religion  ca- 
tholique, qui  doit  éclairer  l'Angleterre.  » 

Etant  à  Rome  en  1858,  dom  Bosco  fit  part  de  ces  détails 
au  souverain  pontife,  qui  les  écouta  avec  intérêt  et  déclara 
n'en  être  nullement  surpris.  Il  venait  en  effet  de  rétablir  la 
hiérarchie  catholique  en  Angleterre,  et  apprenait  chaque  jour 
quelque  nouvelle  conversion  dans  ce  noble  pays  qui  fut  jadis 
File  des  saints  et  qui  le  redeviendra. 

Dom  Bosco  raconte  ensuite  d'autres  extases  du  jeune  Domi- 
nique. Lorsqu'on  parlait  du  ciel  devant  lui,  il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  qu'il  perdît  connaissance;  ses  camarades  le 
recevaient  dans  leurs  bras.  Il  en  était  ensuite  si  humilié  et  si 
confus  qu'il  ne  voulait  plus  s'amuser  avec  eux  et  cherchait  à 
se  promener  seul.  «  Que  voulez-vous,  disait-il,  je  suis  assailli 
de  distractions,  j'oublie  à  chaque  instant  où  je  me  trouve,  et 
je  ne  voudrais  pas  dire  des  choses  qui  feraient  rire  de  moi.  » 

«  Il  entra  un  jour  dans  ma  chambre  en  courant,  continue 
dom  Bosco  :  «  Venez,  mon  père,  venez  vite;  il  y  a  une  bonne 
œuvre  à  faire  ! 

»  —  Où  veux-tu  me  conduire?  lui  demandai-je. 

»  —  Yite,  vite,  mon  père,  »  répondit-il.  J'hésitais  encore; 
mais  en  le  voyant  si  ému  et  si  impatient,  je  consentis  à  le 
suivre;  j'avais  d'ailleurs  éprouvé  déjà  l'importance  de  sem- 
blables invitations. 

»  Il  s'engagea  successivement  dans  plusieurs  rues  sans  s'ar- 
rêter ni  parler;  je  le  suivais  de  mon  pas  le  plus  hâtif.  Enfin 
il  pénétra  dans  une  maison,  monta  jusqu'au  troisième  étage, 


—  153  — 

agita  la  sonnette  en  disant  :  «  C'est  là  que  vous  devez  entrer, 
mon  père,  »  et  il  partit  aussitôt. 

»  On  ouvre  :   • 

«  Oh!  vite,  me  dit  une  femme,  vite,  autrement  il  serait 
trop  tard.  Mon  mari  a  eu  le  malheur  de  se  faire  protestant , 
il  le  regrette  et  demande  en  grâce  de  mourir  dans  la  foi  ca- 
tholique. M 

M  Je  m'approchai  du  malade,  qui  attendait  avec  anxiété.  Je 
le  réconciliai  avec  l'Eglise  et  lui  donnai  l'absolution.  Cet  acte', 
à  peine  accompli  de  la  façon  la  plus  expédilive,  entra  le  curé' 
de  la  paroisse,  que  la  famille  du  malade  avait  envoyé  cher-  ' 
cher;  mais  il  commençait  à  peine  d'administrer  le  dernier 
sacrement,  et  n'en  était  qu'à  la  première  onction,  que  déjà  il 
n'avait  plus  sous  les  yeux  qu'un  cadavre. 

»  Je  voulus  savoir  comment  Dominique  avait  découvert  ce 
moribond.  Au  lieu  de  me  répondre,  il  me  regarda  d'un  air 
douloureux  et  se  mit  à  pleurer,  de  sorte  que  je  ne  lui  en  par- 
lai plus.  » 

Après  la  mort  de  Dominique  Soave,  de  nombreuses  guéri- 
sons  ou  grâces  extraordinaires  de  diverses  natures  furent  obte- 
nues par  son  intercession.  Dom  Bosco  en  cite  une  dizaine,  à 
la  suite  de  son  étude  biographique  (i)  ;  mais  il  les  fait  suivre 
de  cette  prudente  déclaration,  que  nous  nous  approprions  à 
notre  tour  et  que  nous  allons  reproduire  en  y  changeant  un 
seul  mot  :  le  nom  de  Bosco  substitué  à  celui  de  Soave  : 

«  A  tout  ce  qui  a  été  dit  ici  à  l'égard  de  dom  Jean  Bosco, 
»  l'auteur  n'a  pas  l'intention  de  donner  d'autre  autorité  que 
»  celle  d'un  simple  récit  historique.  Il  remet  toutes  choses 
»  au  jugement  de  la  sainte  Eglise,  dont  il  se  fait  gloire  de  se 
)>  dire  le  fils  très  obéissant,  toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en 
»  présente.  » 

(1)  Cenno,  p.  87. 


CHAPITRE  Xin. 


DOM  BOSCO   ECRIVAIN.    —   DOM  BOSCO   IMPRIMEUR. 


C'est  vers  la  même  époque,  de  1845  à  1860,  que  dom  Bosco 
publia  la  plupart  de  ses  ouvrages.  Où  trouvait-il  les  moyens 
et  la  force  d'embrasser  tant  de  '  choses  et  de  remplir  en 
quelque  sorte  plusieurs  carrières  simultanées,  dont  chacune 
eût  suffi  à  absorber  un  homme  ordinaire?  Ce  secret  est  celui 
de  sa  foi;  mais  le  temps  bien  distribué  devient  élastique,  et 
la  foi,  selon  la  parole  du  Maître,  transporte  les  montagnes. 

Dom  Bosco  a  composé  bien  près  d'une  centaine  de  volumes 
gros  ou  petits,  et  en  a  inspiré,  sans  les  signer,  un  bien  plus 
grand  nombre.  Tous  convergent  vers  un  même  but  .  l'exten- 
sion du  règne  de  Dieu  dans  les  âmes,  et  presque  tous  y 
tendent  par  un  même  moyen  :  l'éducation  de  la  jeunesse. 

Leurs  communes  qualités  sont  la  clarté,  la  sagacité,  l'onc- 
tion. 

Qu'on  ne  lui  demande  pas  les  brillantes  périodes  d'une 

rhétorique  visant  à  se  faire  admirer,  il  n'en  a  cure;  il  ne 

cherche  qu'à  être  bien  compris,  à  instruire,  à  convaincre,  à 

persuader.    Aucune    phrase    à    effet,    jamais    d'excursions 

.^oiseuses  hors  de  son  sujet,  peu  de  descriptions  et  toujours 

1  courtes,  beaucoup  de  dialogues,  beaucoup  d'exemples  entre- 

1  mêlés  à  ses  démonstrations,  bref,  un  dédain  complet  de  ce 

;  qu'on  a  appelé  «  l'art  pour  l'art;  »  m?is,  en  compensation,  une 

!  phrase  nourrie,  quoique  généi^alement  courte,  des  exprès- 


—  456  — 

sions  simples,  quoique  toujours  coulantes,  toujours  harmo- 
nieuses ,  une  discussion  bien  enchaînée ,  une  narration 
limpide,  et  parfois,  sans  qu'elle  ait  été  cherchée,  cette  forte 
et  saine  éloquence  qui  naît  de  la  vigueur  des  convictions  et 
qui  va  au  cœur  parce  qu'elle  vient  du  cœur  :  tel  est  dom 
Bosco,  la  plume  à  la  main. 

Un  de  ses  disciples  nous  Ta  peint  avec  amour  et  exacti- 
tude : 

«  Je  me  sens  tout  ému  quand  je  me  rappelle  ces  belles 
années  pendant  lesquelles  notre  bien-aimé  Père  nous  racon- 
tait ,  avec  sa  rare  simplicité ,  la  peine  inouïe  qu'il  s'était 
donnée,  au  temps  de  sa  jeunesse,  pour  cultiver  les  fleurs  de 
la  rhétorique,  les  périodes  arrondies,  les  belles  tournures,  et 
ensuite  les  efforts  qu'il  dut  faire,  la  lutte  qu'il  dut  engager 
avec  lui-même  pour  faire  autrement  et  pour  arriver  à  cette 
forme  unie,  simple,  candide,  et  cependant  toujours  correcte, 
qui  rend  si  aimables  ses  paroles  et  ses  écrits. 

»  Je  me  souviens  de  ce  qu'il  nous  racontait  au  sujet  de  son 
Histoire  ecclésiastique  et  de  sa  vénérable  mère,  douée  d'un 
grand  sens  catholique,  mais  tout  à  fait  ignorante  en  littéra- 
ture. Afin  de  rendre  sa  composition  intelligible  à  tous,  il  lui 
en  faisait  la  lecture,  puis  retouchait  et  corrigeait  d'après  ses 
conseils.  Il  lui  arriva  souvent  de  refaire  des  chapitres  entiers, 
sans  tenir  compte  de  la  fatigue.  Son  unique  désir  fat,  sans 
dédaigner  l'art  dans  sa  sobre  beauté,  d'être  bien  compris  (^).  » 

Les  écrits  de  dom  Bosco  peuvent  se  distribuer  en  quatre 
catégories  : 

Œuvres  de  piété; 

CEuvres  de  discussion  religieuse; 

Récits  pour  la  jeunesse  ; 

Cours  classiques. 

Nous  ne  pourrions  les  analyser  tous,  même  sommairement, 
sans  dépasser  les  limites  de  cette  histoire.  Nous  devons  au 


(1)  Les  idées  de  dom  Boso)  sur  l'imiruction  el  l'éducation,  par  François  Cerruii, 
p.  42. 


—  157  — 

moins  mentionner  les  principaux;  sans  cela  on  ne  connaîtrait! 
pas  dom  Bosco  tout  entier. 

Ses  principales  œuvres  de  piété  sont  : 

Il  Glovane  proveduto,  en  français  :  le  Jeune  homme  instruit 
dans  la  pratique  de  ses  devoirs  (la  plupart  des  ouvrages  de 
dom  Bosco  ayant  été  traduits,  nous  ne  donnerons  que  les 
titres  français)  ; 

La  Jeune  fille  instruite  dans  la  pratique  de  ses  devoirs; 

Le  Chrétien  selon  l'esprit  de  saint  Vincent  de  Paicl; 

La  Clef  du  paradis  mise  aux  mains  des  bons  chrétiens  ; 

Le  Vade-mecum,  ou  Avis  importants  pour  le  salut; 

Prières  du  matin  et  du  soir  avec  d'autres  pratiques  ; 

Manière  pratique  d'assister  à  la  sainte  messe; 

Le  Jubilé,  son  institution  et  pratiques  diverses  pour  la  visite, 
des  églises  ;  i 

Les  six  dimanches  et  la  Neuvaine  en  l'honneur  de  sainti 
Louis  de  Gonzague; 

Un  Mois  de  Marie; 

Une  Vie  de  saint  Joseph  ; 

V Apparition  de  la-sainte  Vierge  à  la  Salette,  etc.,  etc. 

Parmi  les  œuvres  de  discussion  religieuse  ou  d'expositioni 
doctrinale  nous  citerons  : 

Le  Catholique  dans  le  monde,  entretiens  familiers  d'un  père' 
avec  ses  enfants; 

Fondements  de  la  religion  catholique  ; 

L'Eglise  catholique  et  sa  hiérarchie  ; 

Entretiens  d'un  avocat  et  d'un  curé  sur  la  confession; 

Deux  conférences  entre  deux  ministres  protestants  et  unpré-< 
tre  catholique  sur  le  Purgatoire; 

Maximin,  ou  Rencontre  d'un  jeune  homme  avec  un  mitiistrei 
protestant  sur  le  Capitole  ; 

Marie  Auxiliatrice ,  histoire  de  son  culte,  etc.,  etc. 

Plusieurs  de  ces  publications  se  sont  écoulées  à  des  cen- 
taines de  milliers  d'exemplaires,  et  le  bien  qu'elles  ont  fail; 
est  incalculable. 

Les  récits  destinés  à  la  jeunesse  sont  peut-être  la  partie 


—  458  — 

la  plus  exquise  des  travaux  littéraires  de  dom  Bosco.  Nos  lec- 
teurs en  connaissent  déjà  deux,  par  des  extraits  :  la  biogra- 
phie de  Dominique  Soavc  et  celle  de  Michel  Magon. 

Il  en  écrivit  plusieurs  autres,  toutes  remplies  de  charme 
autant  que  d'édification  : 

Biographie  du  jeune  Antoine  Colle  ; 

Biographie  du  jeuîie  Louis  Comollo; 

Courtes  notices  sur  divers  confrères  salêsiens  ; 

Biographie  du  jeune  François  Besucco ,  ou  le  Petit  pâtre  des 
Alpes  ; 

Vie  de  Marie  des  Anges,  carmélite; 

Notice  sur  dom  Caffasso,  etc. 

Il  composa  aussi  des  histoires  ou  contes  de  pure  ima- 
gination, destinés  à  servir  de  cadres  à  l'enseignement  de 
la  vertu  et  à  la  faire  aimer.  La  France  a  donné  à  la  jeu- 
nesse de  tous  les  pays  bon  nombre  de  recueils  dans  ce 
genre,  depuis  Berquin  jusqu'à  M""^  la  comtesse  de  Ségur; 
l'Angleterre  s'honore  des  petits  romans  de  miss  Edgeworth  ; 
l'Allemagne,  de  ceux  du  chanoine  Schmidt,  le  meilleur  de 
tous;  l'Italie,  grâce  à  la  plume  de  dom  Bosco,  peut  désor- 
mais soutenir  la  comparaison  avec  les  autres  nations  let- 
trées. 

Pierre,  ou  la  Puissance  d'une  bonne  éducation,  est  incontes- 
tablement un  des  modèles  du  genre. 

On  retrouve  le  même  intérêt  et  l'on  respire  le  même  par- 
fum de  bon  sens  pratique  et  de  sentiments  délicieux  dans  les 
autres  récits  moraux  et  religieux  de  dom  Bosco  : 

Angelina,  ou  V Orpheline  des  Apennins; 

Séverin,  ou  Aventures  d'un  enfant  des  Alpes; 
j      Contes  et  Nouvelles  [Novelle  e  Racconti)  ; 

Valentin,  ou  la  Vocation  empêchée,  etc. 

Dom  Bosco  a  même  publié  deux  petits  drames  pour  un 
théâtre  d'écoliers  :  La  Maison  de  la  fortune  et  Louis,  ou 
Dispute  entre  un  avocat  et  deux  ministres  protestants. 

Parmi  ses  publications  classiques  se  trouvent  : 

Traité  d'arithmétique  simplifiée  ; 


—  IK)  — 

Histoire  sainte  à  l'usage  des  écoles  ; 

Manière  facile  pour  apprendre  V histoire  sainte; 

Histoire  ecclésiastique  à  l'usage  de  la  jeunesse  ; 

Histoire  d'Italie,  depuis  ses  premiers  habitants  jusqu'à  nos 
jours. 

Adoptés  dans  les  divers  établissements  salésiens,  ces 
traités  sont  arrivés  naturellement  à  un  chiffre  considé- 
rable d'éditions;  mais  ils  méritent  leur  succès. 

L'Histoire  d'Italie  —  plus  de  500  pages  in-octavo  d'un  ca- 
ractère compact  —  n'est  pas,  comme  tant  d'autres,  un  sque- 
lette sans  vie,  une  indigeste  accumulation  de  faits,  de  dates, 
de  noms  propres,  ni  un  plaidoyer  pour  ou  contre  un  parti 
politique.  Elle  est  un  ex  posé  clair,  judicieux,  concis,  des  évé- 
nements; elle  écarte  les  conjectures  incertaines  et  les  inci- 
dents secondaires,  qui  ne  servent, qu'à  embrouiller,  et  qu'un 
élève  ne  devrait  pas  être  invité  à  retenir,  puisqu'on  sait 
d'avance  qu'il  ne  les  retiendra  pas;  elle  s'attache  (ce  que  nous 
voudrions  bien  voir  aussi  dans  nos  Histoires  de  France)  à 
conduire  de  front  la  marche  de  l'esprit  humain  avec  celle 
des  révolutions  des  Etats,  et  à  faire  connaître  les  savants,  les 
mœurs  et  coutumes,  les  écrivains,  les  bienfaiteurs  ou  les  fléaux 
de  l'humanité,  en  même  temps  que  les  rois  et  les  généraux  ; 
enfin,  ne  perdant  jamais  de  vue  ceux  à  qui  elle  est  destinée, 
elle  laisse  aux  ouvrages  spéciaux  tout  ce  qui  pourrait  être  pour 
la  jeunesse  un  sujet  d'étonnement  ou  de  discussion;  mais 
il  est  un  ordre  de  faits  qu'elle  met  plus  particulièrement  en 
relief,  ce  sont  ceux  qui  peuvent  porter  à  l'amour  de  la  vérité, 
de  la  vertu  et  de  la  patrie. 

Pour  ce  qui  est  de  la  véracité,  je  puis,  dit  dom  Bosco  dans 
sa  préface,  «  je  puis  affirmer  au  lecteur  que  je  n'ai  pas  rédigé 
une  phrase  sans  la  confronter  avec  les  auteurs  les  plus  accré- 
dités et,  autant  que  possible,  contemporains  ou  au  moins  voi- 
sins de  chaque  événement  important.  Je  ne  me  suis  pas  non 
plus  épargné  la  fatigue  de  lire  avec  soin  tous  les  historiens 
italiens  modernes,  afin  d'extraire  de  chacun  ce  qui  m'a  paru 
convenir  à  mon  dessein.  » 


—  IGO  — 

Nicolas  Tommaseo,  juge  compétent,  a  fait  de  l'Histoire  d'Ita- 
lie de  dom  Bosco  un  éloge  sans  réserves  :  «  L'abbé  Bosco, 
dans  un  volume  relativement  petit,  a  condensé  toute  notre 
histoire  ;  il  sait  choisir  les  faits  et  les  entourer  d'une  lumière 
très  vive....  Dans  une  si  grande  multitude  de  choses  à  racon- 
ter, il  conserve  l'ordre  et  la  clarté  qui,  se  répandant  d'un  es- 
prit serein,  insinuent  dans  les  jeunes  esprits  une  heureuse 
sérénité.  Pour  faire  des  Uvres  destinés  à  la  jeunesse,  certaine- 
ment l'expérience  de  l'enseignement  ne  suffit  pas,  mais  elle 
est  un  puissant  auxiliaire  ;  elle  complète  les  autres  qualités 
requises  dans  ce  difficile  travail. 

»  Vouloir  faire  des  enfants  autant  d'hommes  d'Etat  et  leur 
apprendre  à  dogmatiser  sur  le  sort  des  empires  et  sur  les  cir- 
constances qui  firent  perdre  à  tel  ou  tel  capitaine  une  bataille 
rangée,  c'est  pédanterie  pure  et  non  toujours  innocente, 
parce  qu'elle  habitue  des  esprits  inexpérimentés  à  juger  sur 
la  parole  d'autrui  de  choses  qu'ils  ne  peuvent  comprendre  ; 
parce  qu'elle  leur  donne  ainsi  une  fausse  conscience,  et  parce 
qu'elle  ne  les  forme  pas  à  apphquer  modestement  les  docu- 
ments de  l'histoire  à  la  pratique  de  la  vie  commune.  Ne  voyons- 
nous  pas  au  contraire  les  grands  historiens,  les  grands  poètes 
de  l'antiquité,  se  complaire  à  dévisager  l'homme  public  et  à 
retrouver,  à  peindre  en  lui,  et  pour  ainsi  dire  sous  son  masque, 
l'homme  privé  ;  en  sorte  qu'ils  jugent  dans  le  prince  et  dans 
le  citoyen  le  père,  le  fils,  le  frère  ?  De  là  l'incomparable  beauté 
des  œuvres  poétiques  ou  historiques  anciennes.  Beaucoup 
d'écrivains  modernes,  au  lieu  de  cette  application  sage  et 
utile,  font  de  leurs  récits  la  démonstration  de  quelque  théo- 
rie, qu'ils  suivent  du  commencement  à  la  fin,  et  à  laquelle  ils 
plient  et  tordent  les  faits  et  leurs  causes  ;  ils  se  montrent  ainsi 
eux-mêmes  sans  cesse,  eux  et  leur  projet,  s'obstinant  à  ne 
laisser  apparaître  qu'un  côté  de  la  vérité,  et,  sous  des  formes 
différentes,  vont  répétant  à  satiété  la  même  chose;  ni  narra- 
teurs ni  peintres,  mais  déclamateurs  importuns.  Ils  ne  s'aper- 
çoivent pas  que  l'histoire,  ainsi  que  la  nature  entière,  est 
comme  une  grande  parabole  proposée  aux  hommes  nar  Dieu, 


—  161  - 

et  que  vouloir  la  restreindre  à  une  thèse,  c'est  la  stériliser  et 
faire  avorter  misérablement  le  plan  divin....  » 

Dom  Bosco  avait  offert  au  ministre  de  l'instruction  publi- 
que, M.  Lanza,  un  des  premiers  exemplaires  de  l'Histoire 
d'Italie.  Le  ministre,  après  examen  sérieux,  fut  si  satisfait  de 
l'ouvrage,  qu'il  le  fit  adopter  pour  les  écoles  publiques  et 
remit  à  l'humble  auteur  un  prix  de  mille  francs.  Plus  tard, 
la  guerre  s'étant  accentuée  contre  les  idées  rehgieuses,  un 
autre  ministre,  M.  Amari,  voulut  faire  modifier  quelques  pas- 
sages :  «  Depuis  votre  première  édition,  dit-il  à  dom  Bosco, 
un  changement  s'est  produit  dans  les  idées;  pourquoi  ne  se 
refléterait-il  pas  dans  votre  livre?  Vous  savez  le  proverbe: 
chaque  fois  que  la  volaille  reparaît  sur  la  table,  il  faut  une 
sauce  nouvelle. 

—  Pour  la  volaille,  d'accord,  répondit  dom  Bosco,  mais  il 
n'est  pas  permis  d'accommoder  ainsi  les  faits  historiques. 
L'histoire  est  toujours  la  même,  le  vrai  ne  peut  devenir  le 
faux,  pas  plus  que  le  blanc  ne  saurait  être  le  noir.  »  Il  refusa 
de  refondre  son  travail  pour  en  faire  ce  je  ne  sais  quoi  de  flot- 
tant et  d'indécis  qu'on  désirait;  mais  il  perdit  la  clientèle  des 
écoles  publiques. 

Les  mêm^s  qualités  de  critique  et  d'écrivain  se  retrouvent 
dans  l'Histoire  sainte  de  dom  Bosco  et  dans  son  Histoire  ecclé- 
siastique, conçues  d'après  la  même  méthode  et  dans  les  mêmes 
dimensions. 

Le  dernier  de  ces  ouvrages  a  été  publié  par  fragments  suc- 
cessifs, dans  Tordre  chronologique,  sous  les  titres  de  Vie  de 
saint  Pierre,  Vie  ds  saint  Paul,  Vie  des  saints  pontifes  Lin, 
Clet  e*<  Clément,  etc.,  etc.  (il  y  a  ainsi  une  vingtaine  de  vo- 
lumes de  IGO  à  250  pages  chacun).  Vie  de  saint  Martin,  évêquc 
de  Tours,  Vie  de  saint  Pancrace,  etc.;  jusqu'à  un  recueil  de 
faits  et  d'anecdotes  sjr  Pie  IX,  et  à  l'histoire  de  l'élection  de 
Léon  XIII  au  souveri::in  pontificat. 

Par  leur  suje',  ces  divers  récits  se  développent  dans  le  do- 
maine de  l'apologétique  et  de  lascétisme  autant  que  dans  celui 
de  l'histoire  proprement  dite.  L'auteur,  chemin  faisant,  prend 

DOU  BOSCO.  11 


—  1<>2  — 

corps  à  corps  et  terrasse  les  calomnies  les  plus  répandues 
contre  l'Eglise.  Ainsi,  à  la  fin  de  la  Vie  de  saint  Pierre,  il  a  mis 
en  appendice,  sur  la  venue  de  saint  Pierre  à  Rome,  contestée 
depuis  peu  par  certains  protestants,  une  dissertation  lumi- 
neuse et  qui  est  un  modèle  de  discussion  courtoise,  mais  ser- 
rée et  irréfutable. 

La  préface  de  ce  même  ouvrage  est  une  profession  de  foi 
où  se  manifeste,  dans  sa  pathétique  naïveté,  toute  l'âme  de 
l'auteur  ;  nous  ne  résistons  pas  au  plaisir  de  la  reproduire. 

«  A  qui  veut  entrer  dans  un  palais  clos  et  en  prendre  pos- 
session, le  premier  soin  doit  être  de  s'entendre  avec  celui  qui 
en  tient  les  clefs. 

»  Malheur  à  qui  se  trouvant  sur  un  navire  en  mer,  n'est  pas 
dans  les  bonnes  grâces  du  pilote  ! 

M  Malheur  à  la  brebis  qui  erre  loin  du  berger  et  refuse 
d'écouter  sa  voix  ! 

»  Cher  lecteur,  tu  as  un  palais  à  la  possession  duquel  tu 
dois  aspirer;  mais,  en  attendant,  tu  navigues  sur  une  mer 
orageuse,  en  danger  constant  de  te  briser  sur  les  écueils;  pour 
employer  encore  une  autre  comparaison,  tu  es  une  brebis  er- 
rant parmi  des  pâturages  dont  quelques-uns  sont  empoison- 
nés, exposée  à  tomber  dans  les  précipices,  épiée  par  des  loups 
rapaces. 

»  Ah!  oui,  tu  as  besoin  de  te  rendre  propice  celui  auquel 
furent  consignées  les  clefs  du  ciel  ;  tu  dois  confier  ta  vie  au 
grand  pilote  du  navire  du  Christ,  au  Noé  du  Nouveau  Testa- 
ment ;  tu  dois  te  serrer  auprès  du  suprême  pasteur  de  l'Eghse, 
qui  seul  te  guidera  dans  les  pâturages  sains,  à  l'abri  des  dan- 
gers. 

»  Eh  bien,  le  portier  du  royaume  du  ciel,  le  grand  pilote  et 
le  pasteur  des  hommes,  c'est  saint  Pierre,  prince  des  apôtres, 
qui  exerce  ses  fonctions  dans  la  personne  du  souverain  pon- 
tife, son  successeur.  Il  ouvre  et  ferme,  gouverne  l'Eglise, 
guide  les  âmes  au  salut. 

»  Ne  regrette  donc  point,  lecteur  pieux,  de  parcourir  la 
courte  vie  que  je  te  présente;  apprends  à  connaître  Pierre,  à 


—  163  — 

respecter  son  autorité  suprême  d'honneur  et  de  juridiction, 
à  distinguer  la  voix  du  pasteur,  à  l'aimer  et  à  la  suivre.  Qui 
est  avec  Pierre  est  avec  Dieu,  chemine  dans  la  lumière  et 
court  à  la  vie.  Qui  n'est  pas  avec  Pierre  est  contre  Dieu,  va 
trébuchant  dans  les  ténèbres,  et  se  précipite  à  la  perdition. 
En  deux  mots,  là  où  est  Pierre,  là  est  la  vie;  là  où  Pierre 
n'est  pas,  là  est  la  mort.  » 

Afin  de  rendre  moins  onéreuse  la  pubhcation  de  ses  œuvres, 
et  bientôt  celle  des  œuvres  de  ses  disciples,,  dom  Bosco  s'at- 
tacha, dès  qu'il  le  put,  à  les  imprimer  lui-même.  L'imprime- 
rie fut  son  industrie  favorite;  l'imprimerie,  travail  matériel, 
mais  levier  intellectuel  et  moral  le  plus  puissant  de  notre 
époque.  Les  ateliers  du  Valdocco  embrassèrent  peu  à  peu 
tout  ce  qui  concourt  à  la  confection  d'un  livre  :  fabrication  du 
papier,  fabrication  des  caractères  typographiques  sortant, 
nets  et  parfaits,  du  laboratoire,  sous  la  mam  des  enfants; 
composition  et  correction  ;  impression  par  de  belles  machines, 
pour  le  perfectionnement  desquelles  rien  n'était  épargné  ;  ate- 
liers de  brochage,  de  reliure  et  de  dorure.  Tout  cela  vint  ali- 
menter une  vaste  et  riche  Hbrairie,  où  s'étalèrent  les  plus 
beaux  livres  liturgiques,  les  ouvrages  classiques  édités  ou 
réédités  par  dom  Bosco  ou  sous  son  impulsion,  et  les  publi- 
cations italiennes  et  françaises  les  plus  utiles.  Ces  impri- 
meries et  ces  hbrairies  furent  multipliées,  plus  tard,  dans 
presque  toutes  les  maisons  salésiennes. 

La  papeterie  principale  fut  installée  près  de  Turin,  à  Mathi. 
Détruite  par  l'explosion  d'une  chaudière,  elle  a  été  rebâtie 
entièrement,  et  sur  de  plus  grandes  proportions,  quelques 
années  avant  la  mort  du  saint  fondateur. 

Il  envoya  à  la  grande  exposition  de  Turin,  en  1884,  une 
synthèse  complète  de  l'industrie  typographique,  dont  un  visi- 
teur parle  dans  les  termes  suivants  : 

«  Vous  avez  là  réunies  et  fonctionnant,  vous  touchez  et  em- 
brassez d'un  regard,  toutes  les  branches  d'industrie  qui  se 
rapportent  au  livre,  depuis  la  fabrication  du  papier  jusqu'à  la 
librairie,  en  passant  par  la  fonderie  de  caractères,  l'imprimerie 


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et  la  reliure;  rien  ne  manque  à  cet  ensemble,  et  tout  s'y  suc- 
cède dans  l'ordre  logique. 

»  A  droite,  en  un  vaste  réservoir,  vous  voyez  la  pâte  des- 
tinée à  être  convertie  en  papier  par  une  machine  modèle,  faite 
tout  récemment  d'après  les  derniers  progrès  de  la  science;  à 
votre  gauche,  se  trouve  la  librairie,  à  laquelle  vous  pouvez 
commander  un  livre,  à  faire  avec  cette  même  pâte  qui  attend 
le  moment  de  circuler  dans  la  machine,  pour  s'y  transformer 
en  papier. 

»  Faites  une  courte  promenade;  suivez  cette  pâte  tombant 
d'abord  dans  une  large  cuve  en  briques  où  elle  est  tourmentée 
pour  se  mêler  intimement  à  l'eau  la  plus  Hmpide  ;  suivez-la, 
devenue  liquide  et  blanchâtre,  sur  les  divers  tamis  qui  la 
séparent  de  l'eau;  puis  soutenue  par  des  toiles  sans  fin,  voyez- 
la  passer  enfin  sous  les  grands  cylindres  qui  la  compriment, 
la  sèchent  et  la  changent  en  un  papier  souple  et  résistant, 
que  l'on  découpe  sous  vos  yeux  pour  le  livrer  bientôt,  feuille 
immaculée,  aux  jeunes  imprimeurs.  Ceux-ci  ont  déjà  composé 
la  planche  d'impression  avec  des  caractères  faits,  tout  auprès 
d'eux,  par  leurs  camarades  de  la  fonderie  typographique;  ils 
soumettent  la  feuille  à  l'action  de  la  presse  et  la  passent  au 
reHeur,  qui  la  phe,  l'unit  à  ses  sœurs  par  une  soUde  couture, 
bref,  en  forme  un  livre  couvert  en  maroquin  et  le  passe  au 
doreur;  celui-ci  transmet  enfin  au  libraire  un  magnifique 
volume  doré  sur  tranches  et  artistement  orné  des  filets  d'or 
les  plus  gracieux. 

))  On  imprimait  alors  une  édition  superbe  de  Fabiola,  avec 
de  nombreuses  et  très  fines  gravures  dont  l'exécution  ne  lais- 
sait rien  à  désirer.  J'étais  émerveillé  :  ce  charmant  ensemble, 
cette  ravissante  synthèse  du  travail  et  la  confection  rapide  et 
économique  qu'elle  permet  d'obtenir,  sans  rien  enlever  à  la 
perfection  des  produits,  est  sans  nul  doute  ce  que  j'ai  vu  de 
plus  intéressant  et  de  plus  utile  à  l'exposition  de  Turin;  ce 
sera  mon  meilleur,  peut-être  même  mon  unique  souvenir  (0.  » 

(1)  BvXkttn  salétien,  décembre  1884. 


—  16o  — 

Eq  anticipant  sur  l'ordre  chronologique  —  chose  inévitable 
si  l'on  veut  conserver  l'ordre  des  matières,  —  nous  mention- 
nerons ici  une  des  dernières  créations  de  dom  Bosco,  celle  du 
Bollettino  salesiano,  Bulletin  salésien,  pubhcation  mensuelle 
qu'il  commença  en  1878,  en  italien,  et  qui  eut  lieu  aussi  en 
français  à  partir  de  1879,  et  en  espagnol  à  partir  de  1886. 
Cette  publication  était  devenue  indispensable  pour  relier 
entre  elles  les  différentes  maisons  salésiennes,  lorsqu'elles 
se  furent  multiphées  et  répandues  pour  amsi  dire  par  toute 
la  terre.  Elle  a  pour  épigraphes  les  textes  suivants  : 

(c  II  enseigna  le  peuple,  il  pubha  ce  qu'il  avait  fait....  Il 
rechercha  des  paroles  utiles,  et  il  écrivit  des  discours  pleins 
de  droiture  et  de  vérité.  Les  paroles  des  sages  sont  comme 
des  aiguillons,  et  comme  des  clous  enfoncés  profondément, 
le  pasteur  unique  nous  les  ayant  données  par  le  conseil  et  la 
sagesse  des  maîtres.  »  {Ecclcs.,  xii,  9,  10,  11.) 

«  Le  péril,  très  Saint  Père,  est  tout  entier  dans  la  diffusion 
d'infâmes  libelles;  à  ce  mal  immense  je  ne  vois  qu'un  seul 
remède,  la  fondation  d'une  imprimerie  catholique,  placée 
sous  le  patronage  du  saint-siège;  de  façon  que  nos  réponses 
ne  se  faisant  pas  attendre,  nous  puissions  descendre  dans 
l'arène  avec  avantage  et  répondre  avec  un  succès  certain  aux 
provocations  des  apôtres  de  l'erreur.  » 

fS.  François  de  Sales.) 

«  Il  ne  se  tromperait  guère  celui  qui  attribuerait  principa- 
lement à  la  mauvaise  presse  l'excès  du  mal  et  le  déplorable 
état  de  choses  auquel  nous  sommes  arrivés  présentement. 
L'usage  universel  ayant  cependant  rendu  la  presse  en  quel- 
que sorte  nécessaire,  les  écrivains  catholiques  doivent  s'em- 
ployer de  toutes  leurs  forces  à  la  faire  servir  au  salut  de  la 
société.  »  (LÉON  XIII.) 

«  La  presse  périodique,  soumise  à  l'autorité  hiérarchique, 
inspirée  par  l'esprit  de  Jésus-Christ,  devient  un  pouvoir 
immense  :  elle  illumine,  elle  soutient  la  vérité,   démasque 


—  166  — 

l'erreur,   sauve  et  civilise;  elle  peut   devenir  un  sublime 
apostolat.  »  (Cardinal  Alimonda.) 

Ces  textes  sont  un  magnifique  encouragement  pour  tous 
ceux  qui  se  sont  voués  à  servir  la  vérité  dans  la  presse  pério- 
dique, à  l'exemple  de  dom  Bosco.  Ils  n'ont  pas  toujours, 
comme  lui,  l'étendue  du  savoir,  la  finesse  et  la  sûreté  de  la 
logique,  ni  l'agrément  et  le  pittoresque  du  langage;  puissent- 
ils  avoir  du  moins  le  dévouement,  la  docilité,  la  charité,  et 
cette  modestie  qui  sied  dans  une  carrière  où  l'on  sait  d'avance 
qu'on  n'arrivera  à  rien  ici-bas,  ni  à  la  faveur  des  princes,  ni 
à  la  popularité  auprès  des  foules!  La  carrière  conduit  au  ciel, 
cela  doit  suffire. 

Mais  il  est  glorieux  et  doux  aux  journalistes  et  aux  impri 
meurs  ou  éditeurs  catholiques  d'avoir  eu  des  confrères  tels 
que  dom  Bosco» 


CHAPITRE  XIV. 

COMMENT  DOM-  BOSCO  ENTENDAIT  l'ÉDUCATION.  —  SYSTEME 
PRÉVENTIF  ET  SYSTÈME  RÉPRESSIF.  —  s'aTTACHER  A.  FORMER 
LA   VOLONTÉ.    —    DIEU    PARTOUT. 


On  nous  permettra  de  suspendre  encore,  dans  ce  chapitre 
et  dans  le  suivant,  l'exposé  des  faits,  pour  nous  arrêter  à  ce- 
lui des  doctrines  ;  si  les  pages  qu'on  va  lire  ne  sont  pas  les 
plus  entraînantes  de  cette  histoire,  elles  ne  seront  pas  les 
moins  instructives  ni,  pour  les  esprits  sérieux,  les  moins  in- 
téressantes. 

Tout  le  plan  d'éducation  de  dom  Bosco  repose  sur  la  cha- 
rité chrétienne.  Les  courtes  mais  admirables  instructions  sur 
le  système  préventif,  qu'il  plaça  en  tète  du  règlement  de  ses 
diverses  maisons,  témoignent  à  la  fois  de  la  tendresse  de  son 
âme  et  de  sa  parfaite  connaissance  de  l'enfant. 

Il  existe  deux  systèmes,  dit-il,  le  préventif  et  le  répressif. 
fuB  système  répressif  consiste  à  faire  connaître  la  loi  à  ceux 
qui  la  doivent  observer,  puis  à  les  surveiller  pour  punir  les 
transgresseurs.  Dans  ce  système,  le  représentant  de  l'autorité 
doit  apparaître  rarement,  et  toujours  sévère;  toute  familia- 
rité lui  est  interdite.  C'est  le  système  le  plus  facile,  le  moins 
pénible;  il  convient  au  service  militaire  et,  en  général,  pou 
régir  les  personnes  adultes,  qui  sont  en  état  de  connaître  les 
lois  et  de  ne  pas  les  perdre  de  vue. 

Bien  différent,  presque  opposé,  est  le  système  préventif.  Il 


—  168  — 

commence  également  par  faire  connaître  la  loi,  mais  il  s'ap- 
plique à  surveiller  ensuite  si  étroitement  et  avec  tant  d'amour 
celui  qui  la  doit  accomplir,  qu'on  le  mette  pour  ainsi  dire 
dans  l'impossibilité  d'y  manquer  et  qu'on  lui  en  ôte  le  désir, 
s'il  en  a  la  faculté.  Ce  système  s'appuie  tout  entier  sur  la 
raison,  la  religion  et  l'affection.  C'est  le  plus  noble  et  le  plus 
juste,  mais  celui  qui  exige  le  plus  de  dévouement  de  la  part 
de  l'autorité.  Il  convient  surtout  à  la  jeunesse,  parce  qu'elle 
est  naturellement  si  mobile  qu'elle  oublie  à  chaque  instant 
et  la  loi  et  le  châtiment,  ce  qui  donne  strictement  droit  à 
beaucoup  d'indulgence,  et  aussi  parce  qu'on  obéit  bien  mieux 
à  l'amour  qu'à  la  crainte. 

L'éducateur,  selon  dom  Bosco,  doit  être  un  père,  un  con- 
seiller, un  ami,  plutôt  qu'un  maître.  Son  but  est  d'amener 
l'enfant  à  l'aider  de  ses  propres  efforts  pour  arriver  au  but 
commun,  qui  est  son  amélioration. 

Ainsi  on  ira  au-devant  du  mal  afin  de  le  faire  avorter;  on 
dirigera  et  on  fixera  dans  l'étroit  sentier  de  la  vertu  des  pas- 
sions naissantes  qui,  par  la  pente  de  la  nature,  suivraient  le 
large  chemin  du  vice  ;  on  préviendra  les  manquements,  afin 
de  n'avoir  pas  à  les  punir. 

Mais  quelle  douceur  infinie,  quelle  inaltérable  patience,  de- 
viennent alors  nécessaires  au  maître!  Quelle  attention  vigi- 
lante, sans  cesse  en  éveil  !  La  pratique  du  système  préventif 
n'exige  pas  moins  que  le  strict  accomplissement  de  la  parole 
de  saint  Paul  :  «  La  charité  est  bonne,  patiente;  elle  souffre 
tout,  elle  espère  tout,  elle  supporte  tout.  » 

L'éducateur  doit  être  sans  réserve  à  ses  enfants,  leur  don- 
ner son  temps  et  son  cœur,  les  précéder,  les  assister,  les 
suivre  partout,  par  lui-même  ou  par  d'autres  aussi  sûrs  et 
aussi  dévoués  que  lui,  ne  les  laisser  jamais  seuls  et  jamais 
inoccupés.  De  cette  manière  ceux  mêmes  qui  seraient  arrivés 
avec  de  fâcheuses  habitudes  pourraient  difficilement  les  com- 
muniquer aux  camarades  innocents  ;  l'occasion  leur  manque- 
rait. 

Dom  Bosco  allait  jusqu'à  voiler  la  surveillance  aux  yeux  ae 


—  1G9  — 

ceux  qui  en  sont  l'objet.  Les  maîtres  qui,  chez  lui,  président 
aux  récréations,  ou  aux  ateliers,  ou  aux  études,  portent  non 
pas  le  nom  de  surveillants,  mais  celui  d'assistants. 

En  récréation,  ils  se  mêlent  aux  jeux  des  enfants  et  se  ré- 
partissent entre  les  différents  groupes,  de  telle  sorte  que  rienf 
ne  leur  échappe. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  faire  honneur  à  dom  Bosco  de 
l'invention  de  cette  méthode.  Elle  existait  avant  les  Salésiens, 
chez  les  Jésuites,  chez  les  frères  des  Ecoles  chrétiennes,  et  en; 
général  dans  toutes  les  maisons  ecclésiastiques;  c'est  à  elle' 
que  ces  maisons  doivent  de  pouvoir  subsister;  on  en  retrouve 
même  des  vestiges  plus  ou  moins  décousus  dans  les  lycées, 
gymnases  et  collèges  d'Etat;  là;  beaucoup  de  maîtres  bien 
intentionnés  s'efforcent  de  corriger  le  vice  d'un  système  qui 
sacrifie  tout  à  l'instruction;  mais  ce  vice  est  radical  et  incu- 
rable, heureusement  pour  l'enseignement  libre.  Si  les  col- 
lèges d'Etat,  qui,  grâce  aux  ressources  du  Trésor  public,  ont 
pour  leurs  professeurs  une  préparation  spéciale  et  des  garan- 
ties de  carrière  que  seuls  ils  sont  en  situation  d'offrir,  pou- 
vaient y  ajouter  le  don  de  l'éducation,  tous  leurs  concurrents 
disparaîtraient  en  peu  d'années. 

Quoi  qu'il  en  soit,  personne,  avant  dom  Bosco,  n'avait  si 
bien  défini  la  méthode  préventive,  et  personne  ne  l'a  mieux 
pratiquée. 

En  ce  qui  concerne  les  punitions,  nous  allons  transcrire 
ses  instructions  formelles  : 

«  Autant  que  possible,  pas  de  punitions;  s'il  faut  absolu- 

Iment  punir,  tâchez  de  vous  faire  aimer  avant  de  vous  faire 

'craindre;   la  suppression  d'un  témoignage  de  bienveillance 

deviendra  un  châtiment,  mais  ce  sera  un  châtiment  qui  excite 

l'émulation,  ranime  le  courage,  et  n'avilit  point. 

»  Auprès  des  jeunes  gens  est  punition  tout  ce  qu'on  donne 
comme  punition.  On  a  observé  qu'un  regard  moins  affectueux 
sur  quelques-uns  produit  plus  d'effet  qu'un  soufflet.  La  louange 
quand  une  chose  est  bien  faite,  le  blâme  dans  le  cas  con- 
traire, sont  déjà  une  récompense  et  un  châtiment. 


—  170  — 

»  Sauf  en  des  cas  très  rares,  que  les  corrections,  les  châti- 
ments, ne  se  donnent  pas  en  public,  mais  à  part,  loin  des  com- 
pagnons, et  qu'on  use  de  la  plus  grande  prudence  et  patience 
pour  que,  à  l'aide  de  la  raison  et  de  la  religion,  l'élève  com- 
prenne son  tort....  Il  semble  parfois  que  les  élèves  ne  gardent 
oas  rancune  des  punitions  infligées;  mais  qui  les  a  observés 
de  près  sait  combien  sont  amers  leurs  ressentiments,  surtout 
si  les  punitions  ulcèrent  leur  amour-propre;  ils  oublient  les 
punitions  graves  infligées  par  les  parents,  mais  rarement 
celles  infligées  par  les  professeurs;  on  en  a  vu  se  venger  bru- 
talement dans  la  vieillesse  de  certains  châtiments,  même 
justifiés,  encourus  dans  les  classes.  Au  contraire,  le  maître  qui 
avertit  discrètement  et  affectueusement  l'élève  éveille  sa  re- 
connaissance ;  ce  n'est  plus  un  maître  à  ses  yeux,  c'est  un  ami 
qui  a  voulu  le  rendre  meilleur  et  le  préserver  de  punition,  de 
déshonneur  et  de  toutes  sortes  de  désagréments. 

»  Frapper  de  quelque  manière  que  ce  soit,  mettre  à  genoux 
dans  une  position  douloureuse,  tirer  les  oreilles,  et  autres 
choses  semblables,  doivent  s'interdire  absolument;  soit  parce 
que  ces  punitions  sont  réprimées  par  la  loi  civile,  soit  parce 
qu'elles  irritent  les  enfants  et  avilissent  les  caractères  ^0. 

»  Que  le  directeur  fasse  bien  connaître  les  règles,  ainsi  que 
les  récompenses  et  les  châtiments  institués  pour  les  sauve- 
garder, afin  que  l'élève  en  faute  ne  puisse  jamais  s'excuser 
en  disant  :  Je  ne  savais  pas. 

»  Depuis  quarante  ans  que  je  m'efforce  de  pratiquer  ce 
système  (dom  Bosco  écrivait  ceci  en  1877) ,  je  ne  me  souviens 


(1)  Nous  avouons  que  dans  celte  interdiction  de  frapper  dom  Bosco  nous  paraît  un 
peu  trop  absolu  :  il  y  a  des  enfants  qu'on  ne  peut  guère  redresser,  à  un  certain 
âge,  que  par  des  sensations,  attendu  qu'ils  n'ont  pas  encore  de  raison,  et  souvent 
peu  de  sentiments.  La  douleur  physique  est  le  moyen,  l'unique  moyen  de  les 
amener  à  la  contrition  morale.  Vaut-il  mieux  les  abandonner  que  les  avertir  par 
le  seul  endroit  sensible  chez  eux?  Les  laissera-t-on  périr  plutôt  que  de  les  relever 
par  les  verges?  La  sainte  Ecriture  est  fort  loin  de  nous  donuer  un  tel  avis. 

Mais  où  dom  Bosco  est  rigoureusement  dans  le  vrai,  c'est  dans  son  observation 
sur  la  ditrérence  entre  les  dépositaires  directs  de  l'autorité  paternelle  et  leurs  man- 
dataires, quand  il  s'agit  de  frapper.  Ce  qu'un  enfant  acceptera  de  sou  père  ou  de 
ea  mère,  il  est  rare,  bien  rare,  qu'il  le  comprenne  venant  d'un  maître. 


—  171  — 

pas  d'avoir  usé  de  punitions  formelles,  et,  avec  la  grâce  de 
Dieu,  j'ai  toujours  obtenu  non  seulement  ce  qu'exigeait  le  de- 
voir, mais  ce  qui  était  simplement  un  désir  de  ma  part,  et 
cela  avec  des  enfants  dont  on  paraissait  désespérer....  J'en  ai 
vu  de  si  bien  pénétrés  de  leurs  fautes  et  de  la  légitimité  de 
la  punition,  qu'ils  en  venaient  à  la  désirer....  » 

Mais  la  mansuétude  et  la  patience  ne  sont  pas  encore  assez 
pour  mener  à  bien  l'œuvre  si  difficile  de  l'éducation.  Est- 
ce  que,  si  ces  vertus  suffisaient,  chacune  de  nos  mères  n'au- 
rait pas  formé  des  saints  L'attrait  des  jeux,  l'éveil  bien 
dirigé  de  la  curiosité  enfantine,  sont  également  des  moyens 
utiles,  nécessaires  même,  et  le  fondateur  de  l'Institut  salésien 
les  mettait  au  premier  rang  de  ses  recommandations  : 

«  Qu'on  donne,  écrit-il,  ample  liberté  pour  courir,  sauter, 
crier  et  s'amuser  La  gymnastique,  la  musique,  la  déclamation, 
le  théâtre  juvénile,  la  promenade,  entretiennent  la  santé  de 
Vâme  et  celle  du  corps;  qu'on  prenne  garde  seulement  que 
la  nature  de  ces  récréations,  les  personnes  et  les  discours  qui 
y  interviennent  n'oiïrent  quelque  danger.  Je  répète  avec  saint 
Philippe  de  Néri,  ce  grand  ami  de  la  jeunesse  •  Faites  ce  que 
vous  voudrez,  cela  m'est  égal,  pourvu  que  vous  ne  fassiez 
pas  de  péché.  » 

Toutefois,  ces  divers  moyens  d'éducation  ne  sont  encore 
que  l'accessoire.  Le  jeu  empêche  l'enfant  de  rêver  au  mal  ou 
de  s'y  abandonner;  il  lui  ôte  le  loisir  de  clabauder,  de 
médire,  de  soupirer  après  beaucoup  de  choses  qui  ne  sont 
pas  de  son  âge  ni  de  sa  condition  présente;  mais  il  ne  suffit 
pas  à  former  son  cœur,  à  lui  donner  le  goût  et  l'habitude  de 
la  vertu. 

Ce  goût  et  cette  habitude  sont  le  but  principal,  le  but 
suprême  à  atteindre;  mais  ils  ne  naissent  pas  dans  les 
amusements  ni  dans  la  jouissance.  Bien  loin  de  là,  c'est  dans 
le  travail  et  dans  l'effort  qu'ils  se  forment;  c'est  par  l'immo- 
lation volontaire  et  incessante  des  mauvais  penchants  de  la 
nature  qu'ils  grandissent  et  se  fortifient.  Il  y  a  bien  la  paix  de 
la  conscience,  la  satisfaction  du  devoir  accompli,  l'exaltation 


—  172  — 

de  la  victoire  morale  remportée;  tout  cela  constitue  une  jouis- 
sance très  douce  et  un  encouragement  que  nous  sommes  loin 
de  méconnaître;  mais  cette  jouissance  est  délicate  et  peu 
[accessible  aux  tout  jeunes  enfants.  La  réalité  rigoureuse  n'en 
ireste  pas  moins  ceci  :  la  vertu  vit  de  sacrifices  ;  un  rayon 
.t)rille  sur  son  front  :  le  chaud  rayon  du  courage.  Si  la  victoire 
sur  la  paresse  du  corps  et  les  rébellions  de  l'esprit  devient 
définitive,  alors  tout  est  gagné  :  la  vie  de  l'homme  gar- 
dera ce  pli  admirable ,  cette  empreinte  qui  ressemble  au 
cachet  de  l'honneur  et  qu'on  appelle  le  caractère.  Le  carac- 
tère, c'est-à-dire  la  fidélité  laborieuse  à  tous  les  devoirs  et  à 
toutes  les  saintes  causes,  en  un  mot  la  vertu  dégagée  de  tout 
alliage,  pure  de  tout  compromis  et  de  toute  défaillance,  nette 
comme  le  métal  au  sortir  du  creuset.  «  Il  entre  toujours 
de  l'immolation  dans  la  trempe  du  caractère,  observe  un 
grand  écrivain  contemporain,  comme  il  entre  toujours  du  feu 
dans  la  trempe  de  l'acier;  c'est  cette  trempe  douloureuse  qui 
en  fait  une  si  grande  chose,  si  grande  vraiment  que  lorsqu'on 
a  dit  d'un  homme  :  il  a  du  caractère!  on  a  fait  de  lui  le  plus 
bel  éloge,  mais  aussi  le  plus  rare  (').  » 

Le  Plaisir,  le  Devoir,  ont  été  créés  frères  ; 
Au  paradis  terrestre  ils  ne  se  quittaient  pas. 
Mais  lis  sont  ennemis  depuis  lors,  et  leurs  pas 
Les  égarent  sans  cesse  en  des  chemins  contraires. 
La  suprême  science,  enfants,  c'est  de  savoir 
Rencontrer  le  Plaisir  et  suivre  le  Devoir. 

Dom  Bosco,  dans  un  de  ses  ouvrages,  a  étudié  les  causes  de 
l'affaibhssemenl  général  des  caractères.  Il  les  signale  avec 
une  saisissante  clarté  : 

«  Si  l'on  élève  si  mal  les  enfants,  c'est  un  peu  par  ignorance, 
dit-il,  mais  c'est  aussi  par  égoïsme  et  tendresse  mal  enten- 
due. 

»  On  cherche  à  jouir  de  l'enfant  au  lieu  de  se  sacrifier  à  lui. 
Ce  qu'une  affection  sincère,  il  est  vrai,  mais  étroite  et  impré- 

(1)  L'abbé  Buathier,  le  Sacrifice  dans  la  vie  chrétienne,  i».  320. 


—  173  — 

voyante  dans  son  inconscient  égoïsme,  demande  à  ce  fils  si 
tendrement,  mais  si  aveuglément  aimé,  c'est  avant  tout  un 
triomphe  pour  l'amour-propre,  et  un  régal  pour  la  sensibi- 
lité. Partout  on  se  plaît  à  faire  parade  des  talents  précoces  du 
petit  prodige.  On  boit  avidement  les  éloges  qui  lui  sont  don- 
nés ;  on  le  loue  jusqu'en  sa  présence,  sans  même  s'apercevoir 
des  rapides  progrès  de  sa  vanité  naissante,  qui  bientôt  se 
changera  en  une  présomption,  une  suffisance  et  un  orgueil 
insupportables. 

»  On  se  délecte  et  se  repose  dans  les  démonstrations  afi'ec- 
tueuses  du  naturel  de  l'enfant.  On  est  tout  à  la  contempla- 
tion de  ses  grâces  naïves.  On  reçoit  et  provoque  ses  câlineries 
comme  l'on  ferait  des  caresses  d'un  jeune  chien,  on  le  flatte 
comme  cet  animal  ;  comme  cet  animal,  on  le  châtie  avec  hu- 
meur et  colère  lorsqu'il  ennuie  oujrefuse  d'obéir  ou  de  rester 
tranquille.  On  veut  qu'il  soit  bien  caressant,  bien  dressé,  bien 
savant,  et  c'est  tout.... 

»  Quelle  imprudence  et  quelle  erreur  !  Un  développement 
précoce  de  l'intelligence  est  l'heureux  et  facile  privilège  de 
tous  les  enfants  dont  les  grandes  personnes  daignent  s'occu- 
per.... Mais  ce  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  un  instant, 
c'est  la  nature  et  la  dépendance  mutuelle  de  nos  facultés.  Mal- 
heur à  l'enfant  si  l'on  ne  s'attache  qu'à  développer  en  lui  la 
faculté  de  connaître  et  celle  de  sentir,  que,  par  une  confusion 
aussi  déplorable  que  commune,  on  prend  pour  la  faculté  d'ai- 
mer; et  si,  par  contre,  on  néglige  complètement  la  faculté 
maîtresse,  l'unique  source  du  véritable  et  pur  amour,  dont 
la  sensibilité  n'est  qu'une  trompeuse  image,  la  volonté. 

»  Si  parfois  ces  parents  insensés  s'occupent  de  cette  pauvre 
volonté,  ce  n'est  pas  pour  la  régler  et  la  fortifier  par  l'exercice 
répété  de  petits  actes  de  vertu  demandés  à  l'affection  de  l'en- 
fant et  facilement  obtenus  des  heureuses  dispositions  de  son 
cœur.  Tout  au  contraire,  sous  prétexte  de  la  nécessité  de 
dompter  une  nature  rebelle,  ils  s'attachent  à  réduire  la  vo= 
lonté  par  l'emploi  de  moyens  violents,  et  ne  réussissent  qu'à 
la  détruire  au  lieu  de  la  redresser. 


-  17  i  - 

»  Par  cette  erreur  fatale,  ils  troublent  riiarmonie  qui  doit 
présider  au  développeuient  parallèle  des  puissances  de  notre 
âme,  et  faussent  les  trop  délicats  instruments  confiés  à  leurs 
mains  inexpérimentées. 

»  L'intelligence  et  la  sensibilité,  surexcitées  par  cette  cul- 
ture intensive,  attirent  à  elles  toutes  les  forces  de  l'âme;  elles 
absorbent  toute  sa  vie.  Bientôt  elles  ont  acquis  une  extrême 
vivacité,  jointe  à  la  plus  exquise  mais  aussi  à  la  plus  dange- 
reuse délicatesse. 

»  L'enfant  conçoit  promptement,  son  imagination  devient 
ardente  et  mobile;  sa  mémoire  est  fidèle  et  retrace,  sans 
effort  et  avec  une  scrupuleuse  exactitude,  les  moindres  dé- 
tails; sa  sensibilité  ravit  tous  ceux  qui  rapprochent. 

))  Mais,  déplorable  manque  d'équilibre  !  toutes  ces  qualités 
brillantes  couvrent  à  peine  la  plus  honteuse  insuffisance,  la 
plus  inconcevable  faiblesse.  L'enfant,  et  plus  tard,  hélas!  le 
jeune  homme,  emporté  par  la  promptitude  de  ses  conceptions, 
ne  sait  ni  penser  ni  agir  avec  suite  ;  il  manque  absolument  de 
bon  sens,  de  tact,  de  mesure,  en  un  mot  d'esprit  pratique. 

»  N'allez  pas  chercher  en  lui  l'ordre  et  la  méthode.  Il 
brouille  tout,  confond  tout,  dans  le  raisonnement  comme 
dans  la  conduite.  Il  vous  déconcerte  par  de  brusques  et  im- 
pétueuses saillies,  par  d'étranges  inconséquences.  Hier,  il 
vous  affirmait  avec  enthousiasme  une  prétendue  vérité;  de- 
main, avec  la  même  et  irrésistible  conviction,  il  vous  soutien- 
dra précisément  le  contraire.  Sa  raison,  obscurcie  par  la  fai- 
blesse de  la  volonté,  ne  lui  permet  pas  de  penser  sérieusement 
par  lui-même.  Il  reçoit  des  autres,  ou  des  circonstances  exté- 
rieures, tous  ses  jugements,  et  les  adopte  par  cela  seul  qu'ils 
ont  séduit  son  imagination  ou  flatté  sa  sensibilité;  la  même 
légèreté  les  lui  fait  abandonner  ensuite  :  ils  ont  cessé  de 
plaire,  ou  d'autres  théories  plus  brillantes  ont  fasciné  cette 
intelhgence  mobile. 

»  Trop  agité  pour  pouvoir  lire  clairement  au  fond  de  son 
âme,  il  n'en  connaît  que  la  surface,  c'est-à-dire  les  émotions 
passagères.  Prompt  à  saisir  tous  les  mouvements  de  cette  sur- 


face,  il  croit  vouloir  résolument  tout  ce  qu'il  lui  semble 
approuver  ;  incapable  de  se  résister  à  lui-même,  il  l'exécute 
avec  empressement....  Agir  autrement  lui  paraîtrait  un 
manque  de  franchise;  il  veut  se  montrer  au  dehors  tel  qu'il 
est  au  dedans;  s'il  domptait  ses  passions,  il  s'imaginerait  faire 
un  acte  d'hypocrisie.  Ainsi,  croyant  vouloir  ce  qu'il  ne  veut 
pas,  il  croit  ne  pas  vouloir  ce  qu'il  veut.  La  vertu  le  séduit, 
mais  comme  elle  répugne  à  la  lâcheté  de  sa  nature,  il  prend 
cette  résistance  intérieure  pour  une  volonté  contraire;  dupe 
de  sa  sottise,  il  se  désespère  de  ns  pouvoir  croire  ou  vouloir 
ce  qu'au  fond  il  croit  et  il  veut.... 

))  S'agit-il  de  décider  s'il  doit  ou  non  faire  une  action  im- 
portante :  au  lieu  d'étudier  cette  action  en  elle-même,  d'en 
examiner  les  motifs,  les  circonstances,  la  un,  il  interroge 
l'oracle,  c'est-à-dire  sa  sotte  sensibilité. 

»  Tout  entier  à  ses  impressions,  il  se  demande  :  Qu'est-ce 
qu'il  m'en  semble?  et  selon  l'inclination  ou  la  répugnance 
qu'il  croit  distinguer  en  son  cœur,  il  agit  ou  s'abstient.  C'est 
là  ce  qu'il  appelle  réfléchir!  S'il  s'est  trompé,  gardez- vous  de 
le  lui  reprocher  :  il  a  fait  pour  le  mieux,  à  sa  façon.  J'ai  dû 
suivre  ma  conscience,  vous  dit-il,  j'étais  de  bonne  foi. 

)>  Plus  tard,  s'il  faut,  en  des  circonstances  difficiles,  faire 
preuve  de  caractère,  n'attendez  rien  de  lui.  Capable  des  plus 
généreux  élans,  il  est  aussi  sujet  aux  plus  étranges  faiblesses. 
La  violence  et  l'obstination  seront  les  seules  manifestations 
d'une  volonté  débile,  et  vous  les  trouverez  toujours  exercées 
à  contresens. 

»  Au  moins  les  qualités  du  cœur  rachèteront-elles  tous  ces 
défauts?  La  sensibilité  si  cultivée  aura-t-elle  fait  de  ce  jeune 
cœur  le  plus  tendre  et  le  plus  aimant  des  cœurs  ? 

»  Hélas  !  on  retrouvera  ici  le  même  vide  et  la  même 
incohérence  que  dans  l'intelligence.  Le  jeune  homme  s'affec- 
tionne facilement,  mais  il  est  aussi  prompt  à  se  détacher.  Son 
cœur  est,  comme  sa  conscience,  une  mer  houleuse  soulevée 
tour  à  tour  par  les  courants  les  plus  contraires. 

»  Sans  être  positivement  méchant,  il  n'a  d'autre  loi  que 


—   170  — 

son  caprice.  Il  n'a  jamais  pu  conserver  d'amis,  parce  qu'il  n'a 
jamais  su  se  refuser,  à  leur  endroit,  les  plus  impardonnables  i 
licences  :  une  allusion  cruelle,  un  sans-façon  méprisant,  une 
pointe  blessante,  un  soupçon  injurieux  et  sans  fondement, 
une  insolente  boutade  !  Et  il  s'étonne  que  l'amitié  méconnue, 
froissée  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  délicat,  se  retire  de  lui  ! 
Pauvre  être  incomplet,  il  se  plaint  d'être  toujours  incompris. 

»  Promptitude  et  inconstance,  voilà  les  traits  fondamen- 
taux de  ce  caractère.  On  a  voulu  former  un  homme,  on  n'a 
réussi  qu'à  produire  un  être  intelligent  et  aimant,  mais  faible 
et  déraisonnable  :  un  animal  perfectionné  0).  » 

La  citation  est  un  peu  longue;  mais  connaissez-vous,  dans 
les  livres  des  moralistes  les  plus  illustres,  beaucoup  d'analyses 
du  cœur  humain  aussi  fines  et  aussi  sensées  que  ces  réflexions 
-du  bonhomme  Bosco?  Il  en  est,  parmi  elles,  que  nous  vou- 
drions voir  inscrites  à  côté  de  tous  les  petits  lits,  dans  la 
chambre  de  toutes  les  jeunes  mères. 

L'œuvre  capitale  est  donc  de  former  la  volonté,  de  tremper 
le  caractère. 

Mais  comment  l'allumer,  ce  feu  vivifiant  qui  opérera  la 
trempe  morale  ?  Où  trouver  le  mobile  insinuant  et  fort  qui  pé- 
nétrera la  volonté  de  l'enfant  et  la  fera  conspirer,  en  dépit  de 
tous  les  obstacles,  avec  celle  du  maîtie,  pour  le  rendre  pur, 
loyal,  laborieux,  généreux,  en  un  mot  pour  créer  en  lui 
l'homme  solidement  vertueux,  l'homme  de  caractère?  Un 
philosophe  célèbre  a  cru  donner  la  réponse  :  «  L'instruction, 
tout  est  là;  l'instruction  suffit  à  l'éducation;  rhom.me  .'ns- 
truit  est  nécessairement  un  hounête  homme.  » 

Cet  aphorisme  a  fait  fortune  de  nos  jours.  Il  a  été  adopté 
par  la  société  modernO;  et  elle  a  fondé  l'école  sans  Dieu,  sous 
le  nom  d'école  neutre,  bien  que  la  neulralité  en  pareille  ma- 
tière soit  aussi  chimérique  que  le  serait  la  neutralité  entre 
l'affirmation  ou  la  négation  de  la  gravitation  universelle,  dans 
un  traité  de  cosmographie. 

(1)  Vie  de  Louis- Floury  Antoine  Colle,  par  doin  Bosco,  p.  23  à  31. 


—  177  — 

Assurément  dom  Bosco  ne  repousse  pas  l'instruction,  même 
comme  auxiliaire  précieux  dans  le  travail  de  la  formation  mo- 
rale. L'instruclioQ  est  en  honneur  dans  les  maisons  salé- 
siennes  et  dans  toutes  les  autres  maisons  religieuses  ;  elle  y 
es^  de  précepte  et  on  l'y  distribue  complète  et  progressive, 
allant  de  l'alptiJibet  à  la  littérature,  aux  sciences,  à  la  philoso- 
phie. Dom  Bosco  y  conduit  par  des  méthodes  ingénieusement 
abréviatives  et  qui  mériteraient  d'attirer  l'attention  des  pé- 
dagogues officiels.  Il  la  veut  pratique  et  individuelle,  et,  plus 
heureux  que  les  lycées  ou  gymnases  d'Etat,  ou  les  collèges 
Ide  jésuites  auxquels  les  parents  envoient  des  enfants  voués, 
coûte  que  coûte,  avec  ou  sans  dispositions,  aux  études  secon- 
daires, il  peut  choisir  pour  les  siens,  étant  lui-même  le  chef 
de  la  famille. 

Aussi  chaque  élève,  étudié  à  fond,  est  adressé,  suivant  ses 
aptitudes,  qui  aux  études  littéraires  ou  scientifiques  supé- 
rieures, qui  à  la  culture  des  arts  ou  simplement  aune  carrière 
industrielle,  à  un  métier.  Il  entend  également  que  l'instruction 
soit  variée  et  délicate  ;  il  demande  aux  arts,  nous  l'avons  dit, 
et  en  particulier  à  la  musique,  leur  charme  d'adoucissement, 
leur  puissance  d'élévation,  en  même  temps  que  le  rehef  et 
l'éclat  des  cérémonies  religieuses  et  des  réunions  publiques. 
Tout  cela  forme  un  ensemble  assez  complet. 

Et  cependant  si  vous  insistez  auprès  de  dom  Bosco  :  «  Maître, 
vous  qui  avez  eu  de  tels  succès  dans  l'éducation,  est-ce  là 
votre  moyen  ?  Peut-on  se  borner  à  instruire  ?  —  Non,  dira- 
t-il,  l'instruction  n'est  qu'un  accessoire,  comme  les  jeux  ; 
le  savoir  ne  fait  point  l'homme,  car  il  ne  touche  pas  direc- 
tement à  son  cœur;  le  savoir  rend  l'homme  plus  puissant 
dans  l'exercice  du  bien  ou  dans  celui  du  mal;  le  savoir  est 
une  arme  indiâ"érente  par  elle-même,  et  qui  vaut  ce  que  vaut 
le  cœur,  comme  l'épée  vaut  ce  que  vaut  la  main  qui  la 
tient  ;  mais  le  savoir  ne  crée  pas  le  goût  et  l'habitude  de  la 
vertu.  » 

Hélas  !  et  en  dépit  de  l'engouement  contemporain,  qui  pas- 
sera, mais  qui  n'aura  que  trop  duré  pour  la  sécurité  des  socié- 

DOH  BOSCO.  12 


—  178  — 

tés  civilisées,  telle  est  aussi  la  réponse  de  rexpérience.  La  sta- 
tistique de  la  criminalité,  depuis  l'institution  de  l'école  sans 
Dieu,  se  charge  de  rabattre,  sur  ce  point,  les  audacieuses  pré- 
tentions de  novateurs  qui  répudient  les  traditions  du  genre 
humain. 

Mais  alors,  quel  est  donc  le  secret  de  dom  Bosco?  Il  l'a  écrit 
tout  au  long  dans  sa  règle  : 

«  La  confession  fréquente,  la  communion  fréquente,  la 
messe  tous  les  jours,  voilà  les  colonnes  qui  doivent  soutenir 
tout  l'édifice  de  l'éducation.  » 

Et  défait,  dans  toutes  les  maisons  salésiennes,  il  y  a  chaque 
jour  un  certain  nombre  de  communions,  et  pendant  la  messe 
de  communauté,  un  ou  plusieurs  Pères  se  trouvent  constam- 
ment à  la  disposition  de  ceux  qui  veulent  se  confesser. 

Dom  Bosco  lui-même  fut  un  confesseur  infatigable.  Il  se 
plaisait  à  confesser;  il  consacra  à  la  confession  un  nombre 
incalculable  d'heures  et  de  journées.  Qu'il  faisait  beau  le  voir 
aux  retraites  annuelles  où  il  réunissait  par  provinces  ses 
enfants,  prêtres,  clercs  et  laïques  !  Tous  aimaient  à  se  con- 
fesser au  Père,  et  lui,  du  matin  au  soir,  il  était  à  la  dispo- 
sition de  chacun.  Son  confessionnal  était  une  chaise  ordi- 
naire, placée  au  fond  d'un  corridor;  à  côté,  une  petite 
banquette  pour  le  pénitent,  et  puis  les  bras,  la  poitrine  du 
saint  pour  appui  :  comme  les  consciences  se  mettaient  faci- 
lement à  l'aise  sur  son  cœur  ! 

Commentant  le  très  naïf,  mais  très  net  aphorisme  de  dom 
Bosco,  «  la  confession  fréquente,  la  communion  fréquente,  la 
messe  chaque  jour,  »  un  orateur  éloquent  disait,  dans  une  oc- 
casion récente  et  solennelle  : 

«  0  mères,  n'est-il  pas  vrai  que,  malgré  son  indulgence, 
votre  regard  a  plus  d'une  fois  tremblé  en  saisissant  chez  vos 
enfants  la  trace  de  penchants  redoutables  et  de  force  à  arrê- 
ter leurs  inclinations  les  meilleures?  N'est-il  pas  vrai  que 
plus  d'une  fois  vous  avez  lu  dans  leur  âme  cette  parole  des 
livres  saints  :  «  L'homme  est  porté  au  mal  dès  l'adolescence  ?  » 
Et  cette  pente  l'attirera  toute  sa  vie  ;  vous  le  savez,  nous  le 


—  il'J  — 

savons  tous.  «  Malheur  à  moi  !  s'écriait  saint  Paul,  je  vois  le 
bien,  je  le  veux,  et  au  lieu  de  lui  je  fais  le  mal  que  je  ne  vou- 
drais pas  !  » 

»  Toute  âme  abandonnée  à  ses  énergies  natives  répète  le 
gémissement  de  l'Apôtre,  à  moins  que  l'orgueil  ne  lui  suggère 
de  légitimer  ses  faiblesses  en  les  érigeant  en  lois.  Notre  cœur 
est  un  malade,  qui  n'a  pas  en  soi-même  son  remède.  En  Jésus 
seulement  se  trouve  le  baume  réparateur  ;  et  c'est  pourquoi, 
pour  redresser  et  prévenir  chez  ses  enfants  les  défaillances 
inhérentes  à  notre  faiblesse  et  pour  préparer  en  eux  le  citoyen 
probe,  l'ami  fidèle,  le  chef  de  famille  dévoué,  en  même  temps 
que  l'héritier  des  cieux,  dom  Bosco  demande  à  la  grâce,  par 
une  piété  assidue,  sa  force  pénétrante,  son  action  salutaire, 
permanente,  indispensable  ;  là  est  son  grand  ressort. 

»  Et  rien  de  facile,  vous  en  ét'es  témoins  dans  les  maisons 
salésiennes,  rien  d'ouvert  comme  l'accueil  spontané  des  élèves 
à  ces  pratiques  pisuses.  Ils  s'adonnent  volontiers  à  la  prière, 
s'empressent  d'eux-mêmes  autour  des  autels,  allègent  souvent 
leur  conscience  aux  pieds  d'un  confesseur.  L'âme  de  l'adoles- 
cent, naturellement  chrétienne,  s'ouvre  ainsi  à  la  vérité  et  à 
la  grâce  comme  la  plante  au  soleil  et  à  la  rosée.... 

»  Avez-vous  jamais  observé  quelle  attraction  réciproque 
exercent  le  religieux  et  l'enfant  ?  Regardez-les  ensemble,  dans 
un  angle  de  la  classe  ou  du  jardin.  Malgré  les  différences  entre 
la  livrée  du  cloître  et  celle  du  monde,  malgré  le  front  blanchi 
de  l'un  et  la  blonde  chevelure  de  l'autre,  au  fond  rien  de  plus 
semblable  que  ces  deux  existences  vouées  chaque  jour  au 
même  labeur,  assujetties  à  la  môme  règle,  l'une  par  choix, 
l'autre  par  nécessité  ;  toutes  deux  sans  liberté,  sans  fortune 
présente,  sans  maîtrise  d'elles-mêmes  ;  chacune  n'ayant  que 
son  cœur,  mais  attirées  l'une  vers  l'autre,  celle-ci  par  le  be- 
soin de  donner,  celle-là  par  le  besoin  de  recevoir. 

»  Et  chez  le  religieux,  quelle  autorité  l'exemple  ajoute  à 
cette  sympathie!  Si  quelque  résistance  s'élève  :  «  Hé  quoi! 
iira-t-il,  à  votre  âge,  mon  ami,  trouver  déjà  trop  long  le 
temps  du  travail,  de  la  soumission,  de  la  douceur,  mais....  » 


-  180  — 

Il  suffit  ;  la  seule  vue  de  ce  maître  amoureusement  courbé 
depuis  des  années  sous  le  joug  du  devoir  en  a  l'ait  sentir 
à  l'adolescent  les  droits  et  la  beauté  :  toute  discussion 
s'arrête,  ou  plutôt  il  n'y  a  pas  de  discussion  à  ces  foyers 
chrétiens  où  l'exemple  de  la  vertu  chez  les  chefs  enveloppe 
tout  d'une  atmosphère  de  régularité,  de  paix  et  de  bonheur. 
Maisons  bénies  !  Le  jeune  homme  en  sortira  armé  pour  les 
luttes  de  la  vie,  trempé  par  une  sorte  d'infiltration  lente, 
dans  le  seul  airain  qui  fasse  les  caractères  :  la  fidélité  au  de- 
voir au  prix  du  sacrifice;  et  si  âpre  que  soit  pour  lui  l'exis- 
tence, il  marchera,  soutenu  jusqu'au  bout  par  ce  mâle  et  for- 
tifiant arôme  du  Calvaire  qu'aura  respiré  à  longs  traits  son 
adolescence,  près  des  genoux  et  du  cœur  de  ces  crucifix 
vivants  (•).  » 

Un  élève  de  dom  Bosco,  dom  Giordani,  raconte  ce  qui  suit  : 

«  Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'un  ministre  de  la  reine  d'An- 
gleterre visitait  un  institut  à  Tarin  (évidemment  il  s'agit  ici 
d'un  institut  salésien).  Il  fut  conduit  dans  une  vaste  salle  oii 
cinq  cents  jeunes  garçons  étaient  à  l'étude.  Le  visiteur 
s'émerveilla  de  leur  silence  parfait  et  de  leur  attention  labo- 
rieuse, et  sans  surveillants.  Sa  surprise  s'accrut  encore  lors- 
qu'on lui  dit  qu'il  s'écoulait  parfois  toute  une  année  sans  que 
la  discipline  fût  troublée  et  sans  qu'on  eût  à  infliger  une  pu- 
nition. «  Est-ce  possible?  Et  comment  faites- vous?  »  de- 
manda-t-il;  et  en  même  temps  il  se  tourna  vers  son  secré- 
taire et  le  chargea  de  noter  exactement  la  réponse. 

«  Mylord;  dit  le  directeur,  nous  possédons  un  moyen  qui 
n'est  pas  de  mise  chez  vous. 

»  —  Comment  cela  ? 

»  —  C'est  un  secret  révélé  aux  seuls  catholiques. 

»  —  Vous  plaisantez,  mon  révérend  Père  ;  il  me  semble 
pourtant  que  ma  question  était  sérieuse.... 

»  —  Ma  réponse  Test  aussi,  mylord,  et  puisque  vous  tenez 


(1)  Discoure  prononcé  par  M«'  Mourey,  auditeur  de  rote,  à  Rome,  pour  Tinaugu- 
ratioQ  de  l'église  du  Sacré-Cœur,  lo  15  mai  1887. 


—     IcSI      — 

absolument  à  ce  que  je  m'explique,  voici  notre  secret,  for- 
mulé dans  notre  règle  :  la  confession  fréquente,  la  communion 
fréquente,  la  messe  chaque  jour  :  le  tout,  bien  entendu,  pra- 
tiqué dans  toute  la  sincérité  et  avec  toute  l'ardeur  dont  nous 
sommes  capables,  nos  enfants  et  nous. 

»  —  Vous  avez  raison,  mon  Père,  ces  trois  moyens  d'édu- 
cation sont  hors  de  notre  portée.  Mais  ne  se  peuvent-ils  rem- 
placer par  d'autres  ? 

»  —  Oui,  mylord,  chez  celui-ci  par  le  bâton,  le  cachot;  chez 
celui-là  par  le  développement  toujours  regrettable  de  l'or- 
gueil et  de  l'intérêt  personnel  ;  mais  le  plus  souvent,  du 
moins  ici,  chez  des  enfants  de  l'espèce  des  nôtres,  par 
l'exclusion. 

» — C'est  étrange,  étrange  !/ s'exclama  l'homme  d'Etat 
britannique;  ou  messe,  ou  bâton!  Je  raconterai  cela  à 
Londres  (0.  » 

Nous  avons  noté  déjà  l'étude  attentive  que  dom  Bosco  ne 
cessait  de  faire  des  aptitudes  et  des  vocations  diverses.  Il 
était  devenu  sur  ce  point  d'une  perspicacité  plus  facile  à 
admirer  qu'à  imiter,  car  ce  don  de  seconde  vue,  chez  lui, 
touchait  au  surnaturel. 

Combien  de  fois  dom  Ronchail,  M^""  Cagliero  et  d'autres 
ont  raconté  la  révélation  que  dom  Bosco  fit  de  leur  vocation, 
alors  qu'eux-mêmes  l'ignoraient  encore!  Ces  récits  avaient 
lieu  parfois  devant  dom  Bosco,  et  le  père  souriait,  tandis  que 
les  fils  pleuraient  de  joie. 

Mais  ce  n'était  pas  impunément  que  ceux  que  dom  Bosco 
désignait  comme  appelés  se  dérobaient  aux  volontés  du  ciel. 
En  1884,  une  dame  de  l'aristocratie  turinoise  vint  le  trouver, 
accompagnée  de  son  plus  jeune  fils.  Dom  Bosco  lui  demanda 
ce  qu'elle  comptait  faire  de  lui  et  de  ses  autres  enfants. 

«  L'aîné,  dit  la  dame,  suivra  la  carrière  diplomatique, 
comme  son  père.  Le  second  entrera  dans  l'armée.  Quant  au 
troisième.... 

(1)  La  Gioventil  e  dom  Bosco,  pel  sac.  Dom&nico  Giordani,  p.  73. 


—  182  — 

—  Le  troisième,  c'est  celui-ci,  interrompit  dom  Bosco  en 
caressant  l'enfant;  nous  en  ferons  un  prêtre,  et  un  bon 
prêtre,  s'il  plaît  à  Dieu....  et  à  vous,  Madame.  » 

La  mère  parut  atterrée  et  demeura  un  instant  sans  voix; 
puis,  tout  d'un  coup,  avec  une  énergie  sauvage  :  «  Prêtre, 
jamais!  s'écria-t-elle  ;  qu'il  meure  plutôt!  » 

Le  saint  vieillard  essaya  de  lui  faire  entendre  raison.  Dis- 
puter ses  enfants  à  Dieu,  à  Dieu  de  qui  nous  les  tenons, 
n'est-ce  pas  une  ingratitude  et  une  folie  ?  La  malheureuse 
mère  ne  voulut  rien  entendre,  répéta  l'affreuse  imprécation, 
et  se  retira  bouleversée. 

Huit  jours  après  elle  reparut,  toute  tremblante  cette  fois  et 
baignée  de  larmes  :  «  Venez,  dom  Bosco,  venez  à  notre 
secours,  mon  plus  jeune  fils  se  meurt.  » 

On  arrive  dans  la  chambre  de  l'enfant;  on  y  trouve  des 
médecins  réunis  en  consultation;  ils  n'ont,  disent-ils,  aucune 
idée  de  la  nature  du  mal  qui  emporte  le  petit  moribond. 

Celui-ci  a  tout  entendu.  Il  appelle  sa  mère  et  lui  dit  d'une 
voix  faible,  mais  distincte,  en  prenant  la  main  de  dom  Bosco  : 
«  Mère,  rappelez-vous,  chez  ce  monsieur,  ce  que  vous  avez 
dit  :  Prêtre  jamais;  qu'il  meure  plutôt!  Mère,  c'est  de  cela 
que  je  meurs;  le  bon  Dieu  me  prend  malgré  vous....  » 

Dom  Bosco  ne  put  qu'exhorter  la  pauvre  femme  à  accep- 
ter la  rude  épreuve.  L'enfant  mourut  peu  d'heures  après. 


CHAPITRE  XV. 

:(  MMEXT   DOM    BOSCO   ENTENDAIT   l'eNSEIGNEMENT.    —   NATURA- 
LISME  ET   CHRISTIANISME.    —   RÉSULTATS    OBTENUS. 


L'enseignement,  pour  dom  Bosco,  c'était  encore  l'édaca- 
tion,  car  il  ne  visait  à  faire  des  savants  que  pour  faire  des 
hommes. 

La  religion  était  donc  l'âme  partout  présente  qui  vivifie  le 
corps  des  études  et  répand  dans  toutes  les  parties  de  l'ensei- 
gnement sa  chaleur  et  sa  vie.  De  là,  conformément  au  règle- 
ment qu'il  donna  à  ses  professeurs,  il  suit  que  le  langage,  les 
exemples,  les  canevas  ou  sujets  de  composition  doivent  tou- 
jours renfermer  quelque  idée,  quelque  maxime  morale  ou 
religieuse  qui,  en  développant  l'esprit,  élève  le  cœur.  Ce 
n'est  pas  assez  de  proclamer  l'inanité  de  la  morale  indépen- 
dante, il  ne  faut  pas  la  pratiquer  en  enseignant  la  jeunesse. 
De  nos  jours,  on  ne  le  dira  jamais  trop,  la  classe  est  rongée 
presque  partout  par  un  mal  d'autant  plus  pernicieux  qu'il  est 
souvent  ignoré;  ce  mal,  c'est  le  naturalisme,  autrement  dit 
le  paganisme  ressuscité. 

Des  classes  élémentaires  jusqu'aux  cours  supérieurs,  du 
petit  livre  de  lecture  jusqu'aux  leçons  de  la  chaire,  le  fonda- 
teur de  l'Oratoire  salésiea  s'est  appliqué  à  dissiper  cet  air 
lourd  et  pesant  qui  nous  enveloppe,  nous  étreint  et  nous 
suffoque;  il  n'admettait  pas  qu'on  en  revînt  aux  temps 
d'avant  la  Rédemption. 

Il  necomprenait  pas  —  et  ni  Ignace  de  Loyola,  ni  Jean-Bap- 


—  184  ~ 

tiste  de  la  Salle,  ni  même  le  bon  RoUin  ne  les  eussent  com- 
prises plus  que  lui  —  il  ne  comprenait  pas  ces  prétendues  le- 
çons de  choses  qui,  sous  prétexte  que  l'enfant  doit  se  familiari- 
ser avec  les  objets,  ne  lui  donnent  que  des  idées  matérielles, 
pour  ne  pas  dire  animales,  et,  au  lieu  de  l'élever,  l'abaissent. 
Les  habits,  les  aliments,  les  boissons,  tout  ce  qui  se  touche 
et  ce  qui  se  sent,  voilà  sur  quoi  l'on  applique  sa  jeune  intelli- 
gence, voilà  sur  quoi  on  le  surcharge  de  notions  accablantes 
pour  elle,  et  généralement  prématurées.  Quant  à  lui  montrer 
le  Créateur  dans  la  création,  à  lui  parler  du  Christ,  de  la  Vierge 
Marie  et  des  saints,  il  n'en  est  pas  question.  Ouvrez  les  petits 
livres,  les  syllabaires  même  que  cette  cruelle  pédagogie  met 
aux  mains  de  ces  innocentes  créatures,  vous  verrez  le  natu- 
ralisme profaner  jusqu'à  l'asile,  l'asile,  splendide  création  de 
la  charité  chrétienne,  mais  dont  l'Etat  s'empare  pour  le  défi- 
gurer sous  le  nom  d'école  enfantine.  Parcourez  les  règle- 
ments qui  régissent  ces  institutions  ;  lisez  attentivement  les 
sentences,  les  exemples,  les  poésies,  les  petites  fables  pour 
orner  la  mémoire  :  vous  ne  trouverez  rien  qui  dépasse  le 
niveau  des  sens,  rien  qui  dispose  la  jeune  âme  à  goûter  les 
suaves  beautés  de  la  religion,  ni  qui  la  prépare  aux  âpres 
luttes  pour  la  vertu. 

On  dira  peut-être  que  les  catéchismes  et  les  prières  vo- 
cales y  suppléent.  Mais  d'abord,  ces  prières  et  ces  caté- 
chismes n'ont  pas  heu  partout;  puis,  là  où  ils  ont  lieu,  ils 
sont  relégués  à  part,  comme  choses  accessoires  et  dont  on 
peut  se  passer,  car  la  religion  ne  fait  pas  partie  du  pro- 
gramme. 0  pauvres  petits  êtres,  que  deviendront-ils  ainsi 
étiolés  et  flétris  dans  leur  première  éclosion  intellectuelle? 
Quels  sentiments  généreux,  quelles  habitudes  viriles  peuvent 
germer  dans  cette  atmosphère  tout  imprégnée  de  positi- 
visme et  d'égoïsme?  Le  crime,  le  grand  crime  des  Loges 
maçonniques,  le  voilà  :  elles  se  sont  emparées  de  l'enseigne- 
ment pour  le  ravaler,  et  leur  compression  avilissante  se 
fait  sentir  jusque  sur  les  écoles  libres,  qu'elles  tiennent  par 
leurs  programmes.  Dom  Bosco  mit  toute  son  énergie  à  réagir 


—  18S  — 

contre  elles  partout,  à  commencer  par  les  classes  élémen- 
taires. 

Cette  réaction,  il  la  continua  dans  les  études  secondaires 
et  les  cours  supérieurs.  Il  ne  pouvait  souffrir,  par  exemple, 
ces  traités  prétendus  vulgarisateurs  de  la  science,  romans  ou 
causeries  amusantes,  qui,  tous  myopes,  tous  terre-à-terre, 
semblent  avoir  un  but  commun  et  unique  :  montrer  à  la  jeu- 
nesse la  nature  dans  ses  derniers  recoins,  sans  lui  permettre 
d'y  apercevoir  le  grand  Être  qui  a  tout  fait  et  qui  anime  tout 
par  sa  présence  universelle.  Bien  des  familles,  même  chré- 
tiennes, se  laissent  prendre  à  cet  enseignement  de  l'athéisme 
par  omission.  Nous  n'avons  pas  trouvé  dans  ces  livres  un 
seul  mot  contre  Dieu,  dit-on  pour  se  tranquilliser.  C'est  vrai; 
mais  dans  ces  livres  il  y  a  tout,  tout  excepté  Dieu.  Et  vous 
espérez  que  vos  enfants  rempliront  spontanément  ce  vide 
immense,  qu'ils  pourront  encore  voir  Dieu  partout,  alors 
qu'on  les  aura  habitués  à  ne  le  voir  nulle  part,  et  qu'en  eux 
la  formation  chrétienne  ne  sera  pas  étouffée  ?  0  aveuglement  ! 
Si  l'on  n'en  était  pas  chaque  jour  témoin  attristé,  on  ne  le 
croirait  pas  possible. 

Naturellement  l'attention  de  dom  Bosco  se  porta  aussi  sur 
la  question  des  classiques  littéraires.  Un  de  ses  disciples, 
dom  François  Cerruti,  a  publié  sur  ses  idées  à  ce  sujet  deux 
lettres  qui  méritent  d'être  analysées. 

Comme  point  de  départ,  c'est  toujours  le  même  principe  : 
faire  des  hommes,  faire  des  chrétiens,  tout  en  faisant  des 
humanistes  ou  des  savants. 

La  formation  d'un  cœur  est  une  œuvre  difficile  et  de 
longue  haleine.  De  même  qu'un  verre  de  bon  vin  ne  saurait 
changer  un  tonneau  de  vinaigre,  ainsi  deux  heures  d'ins- 
truction religieuse  par  semaine  ne  sauraient  infuser  de  fortes 
croyances  et  d'austères  vertus.  Mais  de  même  qu'un  verre 
de  vinaigre  suffit  pour  gâter  un  tonneau  de  bon  vin,  ainsi  une 
demi-heure  de  mauvaise  lecture  ou  de  conversation  corrup- 
trice peut  bouleverser  une  âme  innocente  et  la  dévoyer  à 
jamais.  Il  faut  au  jeune  homme  un  enseignement  continu,  où 


—  186  — 

la  loi  divine  se  trouve  répandue  réellement,  et  où  ne  se  mêle 
jamais  aucun  élément  contraire. 

Aussi,  dom  Bosco  voulait-il  qu'on  mît  résolument  de  côté 
tous  les  auteurs  pernicieux  à  la  foi  et  aux  mœurs,  ou  que, 
s'ils  trouvent  grâce  partiellement  à  cause  de  la  perfection 
de  la  forme,  au  moins  ils  soient  rigoureusement  expurgés  et 
commentés  avec  prudence  par  le  professeur.  Dans  cet  ordre 
d'idéeS;  il  n'hésitait  pas  à  revenir  à  la  pratique  des  premiers 
chrétiens  et  à  proscrire  sans  rémission  toute  la  mythologie. 

«  Hélas  !  s'écriait-il  un  jour,  que  de  jeunes  intelligences, 
dont  on  pouvait  tout  espérer,  ont  été  perdues  par  la  mytho- 
logie !  »  Et  il  ajoutait,  parlant  à  ses  jeunes  professeurs  réunis 
autour  de  lui  :  «  Point  de  thèmes,  point  de  versions,  point 
d'exemples  mythologiques  1  Honte  à  la  mythologie  !  La  na- 
ture, dans  sa  virginale  beauté  la  vie,  dans  sa  réalité  vraie  ; 
l'histoire,  dans  ses  pages  immortelles,  offrent  au  professeur 
un  ample  sujet  d'images,  de  comparaisons,  poarvu  qu'il 
abandonne  les  lieux  communs  et  qu'il  se  livre  quelque  peu  au 
travail  personnel.  »  Il  recommandait  surtout  ce  travail  per- 
sonnel :  «  Quelle  serait  la  valeur  de  notre  christianisme  si, 
par  exemple,  en  interprétant  Horace,  l'idoie  des  humanistes, 
nous  nous  contentions  de  relever  chez  cet  auteur  l'élégance 
du  langage,  et  même  quelques  bonnes  maximes,  si  nous  ne  le 
condamnions  comme  il  le  mérite,  lorsqu'il  remplit  ses  chants 
d'ordures  et  se  ravale  au  point  de  se  vanter  d'être  un  pour- 
ceau luisant  et  bien  repu  du  troupeau  d'Epicure?  Horace  peut 
causer  à  la  pauvre  jeunesse  un  mal  irréparable,  s'il  n'est  pas 
bien  expliqué,  ou  s'il  l'est  avec  peu  de  précaution.  » 

Qaant  aux  classiques  chrétiens,,  bien  loin  de  les  reléguer 
au  second  plan,  il  leur  donnait  la  place  d'honneur. 

«  Je  veux  bien,  disait-il,  qu'on  explique  tani  qu'on  voudra 
le  De  officiis  de  Cicéron,  mais  j'exige  qu'on  explique  aussi  le 
De  officiis  de  saint  Ambroise  ;  ainsi  la  morale  chrétienne  de 
celui-ci  corrigera  ou  complétera  la  morale  païenne  de  celui- 
là.  Les  œuvres  de  Cicéron  ne  sont  pas  à  dédaigner,  et  saint 
Charles  Borromée  lui-même  propose  aux  jeunes  séminaristes 


—  187  — 

les  discours  Pro  Archia  et  Pro  Marcello;  mais  il  veut  qu'on 
lise  et  que  l'on  commente  simultanément  la  Rhétorique  de 
saint  Cyprien,  afin  que  le  jeune  homme  n'acquière  pas  uni- 
quement les  séductions  du  style,  l'éclat  des  images  et  l'har- 
monie des  sons,  mais  qu'il  se  tienne  en  garde  contre  l'art  de 
tromper,  contre  la  flatterie  et  le  mensonge  dont  l'orateur  de 
Rome  païenne  est  un  trop  fameux  maître;  tromper  n'est  per- 
mis à  personne,  pas  même  à  des  avocats  (i)!  » 

Une  autre  fois,  le  15  avril  1885,  à  Marseille,  causant  de  ces 
catholiques,  si  nombreux  aujourd'hui,  qui  ne  le  sont  qu'en 
théorie,  il  s'écriait  :  «  Non,  mon  ami,  non,  jamais  une  éduca- 
tion aux  trois  quarts  païenne  ne  pourra  nous  donner  de  vrais 
et  francs  chrétiens.  J'ai  combattu  (et  ici  il  eut  un  accent  de 
profonde  douleur),  j'ai  lutté  toute  ma  vie  contre  cette  erreur  . 
qui  consiste  à  élever  de  jeunes  chrétiens  en  païens.  A  cette 
fin  j'ai  entrepris  une  double  publication,  celle  des  classiques 
profanes  les  plus  usités  dans  les  classes,  revus  et  corrigés, 
celle  aussi  des  classiques  chrétiens.  Parmi  ces  derniers,  j'ai 
choisi  de  préférence  ceux  dont  le  style  est  concis  et  élégant, 
dont  la  sainteté  et  la  pureté  de  doctrine  peuvent  corriger  et 
atténuer  le  naturalisme  qui  coule  à  pleins  bords  chez  les  pre- 
miers. Rendre  aux  auteurs  chrétiens  la  place  qui  leur  appar- 
tient, faire  que  les  auteurs  païens  soient  aussi  inoffensifs  que 
possible,  c'est  à  quoi  j'ai  constamment  visé  dans  les  travaux 
que  j'ai  entrepris,  dans  tous  les  avis  et  conseils  que  j'ai 
donnés,  de  vive  voix  ou  par  écrit,  aux  directeurs,  professeurs 
et  surveillants  delà  pieuse  société  salésienne.  Et  maintenant, 
épuisé  de  fatigue  et  de  vieillesse,  je  m'en  irai  de  ce  monde, 
résigné,  mais  avec  la  douleur  de  n'avoir  point  vu  parfaite- 
ment comprise  et  réalisée  une  réforme  à  laquelle  j'ai  consacré 
la  partie  vive  de  mes  forces,  et  sans  laquelle  nous  n'aurons 
jamais,  je  le  répète,  une  jeunesse  bien  formée,  franchement 
et  entièrement  catholique  (2).  » 


(1)  Cerutti,  les  Idées  de  dnm  Bosco  sur  l'enseifijiemcnt,  p.  9 

(2)  Ibid.,  p.  5. 


—  18S  — 

Cette  plainte  d'un  saint  qui  fut  en  même  temps  un  lettré 
nous  touche  vivement.  Sans  vouloir  ranimer  ici  la  fameuse 
querelle  que  Pie  IX  termina  d'autorité,  par  son  encyclique 
Inter  multiplices,  en  date  du  21  mars  1853,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  reconnaître  que  bien  peu  de  chose  a  été  fait  dans 
cet  ordre  d'idées  cher  à  dom  Bosco,  et  que,  dans  ce  peu,  on 
a  manqué  de  persévérance. 

Il  est  vrai  que  la  réforme  était  aussi  difficile  que  désirable. 
La  liberté  d'enseignement  n'existe,  en  notre  siècle  de  pré- 
tendue- liberté,  que  pour  les  Anglais  et  pour  les  Belges  ;  par- 
tout ailleurs  l'Etat,  comme  un  dragon  jaloux,  veille  à  la  porte 
de  toutes  les  carrières  auxquelles  aboutissent  les  études.  En 
France,  nous  sommes  généralement  de  facile  composition  : 
nous  nous  contentons  de  la  hberté  du  personnel,  oubliant 
qu'elle  n'est  qu'un  leurre  sans  la  hberté  des  méthodes  et  des 
programmes.  Nous  avons  le  droit  d'enseigner,  sous  l'étroite 
surveillance  de  l'Etat,  les  idées  de  l'Etat,  le  scepticisme  de 
l'Etat  ;  et  nous  nous  croyons  libres  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'expérience,  même  restreinte,  faite  sous 
l'impulsion  de  dom  Bosco,,  et  les  heureux  résultats  des  col- 
lèges salésiens,  prouvent  que  sa  méthode  est  la  bonne.  Ce 
n'est  pas  sans  raison  que  Léon  XIII,  dans  son  encyclique 
Immortale  Dei,  met  les  fidèles  en  garde  contre  le  natura- 
hsmeet  le  rationalisme,  qu'il  déclare  incompatibles  avec  Tin- 
tégrité  de  la  foi. 

Que  les  classiques  profanes,  en  ce  qu'ils  ont  de  substantiel- 
lement bon,  servent  d'introduction  aux  classiques  chrétiens; 
que  le  beau  naturel  de  ceux-là  reçoive  son  perfectionnement 
du  beau  naturel  de  ceux-ci;  que  les  lumières  supérieures 
des  uns  s'ajoutent  à  la  splendide  efQorescence  des  autres  ; 
ainsi  on  ramènera  l'unité  dans  les  jeunes  âmes,  et  dans  les 
lettres  et  les  arts  la  cohérence  intime  entre  l'ordre  naturel  et 
l'ordre  surnaturel,  distincts  entre  eux,  mais  absolument  unis. 
Sur  cette  union  repose  non  seulement  l'éducation,  mais  en- 
core l'édifice  chrétien  tout  entier. 

Il  nous  resterait  à  examiner  les  études  philosophiques  et 


I 


—  189  — 

théologiques  dans  la  Société  salésienne  ;  mais  sur  ce  point  un 
extrait  du  règlement  général  en  dira  plus  que  tous  les  com- 
mentaires : 

«  §  XII.  Des  Etudes.  1°  Les  prêtres  et  tous  les  membres  de 
la  société  qui  veulent  s'enrôler  dans  la  milice  cléricale  s'ap- 
pliqueront à  l'étude  de  la  philosophie  pendant  deux  ans,  et  à 
celle  des  sciences  ecclésiastiques  pendant  quatre  années  con- 
sécutives. 

»  T  Ils  étudieront  principalement,  en  y  employant  toutes 
les  forces  de  leur  intelligence,  la  sainte  Bible,  l'histoire  ecclé- 
siastique, la  théologie  dogmatique,  spéculative  et  morale, 
ainsi  que  les  livres  et  les  traités  faits  pour  instruire  la  jeu- 
nesse dans  ces  hautes  matières. 

»  3°  Notre  premier  maître  sera  saint  Thomas,  et  ensuite  les 
auteurs  les  plus  célèbres  qui  ont  commenté  le  catéchisme  et 
la  doctrine  catholique....  » 

Si  maintenant  on  veut  juger  l'arbre  par  ses  fruits,  la  mé- 
thode salésienne  ne  redoute  la  comparaison  avec  aucune 
autre,  même  au  point  de  vue  des  résultats  purement  humains. 
Chose  étonnante,  mais  uniquement  pour  les  esprits  superfi- 
ciels, s'appliquer  à  former  des  citoyens  pour  le  ciel  est  encore 
le  meilleur  moyen  d'en  former  pour  la  terre. 

Le  nombre  des  esprits  distingués  éclos  à  l'école  de  dom 
Bosco  est  déjà  considérable,  bien  que  la  plupart  de  ses  enfants 
ne  soient  encore  que  des  débutants  dans  la  vie.  Celui  des 
docteurs  qu'il  a  présentés  avec  succès  aux  diverses  universités 
italiennes  ne  se  compte  plus.  Dom  Rua,  dom  Lemoynne,  dom 
Gerruti,  dom  Durando,  M*""  Cagliero,  ont  pris  rang,  comme 
écrivains  ou  compositeurs,  au  nombre  des  gloires  de  leur  pays. 
Bien  d'autres  sont  ou  seront  l'honneur  de  l'épiscopat  dans  les 
deux  mondes. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  dans  les  lettres  et  dans  le  clergé 
que  le  grand  éducateur  des  vagabonds  a  placé  haut  de  bril- 
lants élèves;  il  en  a  dans  le  barreau,  dans  le  commerce,  dans 
l'agriculture,  dans  toutes  les  carrières. 

Un  jour,  à  Rome,  accompagné  de  son  secrétaire,  il  traver- 


—  190  - 

sait  le  Corso,  lorsqu'il  fut  abordé  par  un  colonel  en  tenue  qui 
lui  demanda  s'il  n'était  pas  dom  Bosco  : 
«  Pourquoi  cette  question?  répondit-il. 

—  Je  vous  demande  si  vous  êtes  dom  Bosco  ? 

—  Encore  faudrait-il  savoir.... 

—  Enfin,  monsieur  l'abbé,  étes-vous,  oui  ou  non,  dom 
Bosco  ? 

—  Eh  bien,  oui,  je  suis  celui  que  vous  avez  nommé.  » 
Dom  Bosco  avait  des  raisons  pour  n'être  pas  entièrement 

rassuré  sur  les  motifs  d'une  telle  investigation,  faite  d'ailleurs 
d'un  ton  assez  brusque. 

Mais  à  peine  eut-il  avoué  son  nom  que  le  colonel,  en  pleine 
rue,  se  jeta  à  ses  pieds,  lui  prit  les  mains  et  les  lui  embrassa  : 

«  Colonel,  relevez- vous  ;  que  faites-vous  ? 

—  0  mon  père,  mon  bon  père,  vous  ne  reconnaissez  donc 
pas  votre  enfant,  le  petit  orphelin  un  tel,  que  vous  avez  adopté 
à  la  mort  de  ses  parents?  Que  serait-il  devenu  sans  vous?  Moi 
je  croyais  bien  vous  reconnaître,  mais  je  n'en  étais  pas  sûr.... 

—  Tiens,  c'est  toi,  moutard?  fit  dom  Bosco  en  souriant  et 
en  lui  donnant  une  tape  sur  la  joue.  Tu  as  joUment  changé  de- 
puis l'époque  de  notre  première  rencontre. 

—  J'ai  tâché  de  faire  honneur  à  mon  père  adoptif.  En  vous 
quittant  je  me  suis  engagé  ;  vous  m'aviez  fait  instruire,  vous 
m'aviez  formé  à  la  discipline  et  au  travail,  et....  me  voilà  co- 
lonel. » 

Le  colonel  ne  voulut  pas  quitter  dom  Bosco  sans  avoir  ob- 
tenu la  promesse  qu'il  viendrait  dîner  chez  lui  le  lendemain. 
11  lui  présenta  alors  sa  femme  et  trois  beaux  enfants,  et  tous 
ensemble  ils  rendirent  grâce  à  Notre-Dame  Auxiliatrice,  qui  a 
béni  l'œuvre  du  Valdocco. 

Mais  le  plus  bel  éloge  des  idées  de  dom  Bosco  sur  l'éduca- 
tion, la  plus  belle  consécration  de  l'excellence  de  sa  méthode 
est  dans  le  fait  suivant  : 

A  la  mort  du  saint  éducateur,  aucun  de  ses  élèves  n'avait 
encore  été  frappé,  pour  crimes  ou  délits  de  droit  commun, 
par  les  tribunaux. 


—  191   - 

Ce  fait  a  peut-être  déjà  cessé  d'être  vrai  au  moment  où  nous 
écrivons  ;  en  tout  cas  il  ne  saurait  subsister  bien  longtemps  : 
les  plus  purs  ruisseaux  prennent  de  la  fange  en  s'éloignant  de 
leur  source  et  en  s'élargissant,  en  devenant  fleuves.  La  famille 
salésienne  a  cessé  d'être  une  famille  restreinte  et  choisie  :  elle 
verse  chaque  année  dans  la  société  l'énorme  contingent  de 
vingt  à  trente  mille  enfants  dont  la  formation  est  achevée, 
sans  compter  plusieurs  centaines  qui  n'ont  pu  être  qu'ébau- 
chés. 

L'incomparable  privilège  cessera  donc,  s'il  n'a  cessé  déjà. 
Mais  n'est-il  pas  prodigieux  que  des  multitudes  d'hommes, 
généralement  prédestinés  par  leur  naissance  à  la  prison  et 
au  gibet,  soient  restées  durant  quarante  ans  immaculées  dr- 
vant  la  justice  de  leur  pays  ? 


CHAPITRE  XVI. 

DOM    BOSCO   ET   LE   COMTE   DE   CAVOUR.  —  l'oEUVRE   SALÉSIENNE 
SE   RÉPAND   HORS   DE   TURIN. 


Si  la  guerre  de  1848  et  la  hain,e  des  Vaudois  avaient  attiré 
des  tracas  à  dom  Bosco,  la  guerre  de  1859  et  la  politique  pié- 
montaise,  appelée  par  euphémisme  politique  annexionniste, 
ne  lui  en  suscitèrent  pas  moins.  Ils  furent  mêlés  d'abord  de 
douces  compensations  :  l'Oratoire  de  Saint-François  de  Sales 
reçut  plusieurs  enfants  de  familles  pauvres  dont  les  chefs 
étaient  appelés  sous  les  drapeaux;  il  devint  aussi  un  lieu  de 
réunion  pour  les  soldats  français  résidant  à  Turin.  Dom  Bosco 
ayant  fait  à  ceux  qui  le  visitèrent  l'accueil  le  plus  affectueux, 
et  mis  à  leur  disposition  une  salle  avec  des  livres,  des  plumes, 
de  l'encre  et  même  des  professeurs  d'italien  et  d'arithmétique, 
on  vit,  au  bout  de  quelques  jours,  comme  une  procession  de 
pantalons  rouges  descendre  au  Valdocco,  aux  heures  de 
liberté.  Plusieurs  centaines  de  ces  braves  gens  s'approchè- 
rent des  sacrements;  les  Pères  en  retenaient  fréquemment  à 
leur  table  et,  à  la  fin,  le  nombre  de  ceux  qui  connaissaient 
personnellement  dom  Bosco  et  dom  Rua  était  si  considérable, 
que  ces  derniers  ne  pouvaient  paraître  dans  les  rues  sans  être 
accostés  par  des  soldats  français. 

Les  batailles  de  Magenta  et  de  Solférino  avaient  fait  bien 
des  orphelins.  L'Oratoire  ne  fut  pas  le  dernier  à  s'en  aperce- 
voir d'u/ie  manière  sensible;  chaque  soir  les  lits  des  enfants 

DOM  BOSCO.  '^ 13 


—  194  — 

se  rapprochaient  un  peu  plus,  afin  de  faire  place  à  de  nou- 
veaux arrivés.  Le  roi  Victor-Emmanuel  envoya  deux  légers 
secours,  250  francs  d'abord,  puis  200  francs.  Mais  on  apprit 
que  dom  Bosco  avait  écrit  à  Pie  IX  pour  essayer  de  le  consoler 
au  milieu  des  amertumes  dont  la  politique  l'abreuvait,  et  les 
dispositions  changèrent. 

Dom  Bosco  ne  fît  aucun  mystère  de  cette  correspondance  ; 
il  publia  lui-même,  dans  les  Lectures  catholiques  du  mois 
d'avril  1860,  la  réponse  pontificale,  qui  se  terminait  ainsi  : 

«  ....  Continuez,  bien-aimé  fils,  les  œuvres  que  vous  avez 
entreprises  pour  la  gloire  de  Dieu  et  l'utilité  de  l'Eglise.  Sup- 
portez, si  Dieu  vous  les  envoie,  les  tribulations,  quelle  que 
soit  leur  gravité,  et  soutenez  avec  magnanimité  les  épreuves 
des  temps  que  nous  traversons. 

»  Notre  espérance  repose  en  Dieu,  qui,  par  la  protection 
de  la  Reine  du  ciel  et  Souveraine  du  monde,  la  très  sainte 
Mère  de  Dieu,  Marie,  Vierge  Immaculée,  nous  délivrera  de  ces 
maux  extrêmes  et  consolera  son  Eglise  si  profondément  affli- 
gée, en  lui  donnant  la  victoire  sur  ses  ennemis.  Nous  ne  dou- 
tons pas  que,  dans  ce  but,  et  afin  d'obtenir  à  notre  faiblesse 
un  prompt  secours  de  Dieu,  vous  ne  continuiez,  bien-aimé 
Fils,  avec  tous  vos  disciples,  à  supplier  ce  même  Dieu,  avec 
une  ferveur  toujours  croissante.  » 

Aussitôt  l'Oratoire  passa  pour  un  foyer  de  réaction,  et  son 
directeur  pour  un  conspirateur  redoutable.  Les  plus  minu- 
tieuses perquisitions  furent  faites  dans  la  maison,  et  les  ins- 
pections les  plus  insidieuses  dans  les  classes,  afin  de  trouver 
un  prétexte  à  fermer  l'établissement.  Dom  Bosco  accueillit 
les  divers  enquêteurs  avec  sa  bonne  grâce,  mais  aussi  avec  sa 
fermeté  ordinaire,  refusant  de  rien  leur  montrer  s'ils  n'exhi- 
baient des  mandats  en  règle,  puis  de  signer  leurs  procès-ver- 
baux s'ils  ne  les  avaient  rédigés  contradictoirement  avec  lui; 
mais  il  déploya,  entre  temps,  une  charité  si  condescendante 
et  si  adroite,  qu'il  en  amena  plusieurs  à  revenir  le  voir  pour 
se  confesser. 

Sommé  d'ouvrir  un  tiroir,  le  seul  qui  fût  fermé  à  clef,  (Jom 


—  193  — 

Bosco  demanda  d'en  être  dispensé  :  il  y  allait,  disait-il,  du 
crédit  et  de  la  réputation  de  sa  maison.  Naturellement  cette 
hésitation  ne  fit  qu'exciter  la  curiosité.  Les  gens  de  police, 
au  nombre  de  cinq,  se  mirent  en  devoir  de  briser  le  meuble. 
Dom  Bosco  ouvrit;  ils  se  serrèrent  tous,  anxieux,  autour  du 
précieux  tiroir,  s'attendant  à  voir  apparaître  enfin  ce  qu'ils 
appelaient  le  corps  du  délit,  et  avançant  les  mains  pour  ne 
pas  le  laisser  échapper.  Leur  chef,  l'avocat  Tua,  saisit  une 
liasse  de  papiers  ;  sa  figure  rayonne;  il  semble  dire  :  «  Nous 
le  tenons,  le  voilà!  »  et  commence  à  lire  à  haute  voix,  afin 
d'être  entendu  de  tous  :  «  Pain  fourni  à  dom  Bosco  par  le 
boulanger  Magra,  dû  :  7,800  fr.  » 

«  Eh!  cela  n'intéresse  pas  l'Etat,  observe-t-il,  et,  mettant 
de  côté  le  feuillet,  il  en  extrait  un  autre  :  «  Cuir  fourni  à 
l'atelier  de  cordonnerie  de  dom  Bosco,  dû  :  2,150  fr.  ;  »  puis 
un  troisième  :  «  Huile  fournie  à  dom  Bosco  :  1,500  fr.  » 

Il  voulait  s'arrêter;  dom  Bosco  le  pria  de  poursuivre  et  lui 
fit  constater  ainsi  que,  s'il  dépensait  énormément,  ce  n'était 
pas  pour  acheter  de  la  poudre  et  des  balles  :  «  Vous  devez 
comprendre,  ajouta-t-il,  que  je  ne  fusse  pas  empressé  de 
vous  révéler  mes  dettes;  maintenant  que  vous  les  connais- 
sez, je  vous  prie  de  les  consigner  sur  votre  rapport;  peut- 
être  cela  donnera-t-il  au  gouvernement  ou  à  quelque  bonne 
âme  l'idée  de  me  payer  une  de  ces  notes.  » 

On  fouilla  des  caves  au  grenier;  on  ne  put  saisir  que 
l'original  du  bref  de  Pie  IX,  mais  on  le  laissa,  car  il  était  sans 
valeur,  la  traduction  étant  déjà  connue  du  public  et  se  trou- 
vant exacte. 

Les  ennemis  des  Salésiens  ne  furent  pas  plus  heureux  avec 
les  enfants,  dans  leurs  interrogatoires  multipHés  et  auxquels 
n'échappa  ni  une  école  ni  un  ateher.  A  un  élève  de  quatrième 
le  chevalier  Gatti  demanda  s'il  connaissait  Victor-Emmanuel. 
L'élève  répondit  qu'il  ne  l'avait  jamais  vu,  mais  qu'il  n'igno- 
rait point  que  tel  était  le  nom  du  souverain.  L'inspecteur, 
affectant  alors  un  air  de  profond  mépris,  s'écria  : 

«  Souverain  pervers,  qui  persécute  l'Eglise,  chasse  les  re- 


—  196  — 

ligieux  et  n'observe  pas  les  traités  qu'il  a  signés;  n'est-il  pas 
vrai,  jeune  homme? 

—  MoDsieur,  répondit  ce  dernier,  je  ne  puis  vous  répondre, 
ceci  n'appartient  pas  à  l'histoire  que  nous  étudions. 

—  Si  vous  ne  l'avez  pas  appris  dans  l'histoire,  au  moins 
vous  l'avez  entendu  dire. 

—  Monsieur,  nos  maîtres  ne  nous  ont  jamais  parlé  du  roi 
qu'une  fois  qu'il  était  malade;  dom  Bosco  nous  dit  alors  de 
prier  pour  lui,  et  je  l'ai  fait  de  tout  mon  cœur. 

—  Mais  en  somme,  mon  jeune  ami,  ceux  qui  persécutent 
la  religion  sont  des  scélérats;  or  le  roi  persécute  la  religion, 
donc  le  roi  est  un  scélérat. 

—  Je  ne  sais  pas  si  vous.  Monsieur,  qui  êtes  plus  savant 
que  moi,  seriez  en  mesure  d'établir  ce  raisonnement;  pour 
moi,  je  n'ai  jamais  entendu  dire  ici,  par  personne,  que  le  roi 
soit  un  scélérat;  dom  Bosco  ne  parle  qu'atec  respect,  dans 
son  Histoire  d'Italie,  du  roi  et  de  ses  ancêtres.  » 

M.  Katazzi,  qui  savait  à  quoi  s'en  tenir,  était  alors  simple 
député  et  ne  pouvait  ou  ne  voulait  rien  faire  pour  éclairer  le 
gouvernement.  Le  ministre  de  l'intérieur  était  M.  Farini,  et 
le  président  du  conseil,  ministre  des  affaires  étrangères,  le 
comte  Camille  de  Cavour.  Dom  Bosco  les  connaissait  l'un  et 
l'autre;  néanmoins  ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  parvint  jus- 
qu'à eux.  Le  chevalier  Spaventa,  secrétaire  général  à  l'inté- 
rieur, le  laissa  faire  antichambre  des  demi-journées  entières 
sans  vouloir  l'entendre.  Dom  Bosco  s'obstina  et  finit  par 
lasser  le  mauvais  vouloir. 

Farini  fît  tout  d'abord  à  dom  Bosco  l'accueil  le  plus  em- 
pressé ;  il  lui  serra  la  main,  lui  rappela qu'ill'avait  vu  à  Stresa, 
chez  l'abbé  Rosmini,  et  le  félicita,  au  nom  du  gouvernement, 
de  tout  le  bien  qu'il  faisait  à  la  jeunesse  pauvre. 

«  Précisément,  monsieur  le  ministre,  dit  dom  Bosco,  je 
viens  la  remettre  à  vos  soins,  cette  jeunesse  ;  vos  agents  me 
rendent  impossible  de  continuer  à  la  nourrir  et  à  l'élever  ;  je 
viens  me  décharger  de  ce  fardeau  sur  vos  bras.  » 

Farini  chercha  immédiatement  à  le  calmer  ;  «  Tant  que 


—  197  - 

VOUS  ne  vous  êtes  occupé  que  des  enfants  pauvres,  vous  avez 
été,  monsieur  l'abbé,  le  favori  du  gouvernement  ;  mais  du  jour 
où  vous  avez  quitté  le  terrain  de  la  charité  pour  celui  de  la 
politique,  rous  avons  dû  nous  mettre  sur  nos  gardes  et  sur- 
veiller vos  agissements. 

—  Comment,  s'écria  dom  Bosco,  moi  qui  m'abstiens  si  soi- 
gneusement de  faire  de  la  politique!  Je  suis  on  ne  peut  plus 
désireux  de  savoir  quels  faits  ont  pu  vous  faire  croire.... 

—  Monsieur  l'abbé,  je  vais  m'expliquer  avec  la  même  fran- 
chise dont  je  souhaite  que  vous  usiez  à  votre  tour  avec  moi. 
Les  articles  que  vous  écrivez  dans  le  journal  l'Armonia,  les 
réunions  réactionnaires  qui  se  tiennent  chez  vous,  vos  corres- 
pondances avec  M^""  Franzoni,  avec  le  cardinal  Antonelli,  avec 
tous  les  ennemis  de  l'Etat,  voilà  les  faits  qui  nous  ont  donné 
l'éveil  sur  votre  compte.  » 

Dom  Bosco  discuta  ces  reproches  un  à  un.  Après  avoir  af- 
firmé son  droit  de  citoyen  d'écrire  dans  les  journaux,  il  affirma 
qu'il  n'écrivait  dans  aucun,  sinon  dans  le  sien,  les  Lectures 
catholiques. 

—  Vous  pouvez  nier  tant  que  vous  voudrez,  insista  le  mi- 
nistre, mais  il  est  prouvé  qu'une  bonne  partie  des  articles  de 
VArmonia  sortent  de  la  plume  de  dom  Bosco. 

—  Monsieur  le  ministre,  j'attends  avec  confiance  les  preuves 
dont  vous  parlez. 

—  Voudriez-vous  dire  qu'elles  n'existent  pas  et  que  je  suis 
un  menteur  et  un  calomniateur?  » 

La  discussion  prit  ainsi,  de  la  part  du  ministre,  une  tour- 
nure des  plus  aigres.  Il  s'emporta,  menaça  son  interlocuteur 
de  la  prison  et  le  traita  de  fou,  bien  loin  de  penser  que  lui- 
même,  trois  ans  plus  tard,  devait  mourir  enfermé  dans  un 
asile  d'ahénés.  Le  calme  et  l'aménité  des  réponses  de  dom 
Bosco  achevèrent  de  le  mettre  hors  de  lui.  Il  se  leva  et,  sans  plus 
lui  adresser  la  parole,  se  mit  à  se  promener  avec  agitation. 
Tout  d'un  coup  une  porte  s'ouvrit,  et  l'on  vit  apparaître  le  pre- 
mier ministre,  comte  de  Cavour,  l'air  souriant  et  se  frottant 
les  mains. 


—  198  — 

«  Qu'y  a-t-il  donc  ?  demanda-t-il,  comme  s'il  eût  tout  ignoré. 
Àh!  c'est  dom  Bosco,  ce  cher  dom  Bosco,  ce  vénéré  dom 
Bosco  !  Ayons  des  égards  pour  lui  et  arî-aiigeons  tout  à 
l'amiable.  Moi  d'abord,  j'ai  toujours  aimé  dom  Bosco.  » 

En  parlant  ainsi,  il  prit  dom  Bosco  par  la  main  et  le  fît 
asseoir. 

A  l'entrée  de  Cavour,  à  ces  paroles  bienveillantes,  le  prêtre 
vit  que  son  affaire  se  terminerait  heureusement  ;  non  qu'en 
politique  Cavour  valût  mieux  que  Farici  ;  ces  deux  maîtres 
conspirateurs  pouvaient  marcher  de  pair;  mais  Cavour  était 
incomparablement  mieux  informé  en  ce  qui  touchait  l'Ora- 
toire. Dom  Bosco  reprit  donc,  le  cœur  et  le  visage  plus  ras- 
surés : 

«  Monsieur  le  comte,  cette  maison  du  Valdocco,  que  Votre 
Excellence  a  si  souvent  visitée,  encouragée  de  ses  éloges  et 
de  ses  bienfaits,  on  veut  la  détruira.  Ces  pauvres  enfants 
ramassés  dans  les  carrefours,  je  vais  être  contraint  a  les  y 
rejeter.  On  m'a  traité  en  chef  de  révoltée,  on  m'a  soumis  à 
des  perquisitions,  à  des  tracasseries,  on  m'a  publiquemeni 
déshonoré,  au  grand  préjudice  de  mon  institut,  que  la  charité 
a  jusqu'ici  soutenu  à  raison  de  sa  bonne  réputation.  Il  y  a 
plus  :  la  morale,  la  religion,  les  sacrements,  ont  été  tournés 
en  dérision  par  les  agents  du  gouvernement,  en  présence  des 
enfants,  qui  en  ont  été  scandalisés.  Tout  cela  me  semble 
n'avoir  pu  être  ordonné  qu'avec  le  consentement  de  Votre 
Excellence.  En  tous  cas,  de  pareils  faits  ne  peuvent  pas  rester 
longtemps  inconnus  au  public,  et,  tôt  ou  tard,  Dieu  saura  les 
venger. 

—  Un  peu  de  calme,  reprit  Cavour,  un  peu  de  calme,  cher 
dom  Bosco,  soyez  persuadé  que  pas  un  de  nous  ne  cherche 
à  vous  faire  du  mai.  Nous  avons  toujours  été,  vous  et  moi, 
deux  amis,  et  je  veux  que  nous  continuions  à  l'être.  D'ail- 
leurs, cher  dom  Bosco,  vous  avez  été  trompé,  et  certaines 
personnes  ont  abusé  de  votre  bon  cœur  pour  vous  faire  suivre 
une  politique  qui  mène  à  de  tristes  conséquences. 

—  Quelle  politique  et  quelles  conséquences  ?  Le  prêtre  ca- 


—  199  — 

tholique  n'a  d'autre  politique  que  celle  du  saint  Evangile,  et 
il  ne  craint  de  conséquences  d'aucune  sorte.  Les  ministres 
cependant  me  croient  coupable  et  ils  me  proclament  tel  aux 
quatre  vents  du  ciel,  sans  produire  une  seule  preuve. 

—  Puisque  vous  voulez  m'obiiger  à  parler,  reprit  Gavour, 
je  parlerai.  Je  vous  dis  donc  nettement  que  l'esprit  qui  depuis 
quelque  temps  domine  en  vous  et  dans  votre  institution  est 
incompatible  avec  la  politique  suivie  par  le  gouvernement. 
Voici  mon  raisonnement  :  Vous  êtes  avec  le  Pape,  le  gouver- 
nement est  contre  le  Pape  ;  donc  vous  êtes  contre  le  gouver- 
nement. Pas  moyen  d'échapper  à  cette  conclusion. 

—  Et  cependant,  monsieur  le  Comte,  j'échapperai  à  votre 
syllogisme.  Je  pourrais  dire  d'abord  que  si  je  suis  avec  le  Pape 
et  que  le  gouvernement  se  soit  mis  contre  le  Pape,  il  ne  s'en- 
suit pas  que  je  me  sois  mis  contrede  gouvernement,  mais  bien 
plutôt  que  c'est  le  gouvernement  qui  s'est  mis  contre  moi; 
mais  laissons  ces  subtilités.  Voici  ce  que  je  veux  répondre  :  en 
fait  de  religion,  je  suis  avec  le  Pape,  et,  comme  bon  catholique, 
j'entends  demeurer  avec  le  Pape  jusqu'à  la  mort;  mais  cela 
ne  m'empêche  nullement  d'être  un  bon  citoyen  parce  que, 
comme  la  politique  n'est  pas  mon  affaire,  je  ne  m'y  mêle  en 
aucune  manière  et  ne  fais  rien  contre  le  gouvernement.  Il  y 
a  vingt  ans  que  je  vis  à  Turin;  j'ai  écrit,  j'ai  parlé,  j'ai  agi 
sous  les  yeux  du  public;  je  défie  qui  que  ce  soit  de  citer  une 
hgne,  une  parole,  un  fait  qui  puisse  me  mériter  la  censure  des 
autorités  gouvernementales.  S'il  en  est  autrement,  qu'on  en 
donne  la  preuve,  et  si  je  suis  coupable,  que  l'on  me  punisse, 
j'y  consens.  Mais,  si  je  suis  innocent,  que  l'on  me  laisse  en 
paix  travailler  à  mon  œuvre. 

—  Vous  avez  beau  dire,  monsieur  l'abbé,  intervint  Farini, 
mais  vous  ne  me  donnerez  jamais  à  entendre  que  vous  par- 
tagez nos  idées,  les  idées  du  gouvernement. 

—  Eh  quoi  !  monsieur  le  ministre,  en  un  temps  de  si 
grande  Hberté  d'opinions,  voudrait-on  causer  des  ennuis  à  un 
citoyen  parce  que,  dans  le  secret  de  sa  conscience,  il  pense 
ce  qu'il  lui  plaît?  Voudrait-on  porter  la  tyrannie  jusqu'à  im- 


-_  200  — 

poser  des  idées?  Un  homme  ne  peut-il  pas  penser  dans  son 
,  for  intérieur  que  quelqu'un  agit  mal,  et  cependant  n'en  rien 
laisser  paraître  au  dehors,  soit  parce  que  cela  ne  le  regarde 
pas,  soit  parce  que  toute  opposition  de  sa  part  serait  inutile, 
peut-être  même  dangereuse?  Or,  quelle  que  soit  mon  opinion 
privée  sur  la  conduite  du  gouvernement,  pour  certaines 
affaires  du  moment,  je  le  répète,  ni  au  dehors,  ni  à  l'intérieur 
de  mon  domicile,  je  n'ai  jamais  dit  ni  fait  aucune  chose  de 
nature  à  fournir  le  moindre  motif  de  me  traiter  comme  un 
ennemi  de  la  patrie.  Les  autorités  ne  peuvent  rien  exiger  de 
plus.  Et  cependant.  Excellence,  je  fais  encore  davantage, 
puisque  je  recueille  dans  ma  maison  des  centaines  d'enfants 
pauvres  et  abandonnés.  Je  vous  donne  ainsi  une  coopération 
directe,  en  diminuant  le  nombre  des  vagabonds  et  des  fai- 
néants pour  accroître  celui  des  citoyens  laborieux,  instruits 
et  honnêtes.  Voilà  quelle  est  ma  poHtique,  je  n'en  connais 
point  d'autre.  » 

Les  deux  ministres  ne  purent  s'empêcher  de  trouver  la 
réponse  de  dom  Bosco  très  bonne,  et  d'autant  meilleure 
qu'elle  était  confirmée  par  les  faits.  Mais  Cavour  se  piquait  de 
religion  et  de  connaissance  de  l'Evangile  ;  en  bon  sophiste 
qu'il  était,  il  proposa  à  dom  Bosco  cet  autre  syllogisme. 

«  Voyons,  dom  Bosco,  sans  nul  doute,  vous  croyez  à 
l'Evangile,  or  l'Evangile  nous  dit  que  celui  qui  est  avec  Jésus- 
Christ  ne  peut  être  avec  le  monde.  Si  donc  vous  êtes  avec  le 
Pape,  et,  par  conséquent,  avec  Jésus-Christ,  vous  ne  pouvez 
pas  être  avec  le  gouvernement.  SU  sermovester  :  est,  est;  non, 
non.  Soyons  francs  :  ou  avec  Dieu,  ou  avec  le  diable. 

—  D'après  ce  raisonnement,  répondit  dom  Bosco,  il  sem- 
blerait, monsieur  le  Comte,  que  vous  voudriez  faire  croire  que 
le  gouvernement  est  non  seulement  contre  le  Pape,  mais  contre 
l'Evangile,  contre  Jésus-Christ  lui-même.  Pour  moi,  j'ai  peine 
à  me  persuader  que  le  comte  de  Cavour  et  le  commandeur 
Farini  soient  arrivés  à  un  tel  excès  d'impiété,  qu'ils  aient  rc- 
'  nonce  même  à  cette  religion  dans  laquelle  ils  sont  nés  et  ont 
été  élevés,  et  envers  laquelle,  dans  leurs  paroles  comme  dans 


-  201  - 

leurs  écrits,  ils  se  sont  souvent  montrés  pleins  de  respect  et 
d'admiration.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  l'Evangile  même,  que 
Votre  Excellence  vient  de  citer,  répond  précisément  à  la  diffi- 
culté :  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  est  à 
Dieu.  Le  sujet  d'un  Etat,  quel  qu'il  soit,  peut  donc  être  bon 
catholique,  demeurer  uni  à  Jésus-Christ,  partager  les  sen- 
timents du  Pape,  faire  du  bien  à  ses  semblables,  et,  dans  le 
même  temps,  être  avec  César,  c'est-à-dire  observer  les  lois 
du  gouvernement,  sauf  le  cas  où  l'on  réclamerait  de  lui  des 
actes  contraires  à  la  loi  de  Dieu. 

—  Mais  la  maxime  évangélique  :  Est,  est  ;  non,  non,  n'oblige- 
t-elle  pas  un  catholique  à  déclarer  sincèrement  sous  quel 
drapeau  il  entend  se  ranger,  pour  Jésus-Christ  ou  contre  lui  ? 

—  Comme  prêtre,  je  suis  en  état  d'expliquer  à  Vos  Excel- 
lences la  sentence  de  l'Evangile  que  vous  me  citez.  Ces  paroles 
n'ont  rien  à  faire  avec  la  pohtique  ;  elles  signifient  que,  s'il 
est  permis  d'employer  le  serment  pour  la  confirmation  solen- 
nelle de  la  vérité,  on  ne  doit  cependant  en  faire  usage  que 
lorsque  la  nécessité  le  réclame.  Elles  signifient  que  pour  un 
homme  d'honneur,  la  simple  assertion  qu'une  chose  est  ou 
n'est  pas  suffit,  sans  nul  besoin  de  serment. 

—  Bon,  je  vous  comprends,  conclut  M.  de  Cavour,  et  j'en- 
tends que  dès  maintenant  tout  soit  bien  fini  et  que  l'on  vous 
laisse  la  paix.  Mais,  prudence,  cher  abbé,  prudence,  parce 
que  nous  sommes  en  des  temps  difficiles,  et  je  vous  avertis 
de  vous  garder  de  certains  amis  qui  vous  trahissent  en 
secret.  » 

Les  deux  ministres  se  levèrent  alors  et  serrèrent  tous  les 
deux  la  main  de  dom  Bosco,  qui  se  retira  tranquillement. 

Toutefois,  la  politique  gouvernementale  ne  s'étant  point 
modifiée,  il  ne  retrouva  jamais  la  bienveillance  des  anciens 
jours.  Bien  souvent  encore  les  envoyés  du  ministère  de  l'ins- 
truction publique  vinrent  troubler  par  leurs  inquisitions  les 
classes  du  Valdocco.  Mais  on  avait  eu  la  précaution  de  s'y  sou- 
mettre à  tous  les  examens  spéciaux  qu'exigeait  depuis  peu 
la  jalouse  surveillance  de  l'Etat.  Dom  Bosco  fut  le  premier  à 


—  202  — 

donner,  sous  ce  rapport,  un  exemple  qui  fut  bientôt  suivi 
par  les  évêques,  afin  de  ne  pas  se  voir  exclus,  faute  de  di- 
plômes, du  droit  d'enseigner. 

Au  début  de  Tannée  scolaire  1860-61,  M^Tranzoni,  informé 
que  le  petit  séminaire  de  Giaveno,  qui  n'avait  presque  plus 
d'élèves,  était  sur  le  point  de  se  voir  fermé  et  englouti  par  le 
fisc,  supplia,  du  fond  de  son  exil,  dom  Bosco  d'essayer  de  le 
relever.  Le  saint  prêtre  accepta.  A  peine  en  fut-on  informé 
dans  l'arcbidiocèse  de  Turin,  que  les  demandes  d'admission 
commencèrent  à  affluer.  Dès  les  premiers  mois  l'établisse- 
ment était  sauvé,  et  pour  la  bonne  tenue  et  pour  le  nombre 
des  élèves ,  qui  dépassa  rapidement  deux  cents. 

Mais  c'est  surtout  à  dater  de  1865  que  l'extension  de  l'œuvre 
de  dom  Bosco  a  marché  à  pas  de  géant.  En  1858  il  séjourna 
quelque  temps  à  Rome,  afin  de  soumettre  tous  ses  projets  au 
pape  Pie  IX  et  d'étudier  une  maison  célèbre  qui  ressemble 
beaucoup  aux  siennes,  l'hospice  ou  orphelinat  Tata-Giovanni, 
dont  Pie  IX  avait  été  jadis  aumônier  pendant  quatre  ans.  En 
1863,  il  ouvrit  un  véritable  collège  à  Mirabel,  dans  le  Mont- 
ferrat;  un  second  à  Lanzo  en  1864,  et,  les  années  suivantes, 
plusieurs  Oratoires  complets  sur  divers  points  de  l'Italie,  à 
Alassio,  Magliano,  Randozzo  en  Sicile,  àVarèse,  Val-Salice  aux 
portes  de  Turin ,  à  Trente  dans  le  Tyrol.  Il  possédait  mainte- 
nant assez  de  sujets  formés,  unissant  à  une  expérience  pré- 
coce la  hardiesse  entreprenante  de  leur  âge,  pour  pouvoir  suf- 
fire à  presque  toutes  les  demandes  qui  lui  étaient  adressées. 


CHAPITRE  XVn. 


L   ATELIER     SALESIEN, 


Nous  avons  décrit  l'école  salésienne;  pour  donner  une  idée 
complète  de  l'œuvre  qui  désormais  va  s'étendre  de  proche 
en  proche  jusqu'au  delà  des  mers,  il  nous  reste  à  décrire  l'ate- 
lier salésien.  L'ordre  chronologique  réclamerait  peut-être  que 
nous  attendions  encore,  les  grandes  fondations  de  Marseille, 
de  Lille,  de  Paris,  de  Barcelone,  de  Montevideo,  de  Buenos- 
Ayres,  n'ayant  eu  lieu  que  plus  tard;  mais  celle  de  Turin, 
type  de  toutes  les  autres,  est  déjà  en  pleine  vigueur,  et  nous 
pouvons  dès  maintenant  pressentir  ce  que  sera  l'ensemble. 

Ce  n'est  pas  une  nouveauté  dans  l'Eglise  que  des  religieux 
enseignant  à  travailler  des  mains  et  à  sanctifier  le  travail. 
Dom  Bosco  et  ses  fijs  ne  font  que  continuer  la  grande  tradi- 
tion des  Bénédictins  et  des  moines  de4ous  les  siècles;  mais 
celui  où  nous  vivons  avait  besoin  plus  qu'aucun  de  ses  de- 
vanciers qu'elle  fût  reprise  à  son  profit,  comme  remède  à  une 
de  ses  plus  grandes  infirmités,  qui  est  la  déchristianisation 
des  classes  laborieuses. 

Nul  spectacle  n'est  plus  admirable  que  celui  des  ateliers 
d'arts  et  métiers  dans  les  maisons  salésiennes,  et  ce  travail 
incessant  de  la  vaste  cité  ouvrière  où  l'on  n'entend  que  le 
bruit  des  machines  au  milieu  d'un  silence  volontaire,  mais 
strict.  Voici  un  extrait  des  règlements  que  lui  donna  dom 
Bosco  : 


—  204  — 

L'heure  du  lever  est  quatre  heures  et  demie  en  été,  cinq 
heures  en  hiver;  le  personnel  de  surveillance  est  toujours 
^  debout  une  demi-heure  avant.  La  journée  débute  par  la  prière 
I  jen  commun  et  la  messe.  A  sept  heures  précises,  les  apprentis 
>  reçoivent  en  silence  leur  déjeuner,  et  se  rendent  immédiate- 
ment et  sans  bruit  dans  leurs  ateliers  respectifs. 

Là,  ils  doivent  être  ponctuellement  obéissants  au  sui veil- 
lant et  au  contremaître.  Chacun  doit  demeurer  dans  son 
atelier  et  nul  ne  peut  aller,  sans  permission,  dans  l'ateher 
d'un  autre.  Le  surveillant  et  le  contremaître  sont  presque 
toujours  des  rehgieux. 

Le  silence  est  de  règle,  à  moins  de  nécessité  absolue.  Cha- 
cun doit  se  souvenir  que  l'homme  est  né  pour  le  travail. 

Aucun  ne  doit  quitter  l'ateher  sans  avoir  rangé  ses  outils. 

Mais  la  description  suivante,  faite  par  un  témoin  oculaire, 
expliquera  mieux  encore  ce  qu'est  l'atelier  salésien.  C'est  une 
lettre  écrite  peu  de  temps  avant  la  mort  de  dom  Bosco  et 
qui  peint  son  œuvre  dans  tout  le  développement  qu'elle  a 
pris;  on  nous  pardonnera  la  longueur  de  la  citation  à  cause 
de  son  intérêt. 

«  J'avoue,  mon  cher  ami ,  qu'en  franchissant  le  seuil  du 
principal  étabhssement  salésien  de  Turin,  je  n'étais  pas  sans 
certaines  préventions.  Parce  que  j'avais  entendu  répéter  sou- 
vent que  dom  Bosco  était  un  très  saint  homme,  je  m'étais 
imaginé  que  j'allais  voir  un  couvent  bien  pieux  et  bien  calme, 
une  espèce  d'oasis  chrétienne  dont  les  heureux  habitants, 
soigneusement  préservés  des  vents  brûlants  du  dehors,  se- 
raient mal  préparés  aux  âpres  luttes  de  la  vie. 

»  On  me  donna  pour  guide  un  jeune  Père  français,  qui  me 
fit  les  honneurs  de  rétabnssement  d'une  manière  aussi  inté- 
ressante qu'aimable. 

»  Dès  mes  premiers  pas  dans  les  ateliers,  je  dus  recon- 
naître que  je  m'étais  trompé  absolument.  Je  me  trouvais,  en 
effet,  dans  une  école  industrielle  organisée  d'une  manière 
exirêmement  pratique  et  intelligente.  Rien  sans  doute  ne 
rappelait  nos  exploitations  modèles,  qui  sont  souvent  des 


—  20o  — 

modèles  de  l'exploitation  des  deniers  publics.  L'indispensable 
façade  monumentale  faisait  absolument  défaut.  Pas  de  te- 
nues d'uniforme,  pas  de  boutons,  pas  même  de  casquettes 
galonnées,  aucune  réminiscence  de  caserne.  A  y  regarder  de 
près,  JG  crois  même  que  certaines  culottes  étaient  un  peu 
bien  spacieuses  et  d'autres  un  tantinet  trop  courtes  pour  pou- 
voir être  considérées  comme  la  chose  du  premier  occupant. 

»  Mais  la  tenue  générale  était  parfaitement  décente. 

»  Quant  aux  salles  de  travail,  on  n'avait  sans  doute  pas 
puisé  à  pleines  mains  l'argent  des  contribuables  ou  des  ac- 
tionnaires, pour  l'enfouir  dans  les  briques  et  le  mortier  et 
faire  grand;  mais  l'ensemble  avait  ce  caractère  pratique  des 
usines  bien  administrées  qui  se  sont  développées  graduelle- 
ment et  où  l'on  a  fait  ses  affaires. 

»  Il  y  avait  là  des  ateliers  de  cordonniers,  de  tailleurs,  de 
menuisiers,  de  forgerons,  de  boulangers  et  enfin  de  typo- 
graphes au  grand  complet,  y  compris  la  fonte  des  caractères, 
la  reliure,  elc,  L'Institut  possède  même  à  Mathi  une  grande 
papeterie  pour  alimenter  sa  consommation  de  papier.  Trois 
machines  à  gaz  de  dix  chevaux  chacune  fournissent  la  force 
motrice  aux  presses  et  aux  innombrables  machines-outils.  Tout 
cela  est  parfaitement  agencé.  Ainsi,  des  réchauds  à  gaz  sont 
disposés  partout  où  l'on  a  besoin  de  feu,  la  boulangerie  a  un 
pétrin  mécanique,  et  l'immense  four  à  cuire  le  pain  sert  en 
même  temps  de  calorifère,  la  chaleur  perdue  chauffant  l'église. 
J'ai  vivement  regretté  que  le  peu  de  temps  dont  je  pouvais 
disposer  ne  me  permît  pas  d'examiner  avec  plus  de  détail 
toutes  ces  installations. 

»  Tout  en  visitant  ces  vastes  et  nombreux  ateliers,  je  ne 
pus  m'empêcher  de  témoigner  à  mon  obligeant  cicérone  ma 
surprise  de  me  trouver  dans  une  véritable  usine,  et  non  pas 
seulement  dans  un  pieux  asile.  Il  se  mit  à  rire  de  bon  cœur 
et  me  répondit  :  «  L'ambition  de  notre  Institut  n'est  pas  du 
tout  de  former  des  dévots,  mais  simplement  de  bons  et  sohdes 
chrétiens  et  des  ouvriers  capables  et  satisfaits  de  leur  sort. 
Nous  cherchons  certainement  avant  tout  le  salut  de  l'âme  de 


—  206  — 

ces  jeunes  gens,  mais  nous  poursuivons  en  même  temps  un 
but  social.  » 

)>  Je  le  priai,  ainsi  qu'un  de  ses  compatriotes  qui  s'était 
joint  à  nous,  de  me  donner  quelques  détails  sur  les  moyens 
employés  pour  atteindre  les  résultats  merveilleux  dont  j'étais 
témoin.  J'appris  de  ces  messieurs  que  le  principe  fondamen- 
tal de  l'œuvre  de  dom  Bosco  était  l'absence  de  toute  contrainte. 
Ainsi,  bien  que  le  règlement  conseille  de  s'approcher  des  sa- 
crements tous  les  mois,  les  jeunes  gens  restent  libres  d'obser- 
ver ou  non  cette  recommandation.  Ils  peuvent  quitter  l'Insti- 
tut s'ils  ne  s'y  plaisent  pas,  et  bien  rares  sont  les  désertions. 

»  La  discipline,  qui  me  semblait  bien  difficile  à  faire 
observer  dans  un  milieu  où  les  éléments  d'insubordination 
abondent,  est  maintenue  admirablement  sans  aucun  moyen  de 
rigueur,  uniquement  par  l'influence  religieuse  et  l'autorité 
morale. 

»  Les  apprentis  sont  au  nombre  d'environ  trois  cent  cin- 
quante. On  les  admet  dès  l'âge  de  onze  ans  et  demi,  et  d'ordi- 
naire ils  ont  terminé  leur  apprentissage  vers  dix-sept  ans.  Ils 
quittent  alors  la  maison  pour  s'engager  comme  ouvriers,  et 
conservent  en  général  les  meilleures  relations  avec  leurs 
anciens  maîtres.  Un  certain  nombre  y  restent  jusqu'à  l'époque 
de  la  conscription  ou  de  leur  mariage.  D'autres  encore  ne 
veulent  plus  s'en  éloigner,  et  forment  une  espèce  de  tiers- 
ordre. 

»  Le  prix  de  la  pension  est  au  maximum  de  15  fr.  par  mois, 
mais  il  diminue  au  fur  et  à  mesure  que  le  travail  fourni  est 
plus  productif. 

»  Du  reste,  un  quart  au  plus  des  apprentis  paient  cette  mo- 
dique rétribution;  les  autres  sont  des  orphelins  abandonnés 
par  leurs  parents  ou  recueillis  à  leur  demande.  A  ma  ques- 
tion :  les  jeunes  gens  condamnés  à  être  enfermés  dans  une 
maison  de  correction  sont-ils  également  admis  ici  ?  il  me  fut 
répondu  négativement,  parce  que  cela  était  contraire  au 
principe  de  liberté  qui  régit  l'institution. 

»  Les  jeunes  gens  reçoivent  quatre  sous  pour  leur  di- 


—  207  — 

manche,  mais  à  leur  sortie  on  leur  remet  comme  pécule  le 
tiers  de  leur  salaire,  ce  qui  équivaut  en  moyenne  à  150  fr. 
par  an.  Voilà,  réalisé  sous  sa  forme  la  plus  pratique,  ce  rêve, 
si  caressé  par  nos  économistes  modernes,  de  la  participation 
de  l'ouvrier  aux  bénéfices. 

»  La  durée  du  travail  est,  au  maximum,  de  neuf  heures 
par  jour.  A  côté  de  l'enseignement  professionnel,  les  jeunes 
gens  reçoivent  tous  les  jours  des  leçons  de  religion,  de  des- 
sin, de  commerce,  de  français,  plus  une  bonne  instruction 
primaire  italienne.  L'enseignement  technique  est  donné  en 
général  par  d'anciens  élèves  appelés  Capi  d' arte.  Les  Pères, 
dont  chacun  surveille  un  atelier,  n'ont  à  intervenir  en  rien 
dans  cet  enseignement. 

»  J'allais  oublier  de  dire  qu'à  côté  de  l'école  industrielle,  il 
y  a  un  pensionnat  comptant  environ  400  élèves,  qui  suivent 
un  cours  complet  d'études  classiques.  C'est  une  espèce  de 
petit  séminaire,  puisqu'un  quart  environ  de  ces  jeunes 
gens  entrent  dans  la  Congrégation  ou  dans  les  ordres.  La 
pension  n'est  que  de  20  francs  par  mois,  mais  les  trois 
quarts  ne  paient  rien.  En  tout  la  maison  compte  environ  un 
millier  de  personnes.  On  comprend  sans  peine  à  quelles 
charges  un  établissement  aussi  considérable  doit  faire  face, 
et  l'on  se  demande  comment  il  peut  se  soutenir.  Sans  doute 
la  charité  y  pourvoit  en  partie,  mais  cependant  l'organisation 
de  cette  œuvre  est  si  intelligente  et  son  administration  si 
soigneuse,  qu'elle  vit,  pour  une  bonne  part,  de  ses  propres 
ressources.  Les  ateliers  sont  en  général  bien  pourvus  de  tra- 
vail, et  l'atelier  de  typographie  en  particuher,  avec  ses  an- 
nexes, a  d'ordinaire,  m'a-t-on  dit,  sa  production  engagée 
pour  quinze  mois  à  l'avance. 

»  J'ai  visité  des  établissements  industriels  de  tout  genre 
un  peu  dans  tous  les  pays,  et  jamais,  je  dois  le  dire,  je  n'ai 
rencontré  d'ouvriers  qui  m'aient  fait  une  meilleure  impres- 
sion que  ces  jeunes  gens. 

»  Ils  travaillent  avec  toute  l'ardeur  de  leur  âge  et  de  leur 
race,  en  même  temps  qu'avec  un  calme  joyeux  et  beaucoup 


—  208  — 

de  dextérité.  On  voyait  qu'ils  avaient  le  cœur  à  l'ouvrage. 
]'ai  remarqué  notamment,  dans  l'atelier  des  forgerons,  un 
jeune  homme  qui  maniait  son  marteau  avec  tant  de  bonheur 
que  je  regrettais  vivement  de  n'être  pas  artiste  :  je  n'aurais 
pas  voulu  de  meilleur  modèle  pour  un  Vulcano  infante. 

»  Je  me  suis  surtout  arrêté  dans  l'ateher  de  typographie. 
Dieu  me  garde  de  chercher  querelle  aux  typographes  de  cer- 
tains journaux  belges,  mais  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  penser 
que  sous  quelques  rapports  leurs  jeunes  confrères  de  Turin 
pourraient  leur  rendre  des  points. 

»  Et  quelles  bonnes  récréations  tout  ce  petit  monde  de  tra- 
vailleurs prenait,  la  besogne  consciencieusement  achevée! 
Quelles  joyeuses  parties  de  balles,  quelles  courses  animées! 
Les  bons  Pères,  retroussant  leurs  soutanes,  s'y  mêlaient  avec 
entrain  ;  on  eût  dit  les  frères  aînés  d'une  famille.  Tout  cela  se 
passait  avec  une  grande  liberté  d'allures  et  cependant  rien 
de  désordonné.  Ces  enfants  du  peuple  n'auraient  été  déplacés 
dans  n'importe  quel  collège.  De  temps  en  temps  l'un  ou 
l'autre  s'échappait  des  jeux  bruyants  pour  aller  dire  une 
courte  prière  dans  l'église  attenante  à  la  cour,  et  il  était  vrai- 
ment touchant  de  voir  avec  quelle  ferveur  ils  accompUssaient 
cet  acte  de  dévotion  spontanée. 

w  Impossible  de  ne  pas  être  frappé  de  la  bonne  tenue  que 
les  excellents  Pères  salésiens  ont  su  donner  à  ces  enfants  ra- 
massés un  peu  partout.  Us  ont  réussi  à  leur  ôter  jusqu'à  ce 
penchant  inné  des  Italiens  pour  la  bonne  main.  Détail  assez 
caractéristique  :  ayant  fait  quelques  emplettes  à  la  Hbrairie, 
tenue  avec  un  sérieux  et  un  zèle  tout  à  fait  amusants  par  trois 
jeunes  gens  d'une  quinzaine  d'années,  j'eus  beaucoup  de 
peine  à  leur  faire  accepter  pour  la  boîte  des  dimanches  quel- 
ques sous  qu'ils  voulaient  absolument  me  rendre. 

»  Je  ne  saurais  vous  dire  jusqu'à  quel  point  les  relations 
entre  les  jeunes  gens  et  leurs  maîtres  sont  en  même  temps 
respectueuses,  confianteo  et  cordiales;  c'est  vraiment  quelque 
chose  de  paternel.  Ils  parais::env,  du  reste  très  fiers  de  leurs 
excellents  Pères.  Ainsi,  ay^nt  demandé  au  gamin  qui  m'intro- 


—  209  — 

duisait  (car  l'huissier  solennel  fait  complètement  défaut)  si 
le  supérieur  parlait  aussi  le  français,  il  me  répondit  avec  une 
pointe  de  vanité  tout  à  fait  gentille  :  Je  crois  bien  :  il  parle 
tutte  le  lingue.  : 

»  En  voyant  ces  jeunes  gens  si  heureux,  si  bien  préparés 
à  devenir  des  membres  utiles  de  la  grande  famille  humaine, 
je  me  demandais  combien  d'entre  eux,  sans  cette  admirable 
institution,  ne  seraient  pas  devenus  la  proie  du  vice  et  du 
crime,  et  n'auraient  pas  été  grossir  les  rangs  déjà  si  nombreux 
de  ces  révoltés  qui  trouvent  que  leur  part  est  mal  faite  et 
qu'il  faut  la  refaire. 

»  La  foule  stupide  et  blasée  n'a  pour  les  humbles  religieux 
qui  se  dévouent  corps  et  âme  à  cette  œuvre  sublime  de  régé- 
nération qu'indifférence^  mépris  et  injustice,  alors  que  cette 
même  foule  couvre  d'or  et  d'applaudissements  les  littérateurs 
qui  corrompent  les  intelligences  et  les  cœurs,  en  fouillant  les 
bas-fonds  du  peuple  pour  en  étaler  cyniquement  toutes  les 
turpitudes  dans  leurs  immondes  écrits.  Ma  pensée  se  repor- 
tait vers  ces  moines  qui,  il  y  a  treize  siècles,  sauvèrent  l'hu- 
manité, alors  que  toute  trace  de  culture  semblait  submergée 
par  les  flots  sanglants  des  invasions  barbares. 

»  Les  abbayes  des  Gaules  et  de  la  Germanie  civilisèrent  nos 
pères  par  la  prière  et  le  travail,  comme  dom  Bosco  le  fait  pour 
ces  sauvages  de  nos  grandes  cités  modernes,  dont  la  Com- 
mune de  Paris  nous  a  dévoilé  les  féroces  instincts.  Il  est  per- 
mis de  se  demander  si  les  rudes  enfants  des  forêts  étaient 
plus  réfractaires  aux  influences  morahsatrices  que  les  pâles 
voyous  de  nos  capitales. 

»  Ora  et  labora,  telle  fut  partout  et  toujours  la  devise  de  la 
foi  et  de  la  charité  chrétiennes.  Oui,  l'Eglise,  pour  les  déshéri- 
tés du  siècle  surtout,  est  une  mère,  et  une  mère  toujours 
jeune  et  toujours  féconde  (i).  » 

C'est  elle  qui  enseignt  au  jeune  ouvrier  qu'après  tout  il 
est  un  homme  et  non  une  brute,  qu'il  a  des  droits  au  palri- 

(I)  GcLUtle  de  Liège,  5  jaavier  1SÎ3. 

DOM  DUSCO.  14 


—  210  — 

moine  éternel  que  J  sus-Christ  lui  a  gagné  par  son  sang,  et 
des  droits  aussi,  comme  conséquence,  à  la  considération  des 
autres  hommes  ses  frères,  ses  égaux  devant  le  Père  qui  est 
au  ciel;  que  dis-je,  ses  inférieurs  en  valeur  réelle,  quelle  que 
soit  leur  richesse,  s'ils  sont  moins  vertueux  que  lui.  L'atelier 
chrétien  sera  le  moule  do  géncraîions  ouvrières  selon  le  type 
de  Jésus  ouvrier  qui,  fils  de  Dieu  et  Die-u  lui-même,  se  fit  l'ap- 
prenti et  le  compagnon  d'un  artisan,  et  choisit,  au  lieu  d'une 
profession  élégante  et  distinguée,  un  rude  métier  qui  rend 
les  mains  calleuses. 

Dom  Bosco,  dans  ses  atehers  ;  M.  Harmel,  dans  le  sien  ;  le 
comte  de  Mun,  dans  les  cercles  catholiques,  et  en  général 
tous  les  chrétiens  qui  s'occupent  d'œuvres  ouvrières,  sont 
les  seuls  adversaires  sérieux  du  socialisme;  aussi  ce  qu'on 
appelle  quelquefois  le  socialisme  chrétien  est-il  irréconciliable 
avec  l'autre.  De  l'issue  de  la  grande  bataille  qui  se  livre  entre 
eux  dépend  l'avenir  de  la  société  moderne. 

Si  l'Eglise  triomphe,  ce  sera  l'ordre,  la  paix,  la  frater- 
nité, aussi  bien  que  la  liberté  et  l'égalité,  dans  la  mesure 
où  ces  splendides  utopies  sont  réalisables  en  ce  monde; 
ainsi,  selon  la  foi,  les  anges,  messagers  de  Dieu  et  nos 
gardiens,  travaillent  et  circulent,  dans  un  empressement 
joyeux,  sans  que  rien  trahisse  pour  nous  leur  présence  tuté- 
laire. 

Si  la  victoire  demeure  au  sociaUsme  athée,  il  faudra  tra- 
vailler encore,  car  on  ne  peut  vivre  sans  nourriture  et  sans 
vêtements  ;  mais  on  travaillera  sous  le  fouet  de  la  nécessité, 
en  grinçant  des  dents,  comme  on  se  démène  dans  l'enfer  et, 
hélas!  dans  un  trop  grand  nombre  d'ateliers  contemporains. 


CHAPITRE  XVIII. 

MORT  DE  JOSEPH   BOSCO.   —  EXCURSIONS  DIVERSES  AUX  BECCHI. 


Un  jour  Joseph,  frère  aîné  de  dom  Bosco,  entra  à  l'impro- 
viste  à  l'Oratoire. 

«  Pourquoi  cette  visite  inattendue  ?  s'écria  dom  Bosco  en 
allant  au-devant  de  lui,  comme  toujours,  les  bras  ouverts. 

—  Je  viens  régler  un  compte  à  Turin,  et  je  ne  sais  pour- 
quoi je  me  sens  un  si  vif  désir  de  mettre  ordre  à  toutes  mes 
affaires  temporelles  et  à  celles  de  ma  conscience.  » 

Dom  Bosco  voulait  le  retenir  quelques  jours;  mais  lui,  ab- 
solument, tint  à  rentrer  aux  Becchi.  Il  reparut  au  bout  de  peu 
de  temps. 

«  Gomment,  c'est  toi!  demanda  son  frère;  il  y  a  donc  du 
nouveau  à  la  maison  ? 

—  Oh  !  non  ;  je  suis  venu  pour  te  demander  un  conseil.  J'ai 
un  doute.  Tu  sais  que  je  me  suis  fait  garant  pour  un  tel.  Si 
je  vis,  c'est  bien,  je  paierai,  au  cas  où  un  tel  ne  paierait  pas; 
mais  si  je  meurs? 

—  Si  tu  meurs,  tout  est  fini  ;  paie  qui  reste,  observa  dom 
Bosco  en  souriant. 

—  Mais  je  ne  voudrais  pas  faire  tort  au  créancier,  qui  s'est 
fié  à  ma  signature  et  qui,  sans  elle,  n'aurait  pas  prêté. 

—  Sois  tranquille,  si  l'emprunteur  ne  pouvait  se  libérer  à 
l'échéance  et  si  tu  n'étais  plus  là  pour  le  remplacer,  j'y  serai, 
moi;  je  me  rends  responsable  en  cas  de  besoin. 


_  212  

—  Merci,  merci,  dit  Joseph,  me  voilà  content.  » 

Après  cette  satisfaction  donnée  à  sa  délicatesse  de  cons- 
cience, ce  digne  fils  de  dame  Marguerite  rentra  chez  lui  en 
parfaite  santé  et  mit  ordre  à  ses  affaires,  comme  s'il  avait  eu 
révélation  de  sa  mort  prochaine. 

En  effet,  il  fut  saisi  subitement  d'un  mal  qui,  en  peu 
d'heures,  le  réduisit  à  la  dernière  extrémité.  Doni  Bosco  ac- 
courut aux  Becchi  et  prodigua  à  son  frère  les  soins  les  plus 
tendres.  Tout  fut  inutile.  Au  mois  de  janvier  1863,  Joseph 
Bosco  passa  paisiblement  et  saintement  des  bras  de  son  frère 
bien-aimé  dans  les  bras  de  Dieu. 

Jean,  après  cette  cruelle  et  dernière  séparation,  ne  cessa 
pas  pour  cela  de  fréquenter  les  Becchi.  Ses  neveux  lui  res- 
taient. 11  prit  avec  eux  des  arrangements  pour  y  venir 
toutes  les  fois  que  bon  lui  semblerait,  avec  autant  d'enfants 
qu'il  en  voudrait  amener,  et  il  continua  à  célébrer  à  Château- 
neuf  d'Asti,  chaque  année,  en  nombreuse  et  bruyante  com- 
pagnie, la  fête  du  saint  Rosaire. 

Il  ne  trouvait  plus  à  ses  côtés  sur  la  route,  comme  autre- 
fois, dame  Marguerite  avec  son  panier  au  bras  ;  il  ne  l'enten- 
dait plus  discourir  avec  lui  sur  le  bonheur  d'aimer  Dieu  ou 
sur  les  moyens  d'héberger  la  bande  joyeuse;  il  ne  la  voyait 
plus,  dès  qu'on  avait  dépassé  les  chemins  bordés  de  murs 
et  gagné  le  sentier  solitaire,  tirer  son  chapelet  et  commencer 
à  haute  voix  le  rosaire,  auquel  tous  répondaient  en  chœur. 

Mais  il  se  délectait  de  la  revoir  en  souvenir  et  de  passer  où 
elle  avait  passé,  plus  soucieux  encore  de  suivre  les  traces  de 
ses  vertus  que  celles  de  ses  pas,  dans  cette  humble  demeure 
oîi  elle  lui  avait  prodigué  cette  éducation  du  cœur  que  main- 
tenant il  s'efforçait  de  transmettre  à  d'autres. 

Il  faisait  généralement  étape  à  Ghieri,  à  moitié  de  la  route, 
chez  des  amis,  soit  le  chevalier  MarcGonella,  soit  le  chanoine 
Galosso,  soit  l'avocat  GaUimberti,  dont  les  maisons  hospita- 
lières s'ouvraient  toujours  avec  plaisir  aux  écoliers  de  l'Ora- 
toire, quoiqu'ils  eussent  une  formidable  renommée  d'appétit. 

Souvent  dom  Bosco  profitait  de  roccasion  pour  prendre  à 


-    '  —  213  — 

part,  tout  en  cheminant,  un  de  ses  enfants  qu'il  désirait  faire 
causer.  C'est  sur  cette  route  qu'il  apprit  à  connaître  à  fond  le 
cœur  du  jeune  Michel  Magon;  il  dit  dans  la  notice  biogra- 
phique dont  nous  avons  parlé  déjà  : 

a  La  vertu  que  je  découvris  en  lui  dans  cette  causerie  dé- 
passa mon  attente.  Il  me  serrait  afFectueusement  la  main  et, 
me  regardant  avec  des  yeux  pleins  de  larmes  :  «  Je  ne  sais 
comment  vous  exprimer  ma  gratitude,  me  disait-il,  pour  la 
grande  charité  que  vous  avez  eue  de  m'accepter  auprès  de 
vous....  »  La  pluie  nous  surprit  en  chemin  ;  nous  arrivâmes  à 
Chieri  tout  ruisselants  ;  mais  l'excellent  chevalier  Marc 
Gonella  nous  recueillit  tous,  avec  sa  bonté  ordinaire,  et  nous 
livra  tout  ce  qu'il  avait  de  vêtements  et  de  provisions  de 
bouche;  il  se  conduisit  en  grand  seigneur;  quant  à  nous, 
aussi  comme  à  l'ordinaire,  nous  répondîmes  à  l'ampleur  de  sa 
générosité  par  celle  de  notre  appétit....  » 

La  modeste  chambre  où  était  né  Jean  Bosco  et  où  s'écoulè- 
rent les  premières  années  de  sa  vie,  loin  de  s'embellir,  était 
restée  daus  un  état  de  délabrement  complet.  Elle  servait,  elle 
sert  peut-être  encore  à  remiser  les  outils  et  instruments  de 
labour. 

Les  visiteurs  logeaient  dans  la  maison  de  Joseph,  cons- 
truite en  face,  un  peu  en  biais,  à  la  manière  ancienne.  C'est 
là  que  l'on  s'entassait  le  moins  mal  possible.  Mais  'a  famille 
avait  ménagé  une  place  un  peu  moins  mesquine  pour  le  bon 
Dieu;  il  y  avait  en  effet  une  petite  chapelle  érigée  sous  le 
vocable  du  Rosaire.  Dom  Bosco  y  prêchait  lui-même  une 
neuvaine  à  quelques  jeuues  privilégiés,  mais  seulement  dans 
les  années  où  il  avait  assez  de  loisirs  pour  faire  neuf  jours  de 
villégiature. 

Ecoutons,  après  celles  du  maître,  les  impressions  des  élè- 
ves; nous  en  trouvons  un  écho  dans  un  récit  inséré  au  Bulle- 
tin salésien  : 

«  L'excursion  de  vacances  aux  Becchi,  la  neuvaine  du  saint 
Rosaire,  quel  régal  pour  l'esprit  et  pour  le  coeur! 

»  Pas  plus  qu'aux  jours  où  il  était  simple  étudiant  à  Chieri 


-  214  - 

et  à  Turin,  dom  Bosco  ne  redoutait  la  marche.  Il  ne  pouvait 
être  question,  on  le  comprend,  d'installer  tout  le  monde  en 
omnibus.  Nous  allions  donc  tous  à  pied,  le  bon  Père  en  tête, 
sans  nous  inquiéter  pour  lui  de  la  fatigue.  On  passait  par 
Ghieri,  Riva  et  Buttigliera  d'Asti  :  voilà  notre  chemin  de  fer 
d'alors. 

»  On  partait  de  Turin  vers  huit  heures  et  demie  ou  neuf 
heures.  Presque  toujours  on  s'arrêtait  pour  le  dîner  à  Ghieri, 
où  de  nombreux  amis  de  dom  Bosco  se  faisaient  un  plaisir  de 
donner  l'hospitalité  à  la  petite  caravane.  Il  nous  souvient 
que  quelques  intimes,  connaissant  le  jour  et  l'heure  de  l'ar- 
rivée, venaient  à  notre  rencontre. 

»  Pour  n'en  citer  qu'un  seul,  parmi  tous  ceux  que  notre 
reconnaissance  ne  perd  point  de  vue,  nous  nommerons  M.  le 
chanoine  Calosso. 

»  Ge  vénérable  ecclésiastique  a  toujours  eu  pour  dom  Bosco 
la  plus  grande  affection  ;  il  l'aim-ait  tendrement,  et  les  quali- 
tés éminentes  de  cet  enfant,  son  fils  spirituel  pendant  les 
années  de  collège  à  Ghieri,  l'avaient  vivement  frappé. 

»  Qu'ils  étaient  heureux  les  élus  qui,  placés  aux  premiers 
rangs,  accompagnaient  dom  Bosco!  Gertes,  ce  bonheur,  dé- 
siré de  tous  cependant,  n'excitait  point  de  basse  jalousie, 
vilaine  chose  dont,  grâce  à  Dieu,  nous  ne  connaissions  que 
le  nom  ;  seulement,  sans  prendre  la  place  des  autres,  nous 
aurions  souhaité  d'avoir  la  nôtre,  nous  aussi,  dans  le  cortège 
privilégié. 

»  La  course,  pour  qui  veut  y  réfléchir,  était  longue  et  l'est 
réellement,  mais  c'était  là  le  moindre  de  nos  soucis  :  nous 
avions  au  milieu  de  nous  qui  savait  l'abréger.  Dom  Bosco  était 
alors  en  train  d'écrire  son  Histoire  d'Italie.  Nous  instruire  en 
nous  intéressant  n'était  pour  lui  qu'un  jeu;  il  fallait  voir  quel 
charme  revêtaient,  sous  sa  parole,  les  récits  de  tous  genres  : 
évocations  du  passé,  actuahtés  saisissantes  des  événements 
contemporains. 

»  Plus  tard,  l'Histoire  ecclésiastique  était  son  sujet  favori» 
Souvent  il  nous  parlait  en  dialecte  piémontais,  et  ses  tableaux 


—  21o  — 

des  vicissitudes  de  l'Eglise  mettaient  en  lumière  les  trésors 
d'une  prodigieuse  érudition. 

»  Le  narré  des  faits,  les  observations  qu'ils  lui  suggéraient, 
et,  par-dessus  tout,  cette  aimable  facilité  qui  assaisonnait  ses 
moindres  paroles,  tout  s'imprimait  sans  peine  dans  notre  âme, 
et  ces  chers  souvenirs,  nous  les  avons  encore  vivaces  et  pro- 
fondément gravés. 

»  Pendant  ce  temps,  on  cheminait,  sans  penser  à  la  lon- 
gueur de  la  route  :  chacun  oubliait  sa  fatigue.  On  ne  remarquait 
rien,  excepté  la  conversation  ravissante  de  notre  Père  et  guide. 

»  Le  vieux  curé  de  Châteauneuf  d'Asti,  qui  avait  vu  gran- 
dir Jean  Bosco,  accourait,  lui  aussi,  le  jour  de  la  fête  du  Ro- 
saire ;  il  venait  aux  Becchi  avec  un  grand  nombre  de  ses 
paroissiens,  il  chantait  la  messe,  acceptait  le  modeste  dîner 
de  dom  Bosco,  et  puis  exigeait  que  le  lendemain,  le  Père  et 
sa  famille,  au  grand  complet,  allassent  lui  rendre  sa  visite. 
Afin  d'obéir  à  un  ordre  si  aimable,  vers  neuf  heures  on  com- 
mençait à  s'ébranler. 

»  On  avait  déjà  déjeuné  en  conscience,  et  pour  un  peu,  on 
eût  recommencé  sans  trop  se  faire  prier.  M,  le  curé  s'était 
excusé  de  ne  pouvoir  nous  offrir  qu'un  peu  de  polenta.  Pour 
nous,  c'était  une  joie,  une  fête,  une  jubilation,  qui  peuplait 
nos  souvenirs  et  nos  rêves  pendant  douze  mois,  bien  longs, 
je  vous  assure. 

»  0  polenta  !  comme  après  tant  d'années  tu  nous  fais 
encore  venir  l'eau  à  la  bouche!.... 

»  Mais  où  trouver  un  chaudron,  un  fourneau,  où  trouver 
surtout  des  bras  assez  vigoureux  pour  traiter  avec  les  égards 
convenables  et  amener  au  point  voulu  ce  formidable  mon- 
ceau de  farine? 

»  C'est  que  nous  dépassions  la  centaine.  Et  pas  de  bouches 
inutiles  :  chacun  comptait  bien  pour  trois. 

»  Pendant  qu'un  tourbillon  de  flammes  enveloppait  le 
chaudron  vénérable  et  faisait  bouillir  l'eau,  nous,  les  invi- 
tés, assis  au  petit  bonheur  çà  et  là  dans  la  cour,  nous  atten- 
dions l'heure  désirée. 


—  216  — 

»  Pour  ne  point  perdre  de  temps,  les  uns  distribuaient  les 
assiettes,  d'autres  les  fourchettes,  les  verres;  d'autres  pre- 
naient un  acompte  sur  le  festin,  en  respirant  le  fumet  savou- 
reux des  mets  dont  la  cuisson  embaumait  toute  la  cour.... 
C'était  un  va-et-vient  pittoresque,  un  coup  d'œil  charmant. 

^  Les  plus  sérieux  et  les  plus  grands  avaient  des  occupa- 
tions plus  relevées.  M.  le  curé  aimait  beaucoup  le  chant  reli- 
gieux; nous  en  avions  la  preuve  dans  la  belle  maîtrise  établie 
par  lui. 

»  Notre  premier  évêque  missionnaire,  Mgf  Cagliero,  com- 
mença sa  carrière  artistique  sous  M.  l'abbé  Ginzano. 

))  Quand  nous  arrivions  il  fallait  donc  faire  de  la  musique, 
et  de  la  musique  bonne,  sacrée,  classique.  Mais  on  terminait 
toujours  par  la  chanson  si  populaire  en  Piémont,  le  Salut  à  la 
polenta.  Puis  chacun  se  rendait  à  son  poste  pour  recevoir  du 
frère  servant  la  bienheureuse  portion. 

»  Disposés  en  cercle,  assis  sur  un  siège  improvisé  —  tas  de 
pierres,  poutres  placées  le  long  du  mur  —  nous  faisions  hon- 
neur au  festin. 

»  Quel  silence,  j'allais  dire  quel  recueillement,  dans  ce  tête- 
à-tête  avec  la  polenta  !  Il  y  avait  presque  de  quoi  en  être  édi- 
fié.... 

»  Après  le  mets  national,  traditionnel,  sacramentel,  en 
quelque  sorte,  et  plat  de  résistance  s'il  en  fut,  on  servait,  avec 
du  pain  frais,  un  menu  dont  voici  le  détail  :  fromage,  bouilli 
froid,  œufs  et  miel.  Et  toutes  ces  bonnes  choses  disparais- 
saient comme  par  enchantement. 

»  Quand  nous  étions  installés,  dom  Bosco,  avec  les  aînés 
de  sa  nombreuse  famille  adoptive,  prenait  place  à  la  table  de 
M.  le  curé,  qui  ce  jour-là,  pour  honorer  son  hôte,  avait  prié 
à  dîner  tous  les  prêtres  des  paroisses  voisines....  » 

«  Dans  un  petit  livre  très  répandu,  qui  fut  accueilli  du  pu- 
blic comme  tout  ce  qui  venait  de  dom  Bosco,  on  trouve  une 
partie  du  récit  de  notre  excursion. 

»  Nous  voulons  parler  de  la  biographie  du  jeune  Michel 
MajJion.... 


— "217  — 

«  Le  séjour  aux  Becchi  n'était  point  perdu  pour  la  piété  et 
pour  l'édification,  tant  s'en  faut.  Le  soir,  à  l'heure  où  les  oc- 
cupations ne  retiennent  presque  plus  personne  aux  champs, 
cette  bonne  population  nous  arrivait  en  nombre  respectable. 
La  minuscule  chapelle  ne  pouvait  jamais  contenir  tous  les 
fidèles,  la  majeure  partie  se  tenait  à  l'extérieur,  dans  un 
recaeiilement  parfait. 

j)  Après  la  récitation  du  rosaire,,  le  chant  des  litanies  et  la 
bénédiction  du  saint  Sacrement,  tout  le  monde,  à  une  heure 
bien  convenable  encore,  regagnait  sa  maison. 

»  Dom  Bosco  désirait  en  effet,  et  n'a  jamais  cessé  de  recom- 
mander que  personne  n'eût  à  se  plaindre  de  la  longueur  des 
cérémonies.  Pour  beaucoup,  cette  neuvaine  et  cette  fête  ame- 
naient la  communioQ  omise  à  Pâques,  et  devenaient  le  point 
de  départ  d'une  vie  fermement  et  résolument  chrétienne. 

Y,  Pour  le  pasteur  improvisé,  c'étaient  là  de  durs  labeurs, 
sans  doute;  mais  aussi  quelle  belle  moisson  d  âmes,  et  comme 
elles  éiaieut  bien  payées,  toutes  ce.^  fatigues'  Rien  ne  man- 
quait, pas  même  l.«  reirounaissance  de  ces  bons  paysans. 

M  La  journée  était  remplie  par  l'étude  :  on  faisait  du  latin, 
de  l'itahen  et  même  du  français.  Le  professeur,  il  va  de  soi, 
c'était  toujours  dom  Bosco,  dans  les  premiers  temps  du 
moins  ;  et  nous  pouvons  assurer  que  nous  en  étions  contents, 
ou  plutôt  enchantés. 

»  Il  avait,  pour  enseigner,  une  manière  à  lui,  des  théories 
ingénieuses,  qui  burinaient  dans  les  têtes  les  plus  rebelles  la 
formule  exacte  des  règles  les  plus  difficiles.  Il  suffisait  d'une 
somme  bien  modeste  d'attention  pour  saisir  avec  une  facilité 
merveilleuse,  dans  ce  latin  de  malheur,  le  sens  que  nos  efforts 
personnels  avaient  paru  encore  obscurcir. 

))  Notre  maître  professait  un  véritable  culte  pour  saint 
Jérôme.  Pour  lui,  comme  il  aimait  à  le  répéter,  cet  auteur 
peut  être  mis  en  parallèle  avec  Cicéron.  Et  de  fait,  les  quelques 
pages  que  nous  traduisions  de  ses  Lettres  choisies  nous  pa- 
raissaient vraiment  admirables.  Encore  longtemps  après, 
quand  nos  devoirs  d'état  nous  remettaient  sous  les  yeux  tous 


—  218  - 

les  classiques  profanes,  un  souvenir  charmé,  où  le  cœur  avait 
une  large  part,  nous  faisait  un  besoin  de  relire  ce  latin  si 
beau,  si  puissant  et  d'un  fini  ci  achevé,  dont  les  harmonies 
'  révèlent  le  Cicéron  chrétien. 

1  »  Nous  faisions  aussi  quelquefois  de  petites  courses  dans 
les  villages  environnants,  à  Capriglio,  par  exemple,  Mondo- 
nio,  Passerano;  mais  on  rentrait  aux  Becchi  le  même  jour. 
Les  vraies  promenades,  décorées  par  nous  du  titre  pompeux 
d'excursions,  n'avaient  lieu  qu'après  la  fête  du  saint  Rosaire. 

»  La  veille  de  la  solennité,  vers  le  soir,  arrivaient  de  Turin 
les  musiciens  et  la  chorale,  en  même  temps  que  les  étudiants 
et  les  apprentis  :  en  tout,  cent  et  souvent  cent  cinquante  amis 
qui  venaient  nous  trouver. 

»  On  se  mettait  bien  en  roule  ensemble  ;  mais  comme  tout 
le  monde  n'avait  ni  le  même  âge  ni  les  mêmes  jambes,  qui 
arrivait  plus  tôt,  qui  plus  tard,  et  le  gros  de  la  communauté 
était  presque  toujours  le  très  petit  nombre.  De  sorte  que  la 
fin  de  la  journ'e  trouvait  encore  échelonnée  sur  la  route  la 
bruyante  cai^avane,  dont  les  chants  et  les  joyeuses  fanfares, 
se  répercutant  de  vallons  en  vallons,  entretenaient  la  joie  et 
sonnaient  le  ralliement. 

»  Mais  l'appel  n'était  pas  toujours  entendu  de  tous,  et  plus 
d'une  fois  la  nuit  arriva  longtemps  avant  les  retardataires. 
Plusieurs  même,  dans  les  commencements  surtout,  mis  aux 
prises  avec  uoe  existence  où  l'imprévu  occupait  une  si  grande 
place,  nous  débarquaient  tout  juste  le  lendemain  matin. 

»  Quels  éclats  de  rire  accueillaient  alors  les  chevaliers  delà 
belle  étoile!  Quelle  provision  de  gaieté  nous  fournissait  leur 
petit  air  malheureux  !  Avec  quelle  compassion  bonnement 
malicieuse  on  soulignait  le  récit  tragi-comique  de  leurs  aven- 
tures !  Nous  devons  confesser  ici  ingénument  que,  dans  les 
premiers  temps,  nous  avons  maintes  fois  ménagé  à  plusieurs 
personnes  de  véritables  surprises.  Nous  croyions  d'une  foi 
robuste  que,  par  cela  même  que  nous  le  connaissions  nous- 
mêmes,  tout  le  monde  devait  connaître  dom  Bosco,  et,  par 
conséquent,  connaître  aussi  ses  fils.  Quand  il  nous  arrivait 


—  219  — 

donc  d'entrer  dans  quelque  ferme  pour  demander  notre 
route,  on  nous  disait  :  Où  allez-vous,  chers  enfants?  Et  nous, 
tout  étonnés  d'une  pareille  question  :  Mais  nous  allons  chez 
dom  Bosco!  Nous  venons  de  V Oratoire  de  Turin,  et  nous  allons 
le  trouver  pour  la  fôtd  du  Rosaire  !  Age  charmant  !  Comme 
nous  étions  simples  et  naïfs!  Nous  ne  pouvions  comprendre 
quo  le  nom  de  dom  Bosco  ne  fût  point  parvenu  jusqu'à  nos 
inlerlocuteurs,  et  nous  tombions  des  nues,  si  on  ajoutait  que 
ce  nom  ne  désignait  aucun  pays  connu,  rapproché  ou  éloigné. 
Cependant  nous  avons  toujours  trouvé  partout  et  chez  tous 
excellent  accueil  et  bienveillance  vraiment  patriarcale. 

»  Nous  ne  pouvons  penser  sans  émotion  aux  soins  tout 
particuliers  que  nous  avons  reçus  quelquefois  dans  les  plus 
humbles  demeures.  Les  mères,  qui  tiennent  de  Dieu  le 
secret  de  ces  attentions  délicates,  nous  comprendront  sans 
peine.  Ainsi  il  fallait  s'arrêter  un  peu,  au  moins  le  temps  de 
prendre  un  instant  de  repos  et  de  se  réconforter  avec  un  géné- 
reux cordial,  avant  de  se  remettre  en  voyage. 

»  Et  puis,  on  venait  nous  indiquer  notre  route,  si  d'aven- 
ture nous  l'avions  perdue  ;  on  s'offrait  même  à  nous  accom- 
pagner pour  nous  éviter  les  pertes  de  temps  et  nous  épargner 
des  écoles  souvent  ennuyeuses,  fatigantes  toujours.  On  atten- 
dait, pour  saluer  dom  Bosco,  que  toute  la  troupe  fût  réunie. 
Avec  quel  bonheur  les  nouveaux  venus  le  revoyaient,  le  bon 
Père,  au  milieu  des  amis  arrivés  avant  eux!  C'était  à  qui  racon- 
terait les  incidents  de  l'équipée.  Et  lui,  exemple  vivant  de 
charité,  écoutait  tout  ce  petit  monde  parlant  à  la  fois,  et 
souffrait,  en  souriant,  cette  exubérance  d'importunité.  On 
faisait  dare-dare  un  bout  de  souper;  on  en  avait  besoin, 
comme  de  repos,  du  reste,  et  puis....  à  la  paille,  à  la  paille  ! 

»  Pour  ne  rien  oublier,  je  dois  dire  que  plusieurs  prenaient 
déjà  un  acompte  de  sommeil  à  table.  La  patience  de  dom 
Bosco  était  sans  bornes  et  il  en  avait  tous  les  bénéfices.  Un 
soir,  sur  la  foi  sans  doute  du  proverbe  italien  bien  connu  : 
A  table  et  au  lit,  point  de  contrainte,  un  cher  petit,  qui  avait 
l'habitude  de  distribuer  des  coups  de  pied,  même  en  dormant, 


220  

en  administra  quelques-uns  d'assez  solides  au  bon  Père.  Ces 
procédés  nous  paraissant  par  trop  familiers,  nous  voulions 
éveiller  l'agresseur  involontaire;  mais  dom  Bosco  donna 
ordre  de  laisser  faire,  répétant  que  «  qui  dort  ne  pèche  pas.  » 

))  Un  mot  sur  le  système  adopté  pour  loger  la  gent  remuante 
et  accablée  de  sommeil,  qui  arrivait  à  toutes  les  heures  de  la 
nuit.  J'ai  dit  plus  haut  que  dom  Bosco  avait  une  pauvre  mai- 
sonnette, qui  ne  méritait  et  ne  mérite  encore  point  d'autre 
nom. 

n  Des  gens  mal  intentionnés  inventèrent  dès  ce  temps-là, 
et  d'autres,  peut-être  plus  méchants  encore,  ont  répété 
depuis  une  pure  calomnie. 

»  Dom  Bosco  aurait  élevé  pour  lui  et  pour  son  frère,  auxi- 
liaire précieux  ravi  trop  tôt,  hélas!  à  l'affection  de  tous,  aurait 
élevé,  dis-je,  une  maison  superbe,  un  vrai  château,  qui  n'avait 
l'air  de  rien  moins  que  d'un  palais  princier. 

»  Qu'on  le  sache  donc  une  fois  pour  toutes,  dom  Bosco, 
qui  a  fait  construire  des  éghses  jusqu'en  Patagonie,  désirait 
assurément  doter  d'une  petite  chapelle  son  pauvre  hameaa 
natal,  et  y  installer  un  prêtre  à  demeure  ;  mais  la  crainte  de 
passer,  aux  yeux  du  public  moins  sympathique,  pour  ré- 
pandre sur  sa  famille  des  bienfaits  sans  mesure,  l'a  toujours 
retenu. 

»  En  conséquence,  les  choses  ne  sont  pas  plus  avancées 
qu'il  y  a  trente-cinq  ans,  et  peut-être.,..  Mais  qui  connaît 
l'avenir? 

»  Quoi  qu'il  en  soit,  encaqués  comme  un  baril  d'anchois, 
nous  n'avions  pas  précisément  toutes  nos  aises  :  mais  on  se 
trouvait  bien,  et  personne  ne  songeait  à  rêver  mieux.  Lorsque 
le  bon  Joseph  Bosco  vivait  encore,  c'était  lui  qui  étendait  les 
bottes  de  paille  sur  le  plancher  de  l'étage  supérieur,  grenier 
devenu  dortoir.  Puis,  le  soir  arrivé,  chacun  recevait  un  drap, 
embaumé  d'une  bonne  odeur  de  lessive,  et  accompagnés  de 
nos  surveillants,  nous  grimpions  à  l'endroit  assigné.  Les 
autres  chambres  de  la  maison  recevaient  aussi  des  hôtes 
nombreux,  et  nous  avions  bientôt  trouvé  un  lit,  point  trop 


_  221  

moelleux  peut-être,  encore  moins  un  lit  de  plumes,  mais, 
somme  toute,  excellent,  et  qui  nous  suffisait  bien,  je  vous 
assure. 

»  Nous  assistions  à  des  scènes  vraiment  très  curieuses. 
Tel,  par  exemple,  qui  la  veille  s'était  endormi  au  fenil,  se 
réveillait  bel  et  bien  dans  l'étable.  Le  personnageen  question, 
habitué  à  évoluer  pendant  le  sommeil,  et  ne  trouvant  cette 
fois  aucune  espèce  de  bord  à  son  lit,  tourne,  tourne,  jusqu'à 
ce  que,  parvenu  à  la  trappe  d'où  l'on  jette  le  foin,  patatras  ! 
mon  homme  en  bas. 

»  Vous  allez  croire,  n'est-ce  pas,  qu'il  se  sera  fait  mal;  que 
le  voisin,  éveillé  par  les  cris  du  pauvre  blessé,  s'empresse  à 
son  secours?  Point  du  tout.  Le  petit  voyageur  nocturne,  ar- 
rivé en  bas,  s'arrête  —  naturellement  —  se  blottit  de  son 
mieux  dans  le  nouveau  lit  et  continue  à  dormir  en  conscience. 
Sa  surprise,  quand  il  s'éveillera  le  matin,  on  la  devine.  Se 
coucher  sur  le  foin  le  soir,  et  se  trouver  le  lendemain,  étendu 
sur  la  paille,  parmi  d'autres  compagnons,  quel  est  donc  ce 
mystère  ?  Celui  qui  avait  failli  recevoir  sur  ledos  notre  remuant 
bonhomme  donnait  alors  l'explication  désirée.  Un  autre  de 
ces  dormeurs  ambulants  s'avisa  de  rouler  jusque  dans  les 
jambes  des  vaches  :  celles-ci,  épouvantées,  battaient  des 
entrechats  aussi  amusants  que  dangereux  pour  tout  ce  petit 
monde.  Mais  ces  choses-là  étaient  rares  ;  généralement,  après 
les  prières  du  soir,  en  moins  de  rien,  il  régnait  un  silence 
profond,  et  le  jour  retrouvait  chacun  à  son  poste. 

»  Cependant,  de  temps  à  autre,  un  enfant,  à  genoux  au 
milieu  de  ses  compagnons  endormis,  disait  encore  un  mot 
au  bon  Dieu;  et  tous  ceux  qui  se  réveillaient  un  instant,  dans 
le  cours  de  la  nuit,  n'oubliaient  jamais  cette  pratique  édi- 
fiante. Quel  grand  et  vigoureux  esprit  de  prière  on  avait  alors  ! 

»  Le  matin  de  la  fête  arrivé,  chacun  avait  sa  besogne  : 
l'église,  la  musique  et  le  théâtre  occupaient  tout  le  monde. 
Car  nous  avions  un  théâtre,  pour  égayer  un  peu  ces  bonnes 
gens,  à  qui  les  réjouissances  de  la  ville  étaient  presque  in- 
connues. On  faisait  d'abord  la  sainte  communion,   et  une 


9^0    


communion  générale;  à  dom  Bosco  incombaient  tous  les 
détails  de  la  fête,  à  l'église  et  dehors.  Devant  la  chapelle,  on 
installait  l'orchestre.  Dans  les  commeace/nenls,  nous  appor- 
tions de  Turin  un  petit  harmonium,  que  la  musique  instru- 
mentale remplaça  bientôt. 

))  On  nous  écoutait  avec  plaisir  ;  quelqups-uns  parlaien  t 
même  de  leur  admiration.  Ce  qui  était  visible,  c'était  l'air  ravi 
de  ces  braves  gens,  qui  avalent  la  patience  de  camper  sur  la 
4}etite  colline  jusqu'à  une  heure  assez  avancée  de  la  nuit.  Les 
fidèles  de  Châteauneuf  d'Asti,  paroisse  de  dom  Bosco  et  oii  il 
reçut  le  baptême,  composaient  en  très  grande  partie  cette 
foule,  malgré  les  trois  ou  quatre  kilomètres  qui  séparent  les 
Becchi  de  Châteauneuf.  Et  puis  arrivait  la  clôture  :  lancement 
de  ballons,  fusées,  roues  d'artifice,  formaient,  à  cette  heure 
et  en  ce  lieu,  un  spectacle  enchanteur,  inconnu  jusque-là 
dans  ces  parages. 

»  Comme  d'un  vaste  amphithéâtre,  les  habitants  des  collines 
environnantes  jouissaient  du  charmant  coup  d'œil  de  notre 
fête;  des  feux  de  joie,  allumés  çàet  là  sur  les  hauteurs,  et  les 
cris,  que  l'air  apportait  jusqu'à  nous,  le  prouvaisnt  très  bien, 

»  0  soirées  délicieuses,  ce  n'est  pas  ma  plume  qu'il  faudrait 
pour  vous  décrire!  Mais  je  défie  la  plus  habile  de  dire,  même 
à  moitié;  de  quel  enthousiasme  et  de  quelle  allégresse  nous 
avions  le  cœur  rempli  (^).  » 

Dom  Bosco  profitait  aussi  des  vacances  pour  faire  connaître 
et,  pourquoi  ne  pas  l'ajouter,  pour  faire  aimer  son  pays.' 
L'amour  de  la  patrie  est  un  sentiment  naturel  qui  n'a  rien' 
d'illégitime.  Il  menait  donc  ses  élèves  en  excursions  dans  les 
villages  voisins,  et  partout  où  se  rencontrait  une  église,  un 
village,  un  point  de  vue,  il  leur  en  faisait  les  honneurs  en  leur 
donnant  sur  chaque  sujet  les  détails  les  plus  intéressants. 

«  ....Nous  fûmes  ainsi  au  Vezzolano,  où  notre  aimable  et 
vénéré  cicérone,  nous  ayant  fait  asseoir  sur  l'herbe  autour  de 
lui,  nous  déroula  une  légende  locale  sur  Charlemagne. . . .  et 

(1)  Bidletin  salésien,  mai,  juillet  et  août  1887. 


—  223  — 

à  Albugnano....  Or  çà,  mais  où  peut  bien  se  trouver  Albu- 
gnano  ? 

»  Si  vous  jetez  les  yeux  sur  une  carte  ordinaire  d'Italie,  vous 
êtes  assuré  de  ne  l'y  point  trouver  ;  et  cependant,  c'est 
presque  une  injustice  à  l'égard  de  ce  délicieux  coin  de  terre. 

»  Le  site  est  on  ne  peut  plus  agréable  :  une  colline  ensoleil- 
lée, un  peu  au  nord  de  Gbâteauneuf  d'Asti,  qui  doit  lever  la 
tête  pour  saluer  son  voisin  baut  perché. 

»  En  ce  temps-là,  les  routes  étaient  encore  à  l'état  de  rai- 
dillons ;  et  en  biver,  l'ascension  devait  être  un  problème  assez 
compliqué.  A  l'heure  qu'il  est,  les  ponts  et  chaussées  ont  classé 
les  pentes  d'Albugnauo  ;  et  s'il  n'est  peut-être  pas  à  la  portée 
de  tout  le  monde  de  se  procurer  le  plaisir  du  magnifique  pa- 
norama dont  on  jouit  une  fois  au  sommet,  l'entreprise  est 
devenue  un  jeu. 

»  Le  village  a  eu,  in  diebus  illis,  ses  remparts  et  son  châ- 
teau fort,  que  les  gens  d'Asti  rasèrent  après  en  avoir  délogé 
les  marquio  de  Montferrat. 

»  Chemin  faisant,  la  volée  d'écoliers  entendit  sonner  midi  : 
aussitôt,  tout  le  monde  fut  à  genoux  pour  la  récitation  de 
V  Angélus. 

»  La  chose  nous  paraissait  toute  simple  :  de  respect  hu- 
main, il  n'en  pouvait  être  question  ;  et  les  caresses,  assez 
chaudes  encore,  d'un  beau  soleil  d'automne,  nous  importaient 
bien  peu.  Néanmoins  cet  acte  de  piété,  accompli  en  pleine 
campagne  par  un  grand  nombre  d'enfants  surpris  au  milieu 
de  leurs  ébats,  attira  l'attention  des  paysans  qui,  debout  sur 
la  porte  des  fermes,  ou  dispersés  dans  les  vignes,  nous  con- 
sidéraient avec  un  visible  étonnement. 

»  A  la  prière  de  dom  Bosco,  le  curé  nous  accompagna  sur 
le  plateau  d'où  le  regard  embrassait  une  grande  partie  du 
Piémont;  c'est  de  cet  observatoire  que  l'excellt-nt  prêtre 
avait,  pour  ainsi  dire,  assisté  à  la  désastreuse  bataille  de  No- 
vare  en  1849  :  il  pouvait  presque  compter  les  coups  de 
canon.  Quelques  jeunes  gens  de  la  paroisse  se  trouvaient 
parmi  les  combattants  :  tous  sont  revenus  au  village  sains 


-  224  ~ 

et  saufs  ;  mais  pendant  que  le  canon  grondait  au  loin,  qu 
angoisse  pour  les  pauvres  mères  !  Chaque  coup  semblait  les 
frapper  au  cœur  :  elles  croyaient  être  sur  le  champ  de  bataille, 
voir  leurs  enfants  tomber  et  mourir....  Le  digne  curé,  afin 
de  procurer  à  cette  foule  éplorée  un  peu  de  paix,  l'excita  à 
la  confiance  en  Dieu  et  en  la  très  sainte  Vierge  en  faisant 
réciter  le  rosaire  ;  puis,  la  douleur  des  pauvres  femmes  de- 
venant de  plus  en  plus  déchirante,  le  vénérable  curé  les  réu- 
nit à  réghse,  où  il  donna  la  bénédiction  du  très  saint  Sacre- 
ment. Les  pleurs  etles  sanglots  ne  cessèrent  point,  mais  un  peu 
de  résignation  et  d'espérance  entra  dans  les  cœurs. 

))  Ce  récit  nous  transportait  sur  le  théâtre  de  l'action,  que 
nous  connaissions  déjà  par  ouï-dire.  Un  de  nos  musiciens, 
que  nous  avions  baptisé  le  hersdgliere,  avait  vu  ces  jour*;  de 
désolation  ;  le  combat  auquel  il  avait  assisté  était  le  thème 
favori  de  ses  conversations  CO.  » 

C'est  ainsi  qu'un  père  sait  récréer  ses  enfants  tout  en  déve- 
loppant leurs  forces  et  leur  santé,  et  un  maître  amuser  ses 
élèves  tout  en  les  instruisant. 

(1)  Bxdleiin  talésien,  aovembre  1886  et  février  1887. 


CHAPITRE  XIX. 

MARIE   MAZARELLO;    FONDATION   DE   LA   CONGRÉGATION 
DE   MARIE-AUXILIATRICE. 


L'œuvre  salésienne  était  maintenant  complète  pour  la  jeu- 
nesse masculine  ;  elle  embrassait  l'éducation  primaire,  l'ensei- 
gnement second  lire  et  supérieur,  les  cours  théoriques  et  pra- 
tiques d'arts  et  métiers.  Mais  pour  que  l'apostolat  ne  laissât 
rien  à  désirer,  il  y  manquait  une  série  d'institutions  analogues 
en  faveur  de  la  jeunesse  féminine,  non  moins  délaissée  que 
l'autre  dans  les  bas-fonds  de  la  société  moderne,  et  non  moins 
exposée  aux  tentations  de  la  misère. 

Maman  Marguerite  avait  Lien  souvent  rencontré  des  petites 
filles  vagabondant  par  les  rues  et  déploré  de  ne  pouvoir  les 
prendre  avec  elle.  Mais  on  ne  peut  tout  embrasser  à  la  fois. 
Elle  se  bornait  à  exprimer  son  regret  à  son  fils,  qui  le  parta- 
geait, recommandait  à  Dieu  la  solution  désirée  et  en  cherchait 
vaguement  les  moyens,  sans  prévoir  d'où  ni  comment  ils 
pourraient  venir. 

Ils  vinrent  d'une  pauvre  et  simple  paysanne  des  Alpes,  dans 
le  g^nre  de  l'héro'ique  mère  de  dom  Bosco. 

Maria  ou  Marie  Mazarello  naquit  en  1837,  dans  le  vallon 
de  Mornese.  Sa  sœur  cadette,  appelée  Félicité,  qui  plus  tard 
se  fit  religieuse  avec  elle,  a  raconté  dans  le  Bulletin  salésieni^) 


(1)  Numéro  de  décembre  1881. 

DOM  BOSCO.  -  IS 


—  226  — 

leur  commune  enfance  ;  on  ne  saurait  mieux  faire  que  de  re- 
produire son  récit. 

Leurs  parents  et  notamment  leur  père,  homme  d'une  vertu 
antique,  surent  préserver  leurs  yeux  et  leurs  oreilles  de  tout 
ce  qui  aurait  pu  troubler  leur  jeune  innocence,  et  pourtant  il 
les  emmenait  dans  les  foires  et  marchés,  où  il  avait  souvent 
besoin  de  leur  aide. 

Marie  était,  à  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans,  une  jeune  fille 
très  douce  et  très  pieuse,  mais  avisée,  intrépide  et  robuste. 
Le  père  étant  devenu  infirme,  elle  le  remplaça  pour  la  direc- 
tion de  ses  travaux  extérieurs,  en  abandonnant  à  sa  sœur  les 
soins  du  ménage.  Elle  mettait  elle-même  la  main  à  la  culture, 
et  avec  une  ardeur  telle,  été  comme  hiver,  que  le  père,  qui 
ne  pouvait  plus  l'assister  que  de  ses  conseils,  fut  obligé  de 
la  modérer.  «  Vas-y  donc  plus  doucement,  lui  disait-il  ;  si 
tu  continues  ainsi,  je  ne  pourrai  plus  trouver  de  manœuvres 
qui  veuillent  venir  travailler  chez  nous  :  tu  les  mettrais  tous 
sur  les  dents  par  ton  exemple,  car  ils  ont  honte  d'en  faire 
moins  qu'une  fille.  »  Marie  le  promettait,  mais,  entraînée  par 
l'ardeur  de  son  courage,  elle  ne  tenait  parole  qu'imparfaite- 
ment. 

Elle  avait  dix-sept  ans  lorsque  son  curé,  dom  Pestorino, 
imagina  de  grouper  les  jeunes  filles  de  sa  paroisse  dans  une 
congrégation  dite  de  Marie-Immaculée.  Elle  faillit  en  être 
la  première  supérieure;  mais  quelques-unes  de  ses  com- 
pagnes objectèrent  son  extrême  jeunesse.  Dom  Pestorino  ne 
trouvait  pas  que  ce  fût  un  obstacle,  vu  sa  rare  précocité, 
mais  il  en  laissa  élire  une  autre,  à  laquelle  Marie  fut  la  pre- 
mière à  se  soumettre  avec  empressement,  comme  à  la  délé- 
guée de  la  Providence.  Les  obligations  qu'imposait  le  règle- 
ment de  Marie  Immaculée  n'étaient  pas  très  étroites;  elles 
laissaient  les  membres  de  la  congrégation  à  leurs  occupa- 
tions domestiques;  aussi  les  jeunes  sœurs  Mazarello  ne  chan- 
gèrent rien  à  leurs  habitudes  actives.  Marie  travaillait  toujours 
dans  les  champs,  et  lorsqu'elle  rentrait,  dans  les  soirées 
d'automne  et  d'hiver,  elle  se  mettait  avec  zèle  aux  travaux 


—  227  — 

d'aiguille,   où  elle  excellait  ;  ainsi  il  n'y  avait  pas  dans  la 
journée  une  seule  minute  perdue. 

Quand  venait  la  semaine  sainte,  elle  réservait  quelques 
moments  de  la  matinée  et  de  l'après-midi  à  la  récitation  de 
l'office  de  la  Sainte-Vierge  et  à  la  méditation  ;  mais  elle  pro- 
longeait d'autant  sa  veillée  nocturne,  de  manière  à  compenser 
le  temps  employé  à  ce  qu'elle  appelait  son  repos  spirituel. 

Elle  évitait  dans  sa  toilette,  même  les  dimanches  et  les 
jours  de  fête,  tout  ce  qui  était  trop  voyant;  ainsi,  ayant  reçu 
un  jour  des  bottines  vernies,  elle  ne  consentit  à  les  chausser 
qu'après  en  avoir  enlevé  l'éclat.  Sa  parure  était  la  propreté,  la 
simphcité,  la  bonne  humeur  et  la  bonne  grâce. 

Une  de  ses  tantes  eut  la  fièvre  typhoïde  et  se  trouva  pri- 
vée de  tout  secours.  Marie  se  dévoua  à  la  soigner;  elle  passa 
à  son  chevet  plusieurs  jours  et  plusieurs  nuits.  Mais  elle- 
même  contracta  bientôt  cette  maladie  et  fut  aux  portes  du 
tombeau. 

Se  croyant  sur  le  point  de  mourir,  elle  manifestait  une  joie 
si  grande  et  avait  de  tels  élans  vers  le  ciel,  qu'on  eût  dit  un 
ange.  On  venait  la  voir  pour  s'édifier  du  spectacle  de  ses  ver- 
tus, quelquefois  aussi  par  curiosité.  Un  de  ses  voisins,  qui 
avait  cédé  à  ce  dernier  sentiment  absolument  profane,  en  fut 
repris  par  elle  affectueusement;  il  fut  si  touché  de  ses  paroles 
et  encore  plus  de  ses  exemples,  qu'il  revint  à  la  pratique, 
depuis  longtemps  abandonnée,  de  ses  devoirs  religieux. 

Marie  finit  par  recouvrer  la  santé,  mais  non  les  forces  qui 
la  faisaient  remarquer  avant  cette  grave  maladie. 

Les  durs  travaux  des  champs  lui  devinrent  trop  pénibles. 
Alors,  avec  l'approbation  de  ses  parents,  et  d'après  le  conseil 
de  dom  Pestorino,  son  directeur,  elle  embrassa  la  profession 
de  couturière,  oii  elle  réussit  à  merveille,  car  elle  était  pleine 
d'adresse  et  de  goût.  Elle  allait  travailler  tout  le  jour  chez 
des  voisins,  et  ne  rentrait  que  le  soir  à  la  chaumière  pater- 
melle.  Cependant  elle  eut  l'idée  de  louer  une  ou  deux 
chambres  prés  de  l'église  paroissiale.  Là,  dans  ses  moments 
de  loisir,  elle  réunissait  quelques  jeunes  filles  du  village, 


—  228  — ' 

qu'elle  associait  à  ses  lectures  pieuses  et  à  ses  visites  au  saint 
Sacrement.  On  la  voyait  souvent,  entourée  de  ses  compagnes, 
prosternée  devant  le  Dieu  d'amour.  Afin  de  pouvoir  être  libre 
pour  ses  dévotions  matinales,  elle  prolongeait  ordinairement 
son  travail  jusque  bien  avant  dans  la  nuit. 

Comme  fille  de  Marie-Immaculée,  elle  suivait  toutes  les 
prescriptions  du  règlement  qui  lui  était  imposé.  Mais  elle 
voulut  faire  quelque  chose  de  plus.  Elle  établit  un  oratoire  et 
un  ouvroir  dans  lequel  elle  apprit  à  coudre  aux  toutes  petites 
filles  du  village,  en  leur  enseignant  les  premiers  éléments  de 
la  religion. 

Dieu  devait  lui  donner  bientôt  à  exploiter  un  champ  plus 
vaste  et  à  préparer  de  plus  grandes  moissons. 

Dom  Pestorino  ayant  eu,  sur  ces  entrefaites,  l'occasion 
d'entendre  parler  de  dom  Bosco  et  de  visiter  la  communauté 
de  Saint-François  de  Sales,  conçut  la  pensée  de  s'y  affilier  et 
ainsi  de  consoUder,  d'étendre  et  de  rendre  plus  durable  ce 
qu'il  avait  fondé  au  val  de  Mornese.  Il  retourna  donc  trouver 
dom  Bosco,  le  supplia  de  l'accepter  et  entra  dans  son  Insti- 
tut, dont  il  devint  un  des  membres  les  plus  actifs.  Son  inten- 
tion était  d'établir  au  sein  de  son  pays  une  école  de  petits 
garçons.  Mais  la  Providence  permit  que  des  obstacles  insur- 
montables fissent  échouer  ce  projet  et  que  dom  Bosco,  dé- 
sormais son  supérieur,  sollicité  par  l'évêque  d'Acqui,  préférât 
fonder  une  maison  d'éducation  pour  les  filles. 

Marie  Mazarello  fut  chargée  de  diriger  cette  maison. 

Mais  il  fallut  modifier  en  conséquence  la  règle  des  Filles  de 
Marie-Immaculée  de  la  vallée  de  Mornese;  c'est  ce  qui  fut 
fait,  par  un -commun  accord  et  après  de  sérieuses  conférences 
entre  l'évêque  d'Acqui,  dans  le  diocèse  duquel  se  trouvait  la 
vallée,  et  dom  Bosco,  assisté  des  conseils  de  dom  Pestorino. 

La  nouvelle  congrégation  devint  donc  une  société  parallèle 
et,  autant  que  cela  fut  possible,  identique  à  l'Institut  salésien, 
déjà  éprouvé  par  vingt-cinq  années  d'existence.  Ce  que  l'un 
était  pour  les  jeunes  gens,  l'autre  allait  le  devenir  pour  les 
jeunes  Mes. 


229  

Dom  Bosco  substitua  à  l'appellation  de  Marie-Immaculée 
celle  de  Marie- Auxiliatri ce,  qui,  au  fond,  avait  le  même  sens, 
mais  qui  répondait  mieux  à  la  tradition  déjà  établie  dans  ses 
œuvres,  et  qui,  de  plus,  avait  cet  avantage  de  n'être  portée 
par  aucune  autre  congrégation. 

Marie  Mazarello  fut  la  première  supérieure. 

Le  5  août  1872,  fête  de  Notre-Dame  des  Neiges,  Marie  et 
ses  compagnes  reçurent  l'babit  religieux  des  mains  de  l'évêque 
d'Acqui;  elles  prononcèrent  les  trois  vœux  d'obéissance,  de 
pauvreté  et  de  chasteté.  Une  joie  ineffable  inondait  leur 
cœur.  Elles  étaient  pleines  de  confiance  dans  les  lumières  et 
la  sainteté  d'un  directeur  auquel  Dieu  avait  départi  ce  don  re- 
marquable, et  déjà  bien  visible,  de  sanctifier  et  de  féconder 
tout  ce  qu'il  touchait.  Leur  confiance  devait  être  justifiée 
bientôt,  et  avec  une  plénitude  qu'elles  étaient  loin  d'avoir 
prévue. 

Il  est  vrai  de  dire  que,  dans  ses  fonctions  de  supérieure, 
Marie  Mazarello  déploya  un  courage  et  un  dévouement  dignes 
de  celui  qui  lui  servait  de  guide.  Elle  et  ses  filles  étaient 
bien  pauvres.  Quelquefois,  aux  heures  des  repas,  elles 
n'avaient  pas  de  quoi  allumer  leur  feu  et  faire  la  polenta. 
Alors  Marie,  après  en  avoir  demand.é  l'autorisation  au  proprié- 
taire d'une  forêt  voisine,  allait  ramasser  du  bois  mort  ;  elle 
rapportait  elle-même  les  fagots  sur  ses  épaules.  De  bons  voi- 
sins lui  donnaient  des  légumes  et  quelque  peu  de  farine  de 
maïs.  Les  parents  de  ses  élèves  en  apportaient  aussi  ;  puis, 
l'heure  venue,  on  se  mettait  a  table.  Le  repas  était  bien  fru- 
gal; les  plats,  les  assiettes,  tout  manquait,  excepté  l'appétit 
et  la  cordialité  ;  c'était  la  répétition  des  humbles  débuts  du 
Valdocco,  et,  loin  de  s'en  affliger,  dom  Bosco  en  remerciait  la 
bonté  divine.  Pas  une  plainte,  pas  un  murmure,  pas  même 
une  inquiétude  parmi  les  nouvelles  religieuses.  Ah  !  pensait  le 
saint  fondateur,  si  ma  mère  était  là  !  comme  cette  pauvreté 
intrépide  lui  plairait,  et  comme  elle  serait  heureuse  de  voir 
se  réaliser  un  de  ses  plus  chers  désirs  ! 

La  construction  de  la  maison  n'étant  pas  achevée,  Marie 


—  230  — 

Mazarello  sentait  revivre  la  vigueur  de  sa  première  jeunesse  ; 
elle  charriait  le  sable  et  approchait  les  pierres  pour  accélérer 
la  besogne  des  maçons.  Son  ardeur  entraînait  ses  compagnes, 
et  toutes  imitaient  la  supérieure. 

Quand  elle  rentrait  ensuite  baignée  de  sueur,  elle  ne 
pensait  à  elle-même  qu'après  s'être  occupée  de  ses  com- 
pagnes; elle  les  faisait  changer  de  linge  et  leur  servait  des 
boissons  chaudes.  Grâce  à  sa  prévoyance,  il  n'y  eut,  durant 
ce  temps  d'épreuves,  ni  maladies  ni  indispositions  dans  la 
petite  communauté. 

Cependant  dom  Bosco  craignit  pour  elle  l'excès  d'un  zèle 
inexpérimenté.  Il  résolut  donc  de  faire  initier  les  nouvelles 
religieuses  à  la  vie  monastique  par  d'autres  plus  anciennes, 
et  s'adressa  à  la  supérieure  du  couvent  de  Sainte-Anne,  à 
Turin.  Celle-ci  choisit  deux  sœurs,  des  plus  régulières  et  des 
plus  intelligentes,  auxquelles  elle  confia  cette  intéressante 
mission.  Le  jeune  personnel  de  Marie-Auxiliatrice  mit  à  profit 
ces  leçons,  mais  nulle  ne  se  les  assimila  plus  complètement 
que  Marie  Mazarello. 

Le  couvent  du  val  de  Mornese  reçut  son  organisation  défi- 
nitive le  14  juin  1874,  par  la  nomination  d'une  coadjutrice, 
d'une  assistante  et  d'une  économe.  Marie  Mazarello  fut  con- 
firmée dans  le  titre  et  les  fonctions  de  supérieure. 

Mais  c'était  chose  trop  grave  qu'une  fondation  de  cette 
nature  et  de  cette  importance  pour  que  dom  Bosco  l'achevât 
par  lui-même,  sans  l'avoir  soumise  au  souverain  pontife.  Il 
professait  du  reste  pour  Pie  IX,  personnellement,  une  admi- 
ration et  un  dévouement  sans  bornes,  et  depuis  que  les  che- 
mins de  fer  avaient  rendu  les  voyages  faciles,  il  n'hésitait  pas 
à  aller  réclamer  souvent  ses  conseils  et  sa  bénédiclion.  Cette 
afi'ection  et  cette  estime,  Pie  IX  les  lui  rendait  bien.  Un  jour 
qu'un  malade  sollicitait  le  saint  Pape  de  le  guérir  :  «  Si  vous 
désirez  un  miracle,  dit  Pie  IX  en  souriant,  adressez-vous  à 
dom  Bosco,  prêtre  de  Turin  ;  il  accompUt  des  miracles  de 
charité,  et  je  ne  m'étonnerais  point  qu'il  en  fît  d'autres  en- 
core. » 


—  231  - 

Consulté  sur  la  création  du  val  de  Mornese,  Pie  IX  demanda 
à  réfléchir.  Quelques  jours  après,  il  dit  que  le  nouvel  Ins- 
titut était  né  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  le  plus 
grand  avantage  des  âmes.  «  Le  bon  Maître  vous  a  choisi  une 
fois  de  plus  pour  son  instrument,  dit-il  à  dom  Bosco;  remer- 
cions-le avec  humihté,  ne  perdons  jamais  de  vue  notre  im- 
puissance et  notre  néant  sans  son  aide,  et  rapportons  tout, 
ceci  et  le  reste,  à  sa  miséricorde  ;  mais  j'ai  la  conviction  que 
les  sœurs  de  Marie-Auxdiatrice  rendront  à  l'éducation  des 
filles  les  mêmes  services  que  les  Pères  et  les  Frères  salésiens 
rendent  à  celle  des  garçons.  » 

Le  fondateur  ayant  exprimé  une  certaine  inquiétude  sur  la 
difficulté  des  rapports  à  établir  @t  à  conserver  entre  les  deux 
congrégations  :  «  Quant  à  cela,  atfirma  Pie  IX,  pas  d'hésita- 
tion :  -il  faut  que  les  sœurs  restent  sous  votre  direction  et 
votre  dépendance  et  sous  la  dépendance  de  vos  successeurs, 
si  l'œuvre,  comme  j'en  ai  la  conviction,  est  destinée  à  durer. 
Qu'elles  soient  vis-à-vis  de  vous  ce  que  furent  les  sœurs  de  la 
Charité  vis-à-vis  de  saint  Vincent  de  Paul  et  ce  qu'elles  sont 
encore  vis-à-vis  du  supérieur  général  des  Lazaristes  ;  alors 
tout  ira  pour  le  mieux.  »  C'est  d'après  ces  principes  que 
furent  définitivement  rédigées  les  constitutions  de  Marie- 
Auxiliatrice. 

Marie  Mazarello,  lorsqu'elle  mourut,  jeune  encore,  en  1884, 
laissa  après  elle,  avec  la  réputation  d'une  sainte,  une  société 
religieuse  fortement  assise  et  tellement  appréciée  déjà,  que 
la  rapidité  de  ses  développements  eût  effrayé  un  fondateur 
moins  habitué  que  dom  Bosco  à  considérer  le  surnaturel 
comme  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde. 

La  première  maison  des  filles  de  Marie-Auxiliatrice  ne  fut 
complètement  organisée  qu'au  milieu  de  1874.  Dix  ans  après, 
en  1884,  on  en  comptait  plus  de  trente  en  Italie,  en  France  et 
en  Amérique.  Les  établissements  salésiens  préexistants  favo- 
risèrent celte  extension  ;  toute  ville  où  fonctionnait  un  Ora- 
toire pour  les  jeunes  gens  souhaitait  naturellement  une  fon- 
dation analogue  pour  les  jeunes  filles.  L'expansion  pour  ainsi 


—  232  — 

dire  instantanée  de  la  Congrégation  n'en  reste  pas  moins  sur- 
prenante ;  nous  ne  croyons  pas  qu'il  y  en  ait  eu  jamais  d'autre 
exemple.  Marie  Mazarello  n'avait  à  Mornese  que  treize  reli- 
gieuses ;  à  sa  mort,  huit  ans  après,  elle  en  comptait  deux 
cent  cinquante.  La  deuxième  création  de  dom  Bosco  semble 
devoir  non  seulement  égaler,  mais  dépasser  en  fécondité  la 
première. 

Toutes  deux  vivront,  pour  l'honneur  de  la  religion  et  le 
bonheur  de  l'humanité,  tant  qu'elles  resteront  pénétrées  de 
l'esprit  de  dom  Bosco. 

Notons  aussi,  au  passage,  une  autre  joie  qui  fut  donnée  au 
saint  fondateur  vers  la  même  époque.  Le  22  mai  1873,  son 
patron  de  choix,  saint  François  de  Sales,  fut  mis  par  Pie  IX 
au  nombre  des  docteurs  de  l'Eglise,  et  son  compatriote  et 
modèle,  le  chanoine  Joseph-Benoît  Gottolengo,  fut  déclaré 
vénérable.  Double  fête  au  Valdocco,  car  c'était  dans  cette 
même  vallée,  à  quelques  pas  les  unes  des  autres,  qu'étaient 
écloses  les  merveilleuses  créations  de  Gottolengo  et  de 
Bosco  (*). 


(1)  Le  Valdocco,  Vallis  occisorum,  à  cause  du  martyre  des  saints  Adventeur  et 
Octave,  mériterait  bien  aujourd'hui  d'être  appelé  Val-Gharité.  Le  chanoine  Gotto- 
lengo y  a  fondé,  sans  aucune  ressource,  un  felit  asile  qui  s'est  transformé  peu  à  peu 
en  vastes  hôpitaux,  et  une  congrégation  de  religieuses  hospitalières  et  enseignantes, 
les  Vincentines,  sous  le  patronage  de  saint  Vincent  de  Paul.  Il  mourut  le  30  avril 
184'^,  au  moment  où  dom  Bosco  jetait  les  fondements  de  ses  propres  œuvres.  Ou 
eût  dit  que  le  feu  divin  qui  animait  le  premier,  au  lieu  de  remonter  au  ciel,  passa 
dans  l'âme  du  second  pour  y  respleudir  encore  davantage. 

Nous  no  voyons  pas  que  les  deux  saints  personnages  aient  eu  ensemble  des 
rapports  particuliers;  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'ils  eurent  dos  amis  communs  : 
M'^'  Gastaldi,  le  théologien  Vola,  la  marquise  do  Barolo,  M*'  Franzooi,  le  grand 
pape  Pie  IX,  et  même  le  roi  Charles-Albert. 


CHAPITRE  XX. 

PIE  IX  APPROUVE   LA   REGLE    SALÉSIENNE.    —   PREMIÈRES 
FONDATIONS   DANS  l'aMÉRIQUE   DU   SUD. 


Les  règles  et  constitutions  de  la  société  de  Saint-François 
de  Sales  furent  approuvées  solennellement  par  décret  du  sou- 
verain pontife  en  date  du  3  avril  1874.  Celles  de  la  congréga- 
tion de  Marie-Auxiliatrice  le  furent  peu  de  temps  après. 

D'après  le  texte  du  paragraphe  premier,  «  le  but  que  pour- 
suit la  pieuse  Société  salésienne,  c'est  que  tous  ses  membres, 
s'efforçant  d'acquérir  la  perfection  chrétienne,  s'adonnent 
aux  œuvres  de  charité,  tant  spirituelles  que  corporelles,  en- 
vers les  enfants  et  les  adolescents,  et  s'apphquent  à  donner 
l'éducation  aux  jeunes  clercs....  La  Société  devra  accueiUir 
avant  tout  les  enfants  pauvres  et  délaissés.  Elle  se  compose 
de  prêtres,  de  clercs  et  de  laïques.  » 

Le  vœu  de  chasteté  y  est  le  même  que  dans  toutes  les  socié- 
tés rehgieuses  ;  celui  d'obéissance  également,  à  peu  de  chose 
près  ;  mais  celui  de  pauvreté  est  moins  absolu  que  chez  les 
Franciscains,  les  Dominicains  et  les  Jésuites.  Il  regarde  uni- 
quement l'administration,  non  la  possession  des  biens  de  cha- 
cun. 

«  Les  clercs  et  les  prêtres,  même  quand  ils  ont  émis  des 
vœux,  peuvent  garder  leur  patrimoine  ou  des  bénéfices 
simples,  mais  ils  ne  peuvent  ni  les  administrer  ni  jouir  des 
revenus,  si  ce  n'est  suivant  la  volonté  du  recteur, 

»  L'administration  des  patrimoines,  des  bénéfices  et  de 


—  234  — 

tout  ce  qui  est  apporté  à  la  Société,  appartient  au  supérieur 
général,  qui  fera  administrer  par  lui  ou  par  d'autres  ;  et  tant 
qu'un  Salésien  restera  dans  sa  congrégation,  ce  même  supé- 
rieur percevra  les  revenus  annuels. 

»  Tous  les  prêtres  remettront  même  leurs  honoraires  de 
messes  au  supérieur.  Tous  les  Salésiens,  soit  prêtres,  soit 
clercs,  soit  laïques,  feront  de  même  pour  l'argent  qu'ils  per- 
cevront soit  à  titre  de  don,  soit  à  tout  autre  titre.... 

»  Si  quelqu'un  sort  de  la  Société,  il  ne  pourra  revendiquer 
de  revenus  ni  aucun  règlement  de  comptes  de  l'administra- 
tion de  ses  biens  pour  le  temps  qu'il  y  aura  passé;  il  recou- 
vrera seulement  son  droit  de  propriété....  » 

Les  constitutions  disposent  encore  que  «  les  membres  de 
la  pieuse  Société  salésienne  auront  pour  arbitre  et  supérieur 
suprême  le  souverain  pontife,  à  qui,  dans  tous  les  temps  et 
tous  les  lieux,  ils  resteront  humblement  fidèles  et  soumis  ; 
et  qu'ils  seront  également  soumis  à  l'évêque  du  diocèse  où  ils 
auront  leur  résidence....  » 

Le  supérieur  général  a  le  gouvernement  de  toute  la  So- 
ciété; il  peut  élire  son  domicile  dans  celle  des  maisons  de  la 
Société  qu'il  voudra  choisir....  ;  mais  «  en  ce  qui  regarde  les 
immeubles,  il  n'a  pas  la  faculté  d'acheter  ni  de  vendre  sans  l'as- 
sentiment du  chapitre  général....  »  Il  soumet  au  Pape,  tous  les 
trois  ans,  un  compte  rendu  des  actes  et  de  l'état  de  la  Société. 

Le  supérieur  général  est  élu  pour  douze  ans.  Il  pourra  être 
réélu,  «  mais  alors  il  ne  tiendra  pas  les  clefs  de  l'administra- 
tion, à  moins  d'être  confirmé  par  le  saint- siège,  m 

Le  chapitre  général  se  compose  :  1°  du  supérieur  général, 
qu'on  appelle  plus  communément  recteur  majeur  {rettor  mag- 
giore);  2°  de  l'assistant,  qu'on  appelle  aussi  préfet;  3"  du  di- 
recteur spirituel,  qu'on  appelle  chez  les  Salésiens  le  catéchiste 
(il  catechista);  4"  de  l'économe;  5°  de  trois  conseillers  élus. 

Tous,  moins  le  supérieur  général,  sont  élus  pour  six  ans. 

Le  préfet  ou  assistant  a  charge  d'avertir  le  recteur  majeur 
s'il  lui  arrivait  de  manquer  à  ses  devoirs  ;  il  le  remplace  pro- 
visoirement s'il  vient  à  mourir. 


—  233  — 

Un  des  trois  assistants,  délégué  spécialement  par  le  rec- 
teur majeur,  prend  soin  de  ce  qui  se  rapporte  aux  études 
dans  la  Société  tout  entière;  on  l'appelle  préfet  général  des 
études. 

Chaque  maison  a  de  même  un  recteur,  un  préfet  ou  assis- 
tant qui,   généralement,  remplit  en  même  temps  les  fonc- 
tions d'économe,  un  catéchiste  et  un  nombre  de  conseillers 
proportionné  à  l'importance  de  l'établissement.  Toute  mai-^ 
son  nouvelle  doit  compter  au  moins  six  membres  salésiens. 

Pour  les  fondations,  il  faut  avant  tout  obtenir  le  consente- 
ment de  l'évêque  du  diocèse  dans  lequel  la  maison  est  sur  le 
point  de  s'ouvrir. 

«  Du  reste,  il  ne  faut  marcher  qu'avec  précaution,  en  pa- 
reil cas,  de  peur  qu'en  ouvrant  ces  mftisons,  ou  en  acceptant 
l'administration  des  maisons  ou  collèges  qu'on  voudrait  nous 
confier,  nous  ne  fussions  conduits  à  faire  quelque  chose 
contre  les  lois  du  pays. 

»  ....  Les  premiers  vœux  n'engagent  que  pour  trois  ans. 
Ces  trois  ans  une  fois  écoulés,  après  avoir  obtenu  le  consen- 
tement du  chapitre,  le  nouveau  membre  a  la  faculté  de  les 
réitérer  pour  trois  autres  années,  ou  de  faire  des  vœux  perpé- 
tuels.... La  Société  n'est  strictement  obligée  qu'envers  ceux 
qui  ont  fait  des  vœux. 

»  La  vie  essentiellement  active,  qui  est  le  but  principal  de 
la  Congrégation,  empêche  ses  membres  de  se  réunir  souvent 
pour  des  exercices  de  piété.  Que  tous  y  suppléent  par  de 
bons  exemples  respectivement  donnés  et  par  l'accomplisse- 
ment de  tous  les  devoirs  du  christianisme.  » 

Les  membres  font  en  sorte  de  dire  la  messe  tous  les 
jours,  ou,  s'ils  ne  sont  pas  prêtres,  d'y  assister-  Ils  donnent 
en  outre,  chaque  matin,  au  moins  une  demi-heure  à  l'oraison 
mentale,  récitent  une  partie  du  rosaire  et  doivent  se  réser- 
ver un  certain  temps  pour  de  pieuses  lectures. 

Ils  se  confessent  tous  les  huit  jours,  jeûnent  le  vendredi, 
font  à  la  fin  du  mois  «  l'exercice  connu  sous  le  nom  d'exer- 
cice de  la  bonne  mort,  arrangeant  chacun  ses  aâ"aires  splri- 


—  236  - 

tuelles  et  temporelles  comme  s'il  fallait  sortir  de  cette  terre 
pour  entrer  dans  l'éternité,  »  et  font  chaque  année  une  re- 
traite de  six  ou  dix  jours, 

«  Voici  deux  choses  que  tout  Salésien  doit  avoir  particu- 
lièrement à  cœur  :  1"  éviter  de  se  laisser  aller  à  des  habi- 
tudes quelconques,  fussent-elles  indifférentes  ;  2°  que  chacun 
tienne  propre  et  en  bon  état  son  vêtement,  son  lit  et  sa  cel- 
lule. La  parure  d'un  religieux  est  la  sainteté  de  sa  vie. 

»  Que  chacun  soit  prêt,  si  la  nécessité  l'exige,  à  supporter 
courageusement  la  chaleur,  le  froid,  la  faim,  la  soif,  les  durs 
travaux  et  le  mépris  des  hommes,  toutes  les  fois  que  cela  peut 
servir  à  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  à  l'utilité  spirituelle  du 
prochain  et  au  salut  de  son  âme  propre.  » 

Telle  est,  esquissée  à  grands  traits  et  fort  incomplètement, 
la  constitution  delà  Société  salésienne. 

Il  paraît  que  le  souverain  pontife  n'agréa  point  sans  diffi- 
culté le  tempérament  apporté  au  vœa  de  pauvreté;  mais  il 
existait  des  précédents  :  les  membres  de  l'Oratoire  de  Saint- 
Philippe  de  Néri  et  du  cardinal  de  Bérulle,  les  Maristes,  les 
Lazaristes,  les  Frères  des  écoles  chrétiennes,  les  sœurs  de 
saint  Vincent  de  Paul,  ne  se  dépouillent  pas  non  plus  de  la 
nue  propriété  de  leurs  biens. 

Dom  Rua  fut  choisi  comme  préfet  de  la  Société  nouvelle, 

c'est-à-dire  comme  assistant  du  supérieur  général.  Nul  n'était 

plus  en  état  de  soutenir  dignement  ce  glorieux  mais  lourd  far- 

,  deau,  que  les  robustes  épaules  du  saint  fondateur  et  premier 

recteur  majeur  ne  portaient  point  sans  fatigue  (0. 

A  peine  dom  Bosco  avait-il  exprimé  sa  reconnaissance  à 
Pie  IX,  qu'il  dut  faire  encore  le  voyage  de  Rome  pour  lui  sou- 
' mettre  un  projet  nouveau. 

Plusieurs  contrées  lointaines  soUicitaient  de  lui  la  fonda- 


(1)  Dom  Rua,  en  effet,  est  bien  de  la  même  famille  que  dom  Bosco  :  une  vraie 
figure  de  saint,  avec  je  ne  sais  quoi  de  diaphane  dans  les  traits,  d'angélique  dans 
le  regard  et  de  céleste  dans  le  sourire. 

Le  cardinal  Alimonda,  archevêque  de  Turin,  disait,  au  sortir  d'une  visite  à  dom 
Rua  :  «  Maintenaat  dom  Bosco  peut  mourir,  il  a  quelqu'un  pour  le  romplacei 
ici-bas.  » 


—  237  — 

tion  d'orphelinats  et  de  collèges.  Fallait-il  accepter,  et  surtout 
quel  pays  choisir  ?  Car  le  nombre  de  collaborateurs  dont  il 
pouvait  disposer  n'était  pas  illimité. 

Le  commandeur  Gazollo,  consul  de  la  République  argentine 
à  Savone,  ayant  eu  occasion  de  visiter  le  collège  salésien  de 
Varèse,  en  revint  tellement  émerveillé  qu'il  n'eut  plus  ni  trêve 
ni  repos  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût  fait  établir  un  semblable  dans 
son  propre  pays,  au  delà  de  l'Atlantique.  Gagnés  par  lui,  ses 
concitoyens  joignaient  leurs  instances  aux  siennes.  Un  prêtre 
originaire  de  Modène,  dom  Pietro  GeccareUi,  curé  de  la  ville 
importante  de  Saint-Nicolas,  la  première  de  la  république 
après  Buenos-Ayres,  écrivait  à  dom  Bosco  : 

«  La  maison  que  j'habite,  mon  mobilier,  mon  crédit,  je 
mets  tout  à  vos  pieds,  mon  révérend^ Père,  et  à  la  disposition 
de  vos  Pères  salésiens,  que  je  veux  regarder  désormais  comme 
des  frères  bien-aimés.  » 

Pie  IX  n'hésita  point  :  «  J'ignore,  dit-il,  si  l'Institut  sera 
un  jour  assez  nombreux  pour  pouvoir  accaeillir  les  demandes 
qui  viennent  de  l'Inde,  de  l'Austrahe  et  de  l'Afrique  ;  mais  il 
faut  commencer  par  un  point,  et  ce  point  doit  être  dans  l'Amé- 
rique du  Sud.  » 

Il  avaitpour  ce  choix  plusieurs  raisons.  D'abord  l'Amérique 
du  Sud,  depuis  la  suppression  des  Jésuites,  avait  été  un  peu 
négligée  ;  les  révolutions  et  les  guerres  civiles  y  avaient  produit 
une  épaisse  ignorance  et  une  grande  altération  des  mœurs, 
sans  cependant  y  éteindre  la  foi  ;  il  était  d'une  souveraine 
importance  de  ne  pas  différer  davantage  d'arracher  ces  belles 
contrées  aux  sociétés  secrètes  et  à  l'indifférence  religieuse  qui 
les  envahissaient;  plus  tard  le  mal  pourrait  devenir  irrépa- 
rable. En  outre.  Pie  IX  avait  une  tendresse  particulière  pour 
le  Chili  et  le  Pérou,  où,  jeune  prêtre,  il  avait  passé  plusieurs 
années  en  qualité  d'auditeur  de  nonciature.  Enfin,  ce  qui 
devait  être  d'un  poids  décisif  sur  le  cœur  de  Pie  IX  et  de 
dom  Bosco,  tous  deux  Italiens,  c'était  le  nombre  considérable 
de  leurs  compatriotes  établis  sur  les  rives  de  la  Plata  et  tout 
le  long  de  l'Atlantique  sud-américain. 


—  23S  — 

Autrefois  les  Anglais,  les  Espagnols,  les  Portugais,  les  Hol- 
landais et  les  Français  revendiquaient  seuls  le  privilège  de 
peupler  les  terres  lointaines  plus  ou  moins  désertes.  Dans 
notre  siècle,  pendant  que  l'émigration  de  France  et  celle  de 
Hollande  devenaient  presque  nulles,  trois  nouvelles  races  se 
sont  faites  colonisatrices  à  leur  tour  :  l'Allemagne,  l'Irlande 
et  l'Italie. 

L'Allemand  émigré,  généralement,  pour  échapper  aux 
charges  écrasantes  du  service  militaire  prussien  ;  l'Irlandais 
et  l'Italien  fuient  la  misère. 

L'Allemand  semasse  le  long  du  Missouri,  l'Irlandais  se  dis- 
perse un  peu  partout,  et  partout,  bien  contre  son  gré,  contri- 
bue à  fortifier  l'élément  anglais,  qui  arrive  ainsi  à  dominer  le 
monde  entier  ;  l'Italien  se  rend  dans  le  sud-est  de  l'Amérique 
méridionale. 

Les  séduisantes  promesses  de  prospérité  que  prodiguait 
l'unité  italienne  avant  sa  réalisation  se  sont  traduites  en  de 
tels  accroissements  d'impôts,  que  le  cultivateur,  dans  certaines 
provinces,  ne  récolte  pas  même  de  quoi  satisfaire  le  fisc.  Il  se 
décourage  d'un  labeur  ingrat,  abandonne  son  champ  et  vient 
travailler  en  France,  ou  bien  traverse  l'Atlantique. 

Les  statistiques  ontrelevé,  dans  ces  trente  dernières  années, 
un  total  de  1,219,172  immigrants  dans  la  République  argen- 
tine, un  demi-million  dans  celle  de  l'Uruguay  (ou  Banda  Orien- 
tal), autant  au  Brésil  (*),  un  peu  plus  de  cent  mille  dans  le  Pa- 
raguay. Un  bon  tiers  de  ces  nouveaux  venus  est  italien. 

L'immense  cité  de  Buenos-Ayres,  aussi  grande  que  Lyon 
ou  Marseille,  paraît,  depuis  quelques  années,  toute  peuplée 
d'Italiens.  Ils  s'y  sont  emparés  du  commerce  de  détail,  et  par 
les  rues  on  ne  voit  pas  d'autres  marchands,  colporteurs  ou 
commissionnaires,  que  des  Italiens. 

Ce  sont  eux  aussi  qui  exécutent  les  constructions  urbaines 
et  (comme  en  France)  la  plupart  des  travaux  de  chemins  de 

(1)  Le  chiffre  officiel  de  l'émigration  au  Brésil,  pour  1887,  et  de  55,986,  dont 
48,000  Italiens;  mais  la  proportion  de  ces  derniers  n'est  devenue  aussi  forte  que 
depuis  une  dizaine  d'années. 


—  2.^0  — 

fer.  Pendant  quatre  mois  de  l'année  ils  courent  les  campagnes 
et  se  livrent  à  la  moisson  et  au  battage  des  blés  ;  ce  travail 
achevé,  ils  refluent  vers  les  villes,  cherchant  à  vivre  sans  en- 
tamer le  pécule  gagné  pendant  cette  courte  excursion,  et  de- 
mandant leurs  moyens  d'existence  à  toutes  les  petites  indus- 
tries. 

Cependant  un  bon  nombre,  les  plus  anciennement  arrivés, 
presque  tous  originaires  du  nord  de  l'Italie,  se  sont  fixés  sur 
le  sol,  sans  esprit  de  retour.  Ils  ont  créé  une  grande  partie  des 
florissantes  cultures  de  la  province  de  Santa-Fé.  Les  Génois, 
los  bachichos,  comme  on  les  appelle,  ont  presque  monopolisé 
la  navigation  fluviale^  Ah  !  combien  seraient  riches  ces  répu- 
bliques sud-américaines  si  elles  pouvaient  vivre  vingt  ans 
sans  révolutions  !  Mais  revenons  à  notre  sujet. 

Dom  Bosco  s'occupa  sans  retard  d'organiser  sa  première 
expédition  de  missionnaires.  Elle  comprenait  dix  prêtres  ou 
frères  coadjuleurs  salésiens  et  quinze  sœurs  de  Marie-Auxilia- 
trice.  Il  les  mit  sous  la  direction  d'un  de  ses  disciples  les  plus 
aimés,  dom  Cagliero,  né  comme  lui  à  Châteauneuf  d'Asti,  et 
qui,  entré  à  l'âge  de  treize  ans,  en  1851,  à  l'Oratoire  de  Saint- 
François  de  Sales,  ne  l'avait  plus  quitté.  Il  lui  donna  pour 
second  dom  Fagnano,  préfet  du  collège  de  Varèse. 

Tous  ensemble,  accompagnés  du  commandeur  Gazzolo,  se 
rendirent  à  Rome,  afin  de  solliciter  la  bénédiction  apostolique 
pour  leur  entreprise. 

Pie  IX  les  reçut  le  1"  novembre  1875.  Avec  cette  voix  pa- 
ternelle, cette  bonhomie  charmante  qui  le  faisait  ressembler 
à  dom  Bosco  et  qui  s'alhait  si  bien  à  un  grand  air  de  dignité, 
il  leur  dit  :  «  Voici  ce  pauvre  vieillard  que  vous  attendiez;  » 
puis,  s'adressant  à  dom  Cagliero,  qu'il  avait  déjà  entretenu 
en  audience  particulière  :  «  Présentez-moi  tous  vos  jeunes 
compagnons  de  départ,  que  je  leur  exprime  mon  regret  de  ne 
pouvoir  faire  comme  eux.  Où  comptez-vous  vous  rendre 
d'abord?  —  Dans  la  Répubhque  argentine.  —  Beau  pays!  dit 
Pie  IX;  vous  irez  plus  loin  encore,  vous  irez  au  Ghih,  que 
j'ai  habité  jadis,  et  dont  j'ai  gardé  si  bon  soyiveair;  c'est  la 


—  240  - 

seule  république  américaine  qui  ne  fasse  pas  de  révolutions; 
aussi  une  sorte  de  suprématie  lui  est-elle  réservée.  Vous  irez 
plus  loin,  peut-être  évangéliserez-vous  ces  sauvages  de  Pata- 
gonie,  méfiants  et  intraitables,  les  seuls  que  les  anciens  Jé- 
suites n'aient  pu  dompter,  car  ils  mangeaient  leurs  mission- 
naires. Courage  et  confiance  !  Vous  êtes  des  vases  pleins  de 
bonne  semence.  Sachez  la  répandre  avec  discernement  et 
avec  zèle  :  la  moisson  sera  abondante  et  consolera  les  der- 
nières années  de  mon  pontificat  tourmenté.  » 

Il  adressa  à  chacun  des  paroles  d'affectueuse  et  spéciale 
bienveillance,  et  leur  communiqua  un  si  vif  enthousiasme 
qu'ils  brûlaient  tous  de  donner  leur  vie  pour  la  propagation 
de  la  foi. 

Revenus  à  Turin,  ils  célébrèrent  avec  solennité  la  fête  de 
saint  Martin,  qui  tombait  la  veille  de  leur  départ  définitif.  L'ar- 
chevêque Gastaldi  les  reçut  dans  son  oratoire  privé  et  leur 
donna  sa  bénédiction  du  fond  du  cœur,  en  les  remerciant 
d'avance  de  ce  qu'ils  allaient  faire  pour  tant  de  Piémontais 
exilés  sur  des  rives  lointaines. 

Après  les  vêpres,  dom  Bosco  monta  en  chaire  et  fit  le  dis- 
cours d'adieu. 

L'église  regorgeait  de  monde  ;  une  sorte  de  frisson  élec- 
trique semblait  descendre  de  l'orateur  et  se  communiquait 
à  tout  l'auditoire.  Il  termina  ainsi  : 

«  Allez  donc,  mes  chers  fils  en  saint  François  de  Sales,  et 
après  les  bénédictions  du  successeur  de  Pierre,  chef  des 
apôtres,  après  celles  de  notre  vénérable  archevêque,  permet- 
tez à  mes  faibles  mains  de  vous  bénir  encore.  Catholiques, 
n'oubliez  pas  le  Père  de  l'Eglise  tout  entière,  le  Pape  ;  Salé- 
siens,  gardez  partout  le  souvenir  des  membres  de  la  famille 
dont  vous  vous  séparez  matériellement,  et  de  votre  père  qui 
vous  y  a  reçus  ;  nos  cœurs  vous  suivront,  laissez-nous  une 
part  des  vôtres.  » 

En  prononçant  ces  derniers  mots,  la  voix  de  l'orateur  faiblit, 
étouffée  par  l'émotion  et  par  les  larmes  ;  il  fut  obligé  de  des- 
cendre de  chaire. 


—  241  — 

Les  Salésiens  commencèrent  leur  mission  à  bord  du  navire 
qui  les  emporta.  La  Savoie,  comme  tous  les  navires  ayant  la 
même  destination,  était  pleine  d'émigrants  italiens,  espagnols 
ou  français  du  pays  basque.  Dom  Cagliero  leur  faisait  des  ins- 
tructions dans  les  trois  langues  ;  les  missionnaires  disaient  la 
messe  dans  une  chapelle  improvisée  sur  le  pont  ;  le  comman- 
dant, les  officiers  et  la  plupart  des  passagers  y  assistaient, 
au  moins  les  dimanches.  Parmi  les  sept  cents  passagers  de 
la  Savoie,  pas  un  seul  ne  se  permit  un  blasphème,  ni  une 
moquerie,  ni  un  propos  inconvenant.  Ils  firent  escale  le  7  dé- 
cembre à  Rio  de  Janeiro,  capitale  du  Brésil. 

L'archevêque,  que  les  missionnaires  s'empressèrent  de  vi- 
siter, leur  témoigna  d'abord  quelque  froideur  et  une  méfiance 
marquée.  Gela  tenait,  comme  il  l'expliqua  plus  tard,  aux 
cruels  désagréments  que  lui  avaient  donnés  de  mauvais  prêtres 
venus  d'Europe.  Mais  quand  il  sut  qu'il  avait  afi"aire  aux 
membres  d'une  congrégation  nouvelle,  approuvée  et  patron- 
née par  le  saint-père,  son  attitude  changea.  Il  les  combla 
d'attentions  et  de  bontés,  leur  fit  servir  des  rafraîchisse- 
ments, leur  distribua  des  livres,  des  images,  des  photogra- 
phies, et  les  retint  trois  heures  auprès  de  lui,  épanchant  dans 
leur  sein  ses  tristesses  épiscopales- 

Sa  vaste  capitale  bariolée,  où  l'on  trouvait  de  toutes  les 
nations  du  monde,  ne  lui  donnait  guère  de  consolations  reU- 
gieuses;  le  reste  de  son  diocèse  encore  moins,  Dans  ce  dio- 
cèse, près  de  deux  cents  paroisses  et  près  de  deux  millions 
d'hommes  manquaient  de  prêtres.  Son  clergé  était  réduit  à 
rien  et  ne  se  recrutait  pas  :  son  grand  séminaire  ne  lui  don- 
nait que  cinq  ou  six  prêtres  par  année.  Le  correspondant  de 
VUnità  cattolica,  témoin  de  cette  conversation,  dit  que  le  bon 
prélat  donnait  toutes  les  marques  de  l'affliction  la  plus  vive  : 
i(  Il  s'arrachait  presque  les  cheveux,  il  levait  au  ciel  ses  yeux. 
5U1  ne  se  baissaient  vers  nous  qu'en  se  remplissant  de  larmes. 
La  corruption  des  mœurs  avait  desséché  les  racines  de  son 
Eglise.  » 

«  Si  au  moins,  ajoutait-il,  j'avais  un  bon  prêtre  dans  cha- 

DOM   BOSCO.  16 


—  242  — 

cune  de  mes  paroisses,  ceux  qui  voudraient  se  confesser  à 
l'heure  de  la  mort  le  pourraient,  tandis  qu'aujourd'hui....  Ah! 
si  votre  supérieur  m'envoyait  quelques  douzaines  ou  plutôt 
quelques  centaines  de  Salésiens,  quel  bien  il  me  ferait  !  Quel 
trésor  pour  mes  diocésains  !  Ils  seraient  pour  moi  des  fils  bien- 
aimés  !  » 

Les  missionnaires  se  retirèrent  douloureusement  impres- 
sionnés des  plaintes  de  l'excellent  prélat;  elles  leur  présa- 
geaient qu'ils  ne  manqueraient  pas  eux-mêmes  de  besogne. 

A  Montevideo,  capitale  de  l'Uruguay,  où  ils  s'arrêtèrent  en- 
core, un  riche  pharmacien  piémontais,  nommé  François  Brun, 
leur  raconta  que  ses  quatre  fils  faisaient  ou  allaient  faire  leurs 
études  au  collège  de  dom  Bosco,  à  Val-Salice,  près  de  Turin. 
«  Quelle  dure  nécessité  de  les  envoyer  si  loin  !  disait-il  ;  n'au- 
rons-nous jamais  un  collège  salésien  ici  même?  «  Ce  souhait 
ne  devait  pas  tarder  à  se  réaliser. 

Ils  abordèrent  enfin  à  Buenos-.\yres,  le  14  décembre.  Plus 
de  deux  cents  ItaHens,  dont  quelques-uns  avaient  été  élevés 
à  l'Oratoire  de  Saint-François  de  Sales  de  Turin,  les  attendaient 
à  leur  débarquement  et  les  escortèrent  au  logement  qui  leur 
avait  été  préparé.  Là,  les  missionnaires  furent  étonnés  et 
presque  confus  de  trouver  l'archevêque,  M^'  Frédéric  Aneyros, 
qui,  dans  son  impatience  de  les  voir,  était  venu  à  leur  ren- 
contre et  les  embrassa  comme  de  vieux  amis. 

Sur  ses  instances,  ils  furent  obligés  d'accepter  la  charge  du 
service  paroissial  de  l'église  Madré  de  Misericordia,  appelée 
depuis  lors  église  des  Italiens  (en  espagnol  Iglesia  de  los  Ita- 
lianos).  Dom  Gaghero  s'y  fixa  personnellement,  en  gardant 
avec  lui,  comme  vicaire,  dom  Baccino,  et  comme  organiste  et 
comptable,  dom  Belmonte,  qui  n'était  point  prêtre.  Les  sept 
autres,  sous  la  direction  de  dom  Joseph  Fagnano,  poursui- 
virent leur  route  et  allèrent  fonder  le  collège  de  Saint-Nico- 
las de  los  Arroyos. 

Ce  collège  fut  inauguré  le  20  mars  1876,  par  l'archevêque  de 
Buenos-Ayres  en  personne  et  par  dom  Fagnano,  qui  avait 
amené  un  convoi  de  sœurs  de  Marie-Auxiliatrice  pour  desser- 


—  243  — 

vir  un  hôpital.  Deux  mois  après  il  comptait  déjà  cent  cin- 
quante élèves.  Chose  plus  remarquable  encore,  sept  de  ces 
élèves  demandèrent,  dès  la  première  année,  que  leurs  études 
-ussent  dirigées  spécialement  vers  le  sacerdoce. 

Dom  Bosco  fit  dès  lors,  presque  chaque  année,  un  nouvel 
envoi  de  religieux  salésiens  et  de  rehgieuses  auxiliatrices. 
Buenos-Ayres  devint  pour  eux  dans  le  nouveau  monde  ce 
que  Turin  avait  été  dans  l'ancien  :  un  centre  d'où  ils  rayon- 
nèrent de  tous  côtés. 

j  Les  populations  civihsées  de  l'Amérique  du  Sud,  toutes  de 
race  latine  (Espagnols,  Portugais,  ItaHens),  ont  un  sentiment 
catholique  très  profond,  mais  une  incroyable  ignorance  des 
enseignements  de  la  foi,  et  cette  ignorance  est  jointe  à  des 
passions  impétueuses. 

«  Peu  ou  point  de  pratiques  religieuses  par  conséquent, 
raconte  un  missionnaire,  ou  s'il  y  en  a,  ceux  qui  les  observent 
en  ignorent  l'objet  précis.  La  bonne  volonté,  généralement, 
ne  leur  manque  point,  ils  s'abreuvent  de  la  parole  de  Dieu 
comme  un  terrain  desséché  boit  la  pluie  dans  un  été  brûlant. 
Plusieurs  jeunes  gens  italiens,  de  seize  à  dix-huit  ans,  étant 
venus  tourner  autour  de  nous  pour  savoir  ce  que  c'étaient 
que  des  Salésiens,  nous  leur  fîmes  les  demandes  les  plus 
simples  du  catéchisme;  ils  ne  purent  y  répondre.  Nous  les 
priâmes  de  faire  le  signe  de  la  croix  ;  ils  nous  regardèrent 
étonnés,  ne  sachant  pas  ce  que  cela  voulait  dire.  Je  donnai  à 
l'un  des  plus  grands  un  crucifix  ;  il  me  demanda  quel  saint 
c'était....  Nous  sommes  dix  ici  en  ce  moment,  mais  nous 
serions  cent,  nous  serions  mille,  que  ce  ne  serait  pas  encore 
assez.  » 

Les  prédications  et  l'enseignement  des  enfants  de  dom 
Bosco  furent  si  promptement  féconds,  qu'ils  purent  étabhr 
bientôt  à  Buenos-Ayres  deux  noviciats,  l'un  pour  les  religieux, 
l'autre  pour  les  religieuses.  Et,  ce  que  personne  n'aurait  pu 
croire  avant  leur  arrivée,  ils  trouvèrent  des  novices,  en  même 
temps  que,  sous  leur  direction,  le  séminaire  de  Montevideo 
e'  d'autres  encore  se  peuplèrent  d'étudiants  en  théologie. 


CHAPITRE  XXI. 

COOPÉRATKURS  ET  COOPÉRATRIGES ,    OU   TIERS   ORDRE   SALÉSIEN. 
—  GRACES   SIGNALÉES. 


Un  problème  qui  a  dû  se  poser  plus  d'une  fois  dans  l'es- 
prit de  nos  lecteurs,  c'est  celui-ci  : 

Gomment  la  fondation  de  tant  de  maisons,  comment  l'en- 
tretien de  tant  de  professeurs  et  d'élèves,  comment  les  mis- 
sions de  l'Amérique,  qui  engloutissent  à  elles  seules  des 
sommes  fabuleuses,  et  auxquelles  sont  loin  de  suffire  les 
subsides  de  l'œuvre  de  la  Propagation  de  la  foi,  comment 
tant  d'entreprises  de  nature  à  effrayer  l'imagination  ont- 
elles  pu  et  peuvent-elles  subsister  encore? 

L'Institut  salésien  n'avait  peut-être  pas,  à  la  mort  de  son 
fondateur,  dix  mille  francs  de  revenus  capitalisés;  aucune 
subvention  fixe  d'aucun  Etat  ni  d'aucune  société  financière. 
Et  cependant  les  ressources  se  sont  présentées  chaque  jour, 
sans  manquer  jamais,  à  l'appel  de  tous  ses  besoins. 

Notre  divin  Sauveur,  dans  la  dernière  Gène,  interrogeant  ses 
disciples,  leur  disait  :  «  Quand  je  vous  ai  envoyés  sans  sac, 
sans  bourse  et  sans  chaussure,  quelque  chose  vous  a-t-il 
manqué?  »  Ils  répondirent  :  «  Rien  (*).  » 

Les  Salésiens  peuvent  répondre  de  même,  et  ils  ont  le 
même  motif  de  confiance  que  les  apôtres  ;  la  parole  de  Notre- 

(1)  ItM.,  xzn. 


—  246  — 

Seigneur  leur  est  un  gage  certain  que  tout  obstacle  sera 
écarté  : 

«  Regardez  les  oiseaux  du  ciel;  ils  ne  sèment,  ni  ne  mois- 
sonnent, ni  n'amassent  dans  des  greniers,  et  votre  Père 
céleste  les  nourrit;  n'êtes-vous  pas  beaucoup  plus  qu'eux? 

»  Voyez  les  lis  des  champs,  comme  ils  croissent;  ils  ne 
travaillent  ni  ne  filent.  Or  je  vous  dis  que  Salomon,  dans 
loutesa  gloire,  n'a  jamais  été  vêtu  comme  l'un  d'eux. 

»  Qae  si  l'herbe  des  champs,  qui  est  aujourd'hui  et  qui 
demain  sera  jetée  dans  le  four.  Dieu  la  revêt  ainsi,  combien 
plus  vous,  hommes  de  peu  de  foi  ? 

»  Ne  vous  inquiétez  donc  point,  disant  :  Que  mangerons- 
nous,  ou  que  boirons-nous,  ou  de  quoi  nous  vêtirons-nous? 
Votre  Père  sait  que  vous  en  avez  besoin.  Cherchez  première- 
ment le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et  le  reste  vous  sera 
donné  par  surcroît  CO.  » 

A  qui  a  la  foi,  à  qui  s'appuie  sur  ces  paroles  d'une  tendresse 
et  d'une  autorité  vraiment  divines,  le  problème,  humaine- 
ment insoluble,  devient  d'une  explication  facile.  C'est  du 
reste  un  problème  universel  et  quotidien,  qui  ne  cesse  de  rece- 
voir sa  solution  pratiquement  et  sous  nos  yeux;  c'est  le 
problème  du  souverain  pontife  spolié  de  son  patrimoine  et 
faisant  néanmoins  face  à  toutes  ses  obligations  essentielles, 
le  problème  de  l'entretien  des  missions,  celui  de  la  subsis- 
tance de  tous  les  ordres  religieux,  des  écoles,  et,  en  général, 
de  toutes  les  œuvres  catholiques.  Qui  dira  combien  de  cen- 
taines de  millions  sont  indispensables  chaque  année  à  toutes 
ces  œuvres  ?  Dieu  seul  le  sait.  Mais  il  sait  les  besoins,  et  il  en- 
voie les  millions  au  jour  le  jour.  Si  l'on  était  moins  habitué 
à  ce  miracle  perpétuel,  on  en  serait  frappé  comme  du  plus 
grand  de  tous  les  miracles. 

i  Dom  Bosco  est  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  obtenu  de 
la  charité,  parce  qu'il  est  un  de  ceux  qui  se  sont  le  plus  plei- 
nement fiés  à  la  parole  du  Maître  :  «  Ne  vous  inquiétez  pas, 

(1)  Malth.,  VI. 


~  247  — 

disant  :  Que  mangerons-nous?  que  boirons-nous?  de  quoi 
nous  vêtirons-nous?....  Cherchez  d'abord  le  royaume  de  Dieu 
et  sa  justice....  » 

Toutefois  la  confiance  n'exclut  point  la  prévoyance. 

Dom  Bosco  n'eut  pas  plus  tôt  remarqué  l'extension 
effrayante  que  prenaient  peu  à  peu  ses  diverses  œuvres,  qu'il 
se  préoccupa  de  régulariser,  de  canaliser  en  quelque  sorte  la 
charité  dont  elles  s'aUmentent. 

Et  il  en  établit  une  nouvelle  qui  assure,  dans  une  certaine 
mesure,  la  vie  à  toutes  les  autres  :  nous  voulons  parler  de 
l'œuvre  des  coopérateurs  et  coopératrices  salésiens. 

Cette  œuvre  commença  par  les  dames  de  Turin,  qui  ve- 
naient blanchir  et  raccommoder  les  vêtements  des  orphelins 
du  Valdocco,  et  par  le  règlement  qui  fut  donné  à  leurs  actes 
de  pieuse  miséricorde. 

Ce  règlement,  retouché  plusieurs  fois  à  mesure  que  des 
besoins  croissants  donnaient  une  expérience  plus  étendue, 
fut  enfin  terminé  et  définitivement  soumis  au  saint-siège  en 
1874.  Les  coopérateurs  et  coopératrices  devinrent  la  troisième 
des  grandes  fondations  de  dom  Bosco;  la  première  étant  les 
rehgieux  de  Saint-François  de  Sales,  et  la  seconde,  les  reli- 
gieuses de  Marie-Auxiliatrice. 

Pie  IX  ne  se  contenta  pas  d'approuver  l'institution;  il  vou- 
lut être  inscrit  lui-même  sur  la  liste,  et  il  accorda  aux 
membres  toutes  les  indulgences  que  peuvent  gagner  les  ter- 
tiaires des  ordres  les  plus  favorisés,  spécialement  les  ter- 
tiaires de  Saint-François  d'Assise.  Un  bref  du  9  mai  1876 
porte  ce  qui  suit  : 

«  Une  pieuse  association  de  fidèles  s'étant  canoniquement 
établie  (selon  qu'il  nous  en  a  été  référé)  sous  le  nom  de  So- 
ciété ou  union  des  coopérateurs  salésiens,  et  ses  membres  se 
proposant,  outre  l'exercice  des  différentes  œuvres  de  piété  et 
de  charité,  de  prendre  un  soin  spécial  des  jeunes  gens 
pauvres  et  abandonnés,  afin  que  ladite  association  prenne 
de  jour  en  jour  un  nouvel  accroissement,  nous  confiant  en  la 
miséricorde  de  Dieu  tout-puissant  et  eu  l'autorité  des  bien- 


-  248  — 

heureux  Pierre  et  Paul,  ses  apôtres,  nous  accordons  à  tous 
les  fidèles  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  qui  ont  donné  ou  don- 
neront à  l'avenir  leur  nom  à  cette  Société,  l'indulgence  plé- 
nière  au  moment  de  leur  mort,  pourvu  que,  véritablement 
repentants  et  munis  des  sacrements  de  Pénitence  et  d'Eucha- 
ristie, ou  s'ils  sont  empêchés  de  les  recevoir,  que  du  moins 
avec  une  sincère  contrition  ils  invoquent  dévotement  le  nom 
de  Jésus  de  bouche  s'ils  le  peuvent,  sinon  au  moins  de  cœur, 
et  qu'ils  acceptent  la  mort  en  esprit  de  pénitence,  de  la  main 
de  Dieu  et  comme  le  châtiment  du  péché. 

»  Nous  accordons  pareillement,  en  la  miséricorde  du  Sei- 
gneur, une  autre  indulgence  plénière  et  la  rémission  de  tous 
leurs  péchés  à  ces  mêmes  associés,  indulgence  qu'ils  pour- 
ront gagner  une  fois  par  mois,  le  jour  qu'ils  voudront,  à  la 
condition  que,  sincèrement  repentants,  ils  se  confessent  et 
reçoivent  la  sainte  communion  dans  quelque  église  ou  ora- 
toire public,  et  que,  visitant  ensuite  dévotement  cette  même 
église  ou  oratoire,  ils  y  adressent  à  Dieu  de  ferventes  prières 
pour  la  concorde  des  princes  chrétiens,  pour  l'extirpation 
des  hérésies,  pour  la  conversion  des  pécheurs  et  pour  l'exal- 
tation de  notre  mère  la  sainte  Eghse.  Cette  indulgence  sera 
aussi  apphcable  aux  âmes  du  Purgatoire. 

»  Voulant  en  outre  donner  aux  susdits  associés  un  signe 
de  notre  spéciale  bienveillance,  nous  leur  accordons  toutes 
les  indulgences,  tant  plénières  que  partielles,  que  peuvent 
gagner  les  tertiaires  de  Saint-François  d'Assise,  et  de  notre 
autorité  apostolique,  nous  concédons  qu'ils  puissent  licite- 
ment et  librement  obtenir,  aux  fêtes  de  saint  François  de 
Sales  et  dans  les  églises  des  prêtres  salésiens,  toutes  les  in- 
dulgences que  les  tertiaires  peuvent  gagner  aux  fêtes  et  dans 
les  églises  de  Saint-François  d'Assise,  pourvu  qu'ils  accom- 
pHssent  exactement  dans  le  Seigneur  les  œuvres  de  piété 
enjointes  pour  l'acquisition  de  ces  indulgences.  Et  ce,  no- 
nobstant toute  autre  chose  contraire.  Les  présentes  lettres  ont 
dorénavant  vigueur  à  perpétuité....  » 

Pour  avoir  droit  à  ces  faveurs  et  participer  à  toutes  les 


—  249  — 

bonnes  œuvres  qu'accomplissent  les  enfants  de  dom  Bosco, 
les  conditions  sont  de  se  faire  inscrire  (ce  que  l'on  peut  dès 
l'âge  de  seize  ans),  de  réciter  chaque  jour  un  Pater  et  un  Ave 
en  l'honneur  de  saint  François  de  Sales,  suivant  l'intention 
du  souverain  pontife,  de  s'approcher  souvent  des  sacrements, 
de  faire  chaque  mois,  à  moins  d'empêchement  absolu,  l'exer- 
cice de  la  Bonne  Mort,  enfin  de  vivre  en  bon  chrétien. 

Les  coopérateurs  et  coopératrices  doivent  aussi  soutenir 
les  enfants  abandonnés,  favoriser  les  vocations  religieuses, 
s'occuper  de  répandre  les  bonnes  lectures,  et,  chacun  selon 
ses  facultés,  favoriser  les  œuvres  salésiennes,  soit  en  faisant 
une  offrande  mensuelle  ou  tout  au  moins  annuelle,  soit  en 
recueillant  des  dons  et  des  aumônes.  Les  religieux  les  consi- 
dèrent comme  des  frères  en  Jésus-Christ  et  s'adressent  à  eux 
toutes  les  fois  que  leur  concours  est  nécessaire  (0. 

Lorsque  Léon  XIII,  le  digne  successeur  de  Pie  IX,  prit,  en 
1878,  le  gouvernement  de  l'Eglise  universelle,  il  dit  à  dom 
Bosco  :  «  Pie  IX  a  été  votre  ami,  je  veux  l'être  autant  que  lui; 
il  était  inscrit  au  nombre  de  vos  coopérateurs,  je  revendique 
l'honneur  d'être  le  premier  sur  la  liste.  »  Afin  de  lui  bien 
marquer  sa  bienveillance,  il  nomma  le  cardinal  Laurent  Nina 
«  protecteur  de  la  pieuse  Société  salésienne.  » 

Dom  Bosco  adressait  tous  les  ans  à  ses  collaborateurs,  par 
la  voie  du  Bulletin,  une  lettre  ou  rapport  destiné  à  leur  rendre 
compte  des  travaux  de  l'année  précédente  et  à  ranimer  leur 
zèle. 

«  Au  nom  du  ciel,  qui  doit  être  votre  récompense,  leur  écri- 
vait-il un  jour,  au  nom  de  ces  pauvres  petits  êtres  qui  ne 
peuvent  vous  tendre  la  main,  au  nom  du  Christ  qui  a  promis 
une  éternité  de  bonheur  à  ceux  qui  soulageront  leur  détresse, 
n'oubliez  pas  l'œuvre  que  nous  avons  entreprise ,  ne  perdez 
jamais  de  vue  vos  jeunes  protégés  !  Si  vous  faites  pour  eux 
tout  ce  qui  est  en  votre  pouvoir,  si  vous  dépassez  même  les 

(1)  Les  personnes  qui  désireraient  des  renseignements  plus  complets  les  trouve- 
ront à  la  direction  des  coopérateurs  salésiens,  à  Turin,  place  Marie-Auxiliatrice,  et 
dans  tous  les  établissements  salésiens. 


—  2S0  — 

limites  de  ce  que  vos  moyens  vous  permettent  de  faire,  il  vous 
reste  encore  celui  de  nous  recommander  aux  personnes  cha- 
ritables que  vous  connaissez;  faites-nous  de  nouveaux  coopé- 
rateurs,  parlez  souvent  du  bien  qui  peut  en  résulter  pour 
eux-mêmes  et  pour  la  société.  Formez  une  espèce  de  ligue 
qui  arrêtera  les  progrès  de  la  démagogie,  de  l'immoralité  et 
du  scandale  affreux  d'une  jeunesse  dissolue  qui  marche  à 
grands  pas  vers  l'athéisme.  Et  quand  vous  avez  fait  tout  ce 
que  l'amour  de  la  religion  inspire  aux  grandes  âmes,  soyez 
assurés  qu'il  vous  reste  encore  quelque  bien  à  accomphr.  » 

Dans  une  autre  lettre,  commentant  ces  paroles  du  Sauveur  : 
«  Faites-vous  des  amis  avec  les  richesses  injustes,  afin  qu'ils 
vous  reçoivent  dans  les  demeures  éternelles,  »  il  dit  : 

«  Ces  amis,  ce  seront  les  nombreux  enfants  arrachés  à  la 
perdition  et  sauvés  par  votre  charité  ;  ce  seront  les  chrétiens 
et  les  païens  convertis;  ce  seront  les  petits  enfants  des  infi- 
dèles baptisés  et  devenus  de  petits  anges  du  paradis  ;  ce  se- 
ront les  pères  et  les  mères  de  tant  d'enfants  ramenés  dans  le 
chemin  de  la  vertu  et  dans  leurs  bras  dans  le  ciel  ;  ce  seront 
les  anges  gardiens  de  toutes  ces  âmes,  déjà  admises  ou  qui 
viendront  plus  tard  en  leur  compagnie  par  vos  soins;  ce  se- 
ront les  saints  et  les  saintes  qui  se  réjouiront  de  voir  aug- 
menter, grâce  à  vous,  le  nombre  de  leurs  frères  et  de  leurs 
sœurs;  enfin,  ces  amis  seront  la  bienheureuse  Vierge,  Dieu 
le  Père,  Fils  et  Saint-Esprit,  que  vous  aurez  mieux  fait  con- 
naître, aimer  et  glorifier  sur  la  terre.  » 

Toutefois  ce  serait  mal  connaître  l'infirmité  humaine  que 
d'attribuer  uniquement  à  la  pure  charité,  au  moins  dans  le 
début,  l'émulation  qui  s'établit,  en  fait  de  sacrifices  et  d'es- 
prit de  dévouement,  entre  dom  Bosco  et  ses  coopérateurs.  Les 
grâces  insignes,  généralement  spirituelles,  quelquefois  tem- 
porelles, dont  il  plut  au  ciel  de  favoriser  les  bienfaiteurs  des 
Salésiens,  y  furent  bien  aussi  pour  une  part.  Combien  de  chré- 
tiens, en  effet,  s'abstiennent  de  donner  largement,  par  crainte 
de  manquer  eux-mêmes  !  Ils  oublient  cet  oracle  de  l'Esprit- 
Saint  :  «  Celui  qui  a  pitié  du  pauvre  prête  au  Seigneur  à  in- 


—  251  — 

térêt  ;  celui  qui  donne  au  pauvre  ne  tombera  pas  dans  l'indi- 
gence. » 

Il  faut  citer  encore  quelques  traits  'sortant  de  l'ordinaire. 
Nous  sommes  loin  de  les  connaître  tous,  et  il  en  est  que  nous 
connaissons  et  que  nous  croyons  devoir  omettre,  pour  échap- 
per à  la  monotonie.  On  cite,  par  exemple,  la  guérison  d'une 
demoiselle  Gantonô  Geva,  des  environs  de  Turin  ;  celle  d'un 
paralytique  dans  l'église  de  Notre-Dame  Auxiliatrice  de  Turin, 
le  4  juin  1874;  celle  de  deux  jeunes  filles  presque  aveugles,  de 
Fénestrelle  ;  celle  de  la  femme  d'un  officier  qui,  dans  sa  joie, 
apporta  à  dom  Bosco  un  bracelet  d'or,  le  24  mai  1878, 
celle  de  M""'  Paul-Noël  le  Mire,  fille  de  M.  le  Mire,  de 
Lyon  ;  mais  l'écrivain  est  obligé  4'éviter  les  récits  trop  uni- 
formes. 

Un  jour,  dom  Bosco  cherchait  à  se  procurer  12,000  fr.,  doni 
il  avait  absolument  besoin.  La  tête  fatiguée  de  ses  vaines  re- 
cherches, il  sort  et  va  respirer  l'air  du  dehors,  un  peu  à  l'aven- 
ture. 

A  peine  a-t-il  fait  quelques  pas  qu'une  femme  l'aborde  : 

«  Gomment  !  vous  ici  !  Mon  maître,  qui  est  au  plus  mal, 
se  désole  de  ne  pas  vous  voir  ;  on  vous  disait  absent. 

—  Conduisez-moi  chez  votre  maître.  » 

Il  arrive,  trouve  le  maître  au  lit,  en  proie  à  une  fièvre  vio- 
lente, et,  dès  l'abord,  l'invite  à  avoir  confiance. 

On  a  remarqué  souvent  que  lorsqu'il  pressentait  une  gué- 
rison, il  avait  l'habitude  de  parler  ainsi  de  la  confiance;  au 
contraire,  s'il  prévoyait  un  dénouement  fatal,  il  exhortait  à 
la  résignation.  Aussi  l'on  était  très  attentif  au  sens  de  ses 
naroles,  afin  d'en  tirer  une  induction. 

Le  malade,  réconforté  par  sa  présence,  se  sentit  mieux  aus- 
sitôt. Au  bout  d'une  demi-heure  il  se  levait  et  portait  à  dom 
Bosco  12,000fr.;  ce  n'étaient  pas  11, 000  ni  13,000  que  le  saint 
homme  cherchait;  c'était  exactement  la  somme  apportée  par 
le  malade  guéri. 

Saint-Pierre  d'Arène  (en  italien  San  Pier  d'  Arena  ou  San- 
pierdareria)  est  une  ville  assez  considérable  du   golfe   de 


-  252  — 

Gênes,  où  la  religion  était  peu  florissante  avant  l'arrivée  de 
dom  Bosco.  Un  seul  curé  y  suffisait  pour  administrer  une  pa- 
roisse de  30,000  âmes;  l'église  était  presque  déserte;  en 
revanche,  il  y  avait  trois  loges  maçonniques. 

La  femme  d'un  employé  du  chemin  de  fer,  mère  de  cinq 
enfants,  tomba  malade  et  fut  condamnée  par  les  médecins. 
Le  curé  se  présenta.  «  Je  ne  veux  pas  du  curé,  dit-elle  ;  si 
je  me  confessais,  ce  serait  à  dom  Bosco,  mais  à  aucun  autre 
prêtre.  »  Le  mari,  auquel  la  confession  importait  peu,  ne 
voulut  pas  la  contrarier  ;  supposant  d'ailleurs  que  dom  Bosco 
ne  se  dérangerait  pas  pour  une  femme  à  confesser,  à  soixante 
lieues  de  sa  résidence. 

Mais  au  premier  avis,  dom  Bosco  accourut. 

La  malade  éprouva  un  premier  soulagement  rien  qu'à  le 
voir  entrer  dans  sa  chambre.  Il  l'exhorta  à  se  confier  en  Notre- 
Dame  Auxiiiatrice  et  la  confessa.  «  Pour  la  communion,  dit- 
il,  nous  serons  plus  à  l'aise  à  l'éghse.  Je  compte  rester  ici 
plusieurs  jours  ;  je  vais  dire  une  messe  et  faire  prier  mes  en- 
fants pour  vous  ;  venez  donc,  un  de  ces  matins,  et  je  vous 
donnerai  la  sainte  communion.  » 

Ces  paroles  firent  au  mari  l'effet  d'une  plaisanterie  hors  de 
saison.  «  Ne  voyez-vous  pas  que  cette  femme  est  mourante  ?  » 
s'écria-t-il  indigné^ 

Dom  Bosco,  sans  s'émouvoir,  lui  répéta  que  Notre-Dame 
Auxiiiatrice  peut  tout.  «  Et  si  vous  vouliez  la  prier  avec  nous, 
ajouta-t-il,  peut-être  obtiendrions-nous  votre  guérison  avec 
celle  de  votre  femme. 

—  La  mienne?  Mais  je  ne  suis  pas  malade,  moi  !  » 

Dom  Bosco,  au  lieu  de  répliquer,  se  mit  à  genoux  et  récita 
un  Pater,  un  Ave  et  un  Salve  Regina.  Le  mari,  presque  auto- 
matiquement, s'agenouilla  aussi. 

«  Il  faudra  dire  ces  prières  bien  régulièrement  jusqu'à 
Noël,  »  recommanda  le  bon  prêtre  (on  était  au  6  décembre 
1872);  et  il  se  retira  après  avoir  passé  une  médaille  au  cou  de 
la  malade  et  en  avoir  fait  accepter  une  au  mari. 

Peu  de  jours  après,  l'employé  était  à  l'église,  de  grand  ma- 


—  2b3  — 

tin,  avec  sa  femme  guérie,  qui  recevait  la  communion  des 
mains  de  dom  Bosco. 

«  J'attends  maintenant  avec  confiance  la  deuxième  guéri- 
son,  »  dit  doucement  le  saint  homme.  Le  mari  comprit,  il  se 
confessa  et  devint  un  chrétien  intrépide  et  fervent. 

La  ville  fut  profondément  remuée  par  le  bruit  de  cette 
double  merveille.  D'éclatantes  conversions  eurent  lieu, 
l'église  cessa  d'être  vide  ;  le  curé  fut  obligé  de  réclamer  trois 
vicaires  pour  l'aider. 

Dom  Bosco  ne  s'éloigna  point  sans  laisser  une  fondation 
après  lui.  On  lui  offrit  une  maison  ;  il  l'accepta  et  bâtit  à  côté 
une  grande  et  belle  éghse.  Aujourd'hui  une  douzaine  de 
prêtres  salésiens  travaillent  avec  succès  à  régénérer,  surtout 
par  l'éducation  delà  jeunesse,  Sanpierdarena. 

Un  riche  marquis  disait  un  jour  à  dom  Bosco  :  «  Mon  père, 
je  voulais  faire  quelque  chose  pour  vous  ;  mais  voici  qu'on 
m'annonce  la  perte  d'une  somme  de  20,000  fr.,  sur  laquelle 
je  comptais. 

—  Et  si  vous  recouvriez  cette  somme,  que  feriez-vous?  de- 
manda dom  Bosco. 

—  Je  vous  en  donnerais  la  moitié;  mais  à  quoi  bon  faire 
le  généreux  en  paroles?  Mon  homme  d'affaires  est  très  habile 
et  point  du  tout  alarmiste;  ni  vous  ni  moi  n'aurons  jamais 
un  sou  de  ces  20,000  fr. 

—  Qui  sait?  monsieur  le  marquis,  c'est  pour  mes  enfants, 
je  vais  les  mettre  en  prières  pour  votre  créance.  » 

Quelques  jours  après  le  marquis  envoyait  5,000  fr.  à  l'Ora- 
toire •• 

«  Voici  la  moitié  de  ce  que  j'ai  reçu  ce  matin,  et  que  je  n'at- 
tendais guère;  si  le  reste  arrive,  nous  partagerons  encore.  » 

Le  reste  arriva,  et  le  marquis  s'exécuta  loyalement. 

Un  général,  résidant  à  Turin  et  se  trouvant  au  plus  mal, 
demanda  à  voir  dom  Bosco.  Celui-ci  vint,  le  confessa  et,  à  la 
grande  surprise  de  la  famille  et  des  médecins,  l'invita  à  venir 
faire  la  communion  le  surlendemain  24  mai,  fête  de  Notre- 
Dame  AuxiUatrice. 


—  254  — 

Le  lendemain  23,  l'état  du  général  empira;  la  mort  parais- 
sait imminente.  On  courut  au  Valdocco,  à  huit  heures  du 
soir. 

Dom  Bosco  avait  passé  au  confessionnal  toute  cette  jour- 
née, veille  d'une  grande  fête;  il  n'avait  même  pas  fini  et  était 
entouré  de  beaucoup  d'enfants  qui  attendaient  leur  tour. 

«  Vite,  vite,  mon  père,  venez,  et  puissions-nous  ne  pas 
arriver  trop  tard  !  » 

Dom  Bosco  montra  ses  enfants  et  déclara  qu'il  ne  pouvait 
pas  les  renvoyer. 

«  Alors,  mon  père,  nous  allons  chercher  un  autre  prêtre 
pour  donner  l'extrême-onction. 

—  Non,  vous  direz  au  général  de  m'attendre  pour  mou- 
rir.... s'il  doit  mourir;  qu'il  invoque  Marie  Auxiliatrice  et 
prenne  patience;  j'irai  dès  que  j'aurai  fini.  » 

Et  il  continua  jusqu'à  onze  heures.  Alors  il  se  rendit  au 
réfectoire  ;  mais  on  l'arrêta  :  on  l'attendait  à  la  porte  avec 
une  voiture. 

«  Je  veux  bien,  fit-il  observer  ;  mais  je  n'ai  rien  pris  de- 
puis midi,  et  demain  il  faut  que  je  retourne  au  confessionnal 
à  cinq  heures  du  matin  et  que  je  dise  la  messe.  Si  je  ne 
prends  rien  maintenant,  il  sera  trop  tard  après  minuit.... 

—  Venez  toujours,  mon  père,  à  la  maison  vous  trouverez 
tout  ce  qu'il  vous  faudra.  » 

On  monte  en  voiture  et,  dès  que  dom  Bosco  parait  chez  le 
général  : 

«  Ah  !  mon  père,  pourvu  que  vous  soyez  encore  à  temps  ! 

—  Gens  de  peu  de  foi  !  Doutez-vous  que  Marie  Auxiliatrice, 
si  elle  le  désire,  puisse  mettre  le  général  en  état  de  venir 
communier  demain  à  son  église,  comme  je  vous  l'ai  annoncé? 
Il  est  près  de  minuit;  donnez-moi  quelque  chose  à  manger, 
je  vous  prie.  » 

Il  se  mit  à  table,  avec  son  calme  habituel.  La  collation  ter- 
minée, il  entra  dans  la  chambre  du  malade  et  le  trouva  dans 
un  état  d'engourdissement  et  d'immobilité  aue  l'entourage 
prenait  po^Jr  un  présa^te  de  mort. 


—  2o5  — 

Il  redemanda  la  voiture  et  repartit. 

Quant  au  général,  il  dormait,  tout  simplement. 

Le  lendemain,  de  grand  matin,  il  appela  son  fils  : 

«  Aide-moi  à  m'habiller;  il  est  convenu  avec  dom  Bosco 
qu'il  me  donnera  la  sainte  communion  dans  son  église  de 
Marie-Auxiliatrice. 

—  Mais,  dit  le  fils,  jamais  vous  ne  pourrez.,.. 

—  Aide-moi,  te  dis-je,  c'est  convenu  avec  dom  Bosco.  » 
Celui-ci  revêtait  les  ornements  sacerdotaux  pour  dire  sa 

messe,  lorsque  le  général  parut  à  la  sacristie.  Il  était  telle- 
ment défait  que  dom  Bosco,  tout  d'abord,  ne  le  reconnut  pas 
et  lui  demanda  ce  qu'il  désirait. 

«  Je  désire  me  confesser,  avant  de  communier  à  votre 
m.esse,  comme  c'est  convenu.      » 

—  Convenu!  mais  qui  étes-vous  donc?....  Ah!  louée  soit  la 
toute-puissante  Mère  de  Dieu  :  le  général  qui  était  si  pressé 
de  mourir  hier  soir. ...  Mais  vous  n'avez  pas  besoin  de  confes- 
sion nouvelle,  vous  en  avez  fait  une  avant-hier. 

—  Pardon,  mon  père,  j'ai  manqué  de  foi,  je  veux  être 
absous  de  ce  péché.  » 

Dom  Bosco  le  réconcilia,  lui  donna  la  sainte  communion, 
et  le  général  rentra  chez  lui  en  parfait  état. 

Voici  maintenant  l'histoire  d'une  vocation  des  plus  tar- 
dives. 

Le  comte  Cays  de  Giletta,  ancien  député  piémontais,  avait 
soixante- trois  ans.  Veuf  et  ayant  marié  son  fils  unique,  il 
songeait  vaguement  à  entrer  dans  les  ordres  et  sollicitait  de 
dom  Bosco  une  décision  qui  ne  venait  pas. 

Le  23  mai  1877,  veille  de  la  fête  de  Notre-Dame  Auxilia- 
trice,  il  attendait  dans  l'antichambre  de  dom  Bosco.  Cette  anti- 
chambre était  pleine  de  visiteurs;  chacun  passait  à  son  tour, 
et  celui  du  comte  arrivait,  lorsque  son  attention  fut  attirée 
par  une  femme  de  la  campagne  qui  attendait  comme  lui  et 
qui  tenait  sur  ses  genoux  une  petite  fille  de  dix  ans,  estropiée 
par  les  convulsions,  incapable  de  se  tenir  ni  debout  ni  as- 
sise, et  qui  glissait  à  chaque  instant  comme  une  masse  inerte. 


—  256  — 

«  Vous  voulez  parler  à  dom  Bosco  ?  demanda  le  comte  à  la 
paysanne. 

—  Oui,  Monsieur,  mais  je  vois  bien  que  ce  ne  sera  pas  pour 
aujourd'hui,  et  je  m'en  vais  :  mon  enfant  n'en  peut  plus. 

—  Je  vous  cède  mon  tour,  >  dit  le  comte.  Et,  élevant  son 
âme  dans  une  fervente  prière,  il  ajouta  en  dedans  de  lui- 
même  :  «  Si  je  vois  cette  enfant  sortir  guérie,  ce  sera  pour 
moi  un  signe  que  Dieu  m'appelle,  et  je  n'hésiterai  plus.  » 

Dom  Bosco  entr'ouvrit  sa  porte;  la  mère  entra,  soutenant 
l'enfant,  et  la  porte  se  referma. 

«  La  pauvre  petite  paraît  bien  malade,  dit  le  saint  prêtre  ; 
comment  l'appelez-vous? 

—  Joséphine  Longhi. 

—  Ayez  bon  espoir,  ma  bonne  ;  tâchez  de  faire  mettre 
l'enfant  à  genoux,  je  vais  invoquer  sur  elle  le  secours  de 
Marie-Auxiliatrice.  Faites-lui  faire  le  signe  de  la  croix.... 
Non,  pas  avec  la  main  gauche,  mais  avec  la  droite. 

—  Elle  ne  peut  pas  se  servir  de  sa  main  droite,  observa  la 
mère. 

—  Laissez,  laissez-la  essayer  ;  allons,  petite,  soulève  ton 
bras,  porte  la  main  au  front,  comme  cela,  ensuite  à  la  poi- 
trine.... bravo,  maintenant  à  l'épaule  gauche,  puis  à  l'épaule 
droite.  C'est  fort  bien,  mais  tu  n'as  pas  prononcé  les  paroles  ; 
dis  avec  moi  :  «  Au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint- 
Esprit.  Ainsi  soit-il.  » 

Et  sous  les  yeux  de  sa  mère,  qui  croyait  rêver,  l'enfant 
paralytique,  muette  depuis  un  mois,  obéit  docilement,  puis 
se  mit  à  crier  :  «  0  maman,  la  sainte  Vierge  m'a  guérie  I  » 

En  l'entendant  parler,  la  mère  se  mit  à  pleurer  de  joie. 

«  A  présent,  continua  dom  Bosco,  il  s'agit  de  remercier  la 
sainte  Vierge;  récitons  l'^ue  Maria.  » 

Joséphine  Longhi  récita  cette  prière  d'une  voix  bien  dis- 
tincte et  avec  beaucoup  de  dévotion  ;  mais  ce  n'était  pas  encore 
tout;  il  restait  à  vérifier  si  elle  pouvait  se  tenir  debout  et 
marcher  sans  être  soutenue.  Dom  Bosco  l'invite  à  se  promener 
dans  la  chambre;  elle  en  fait  plusieurs  fois  le  tour  d'un  pas 


—  257  — 

libre  et  bien  assuré.  En  un  mot  la  guérison  était  parfaite,  et 
elle  s'était  opérée  de  la  façon  la  plus  prodigieuse.  A  ce  mo- 
ment, l'heureuse  petite  fille,  ne  pouvant  plus  contenir  l'élan 
de  la  reconnaissance  qui  débordait  de  son  cœur,  ouvre  la 
porte  de  l'antichambre,  se  présente  aux  personnes  qui,  peu 
de  minutes  auparavant,  l'avaient  vue  traînée  avec  tant  de 
peine,  boiteuse  et  muette,  puis  avec  une  assurance  supérieure 
à  son  âge  et  un  accent  qui  semb  ait  inspiré  : 

«  Messieurs,  dit-elle,  remerciez  avec  moi  la  très  sainte 
Vierge;  sa  miséricorde  m'a  guérie.  Voyez  :  je  remue  la  main, 
je  marche  ;  je  n'ai  plus  aucun  mal.  » 

Ce  spectacle  et  ces  paroles  produisirent  une  émotion  indes- 
criptible. Tous  entourèrent  la  jeune  enfant;  l'un  pleurait, 
l'autre  priait,  un  autre  s'écriait  i  0  grand  Dieu  !  0  Marie  !  Oh  I 
quel  miracle  1  0  heureuse  jeune  fille  ! 

Dom  Bosco  lui-même  était  si  impressionné  qu'il  tremblait 
de  la  tête  aux  pieds.  Après  être  demeurée  pendant  quelques 
minutes  l'objet  de  l'admiration  et  de  la  joie  de  tout  le  monde, 
la  jeune  fille  sortit  avec  sa  mère  de  la  chambre  de  dom  Bosco; 
toutes  deux  se  rendirent  de  nouveau  devant  l'autel  de  Marie- 
Auxiliatrice,  et,  plus  par  leurs  larmes  que  par  leurs  paroles, 
la  remercièrent  de  la  faveur  obtenue. 

Le  comte  avait  le  signe  qu'il  demandait.  «  La  sainte  Vierge 
a  parlé,  disait-il,  je  dois  être  Salésien.  »  Il  entra  au  noviciat 
et  rendit,  comme  prêtre,  de  signalés  services,  jusqu'au 
4  octobre  1882,  jour  où  Dieu  l'appela  à  lui. 

Quant  à  la  jeune  Joséphine  Lônghi,  elle  est  devenue,  elle 
aussi,  membre  de  la  famille  salésienne,  en  quahté  de  fille  de 
Marie-Auxiliatrice. 

Terminons  par  un  trait  plus  extraordinaire  encore,  que 
rapporte  M^"  Marcel  Spinola  y  Maestre,  évêque  de  Milo.  Nous 
traduisons  de  l'espagnol  : 

Un  jeune  homme  qui,  bien  qu'élevé  pieusement  à  l'Oratoire 
de  Saint-François  de  Sales,  avait  eu  le  malheur  de  perdre  la 
foi,  était  à  l'article  de  la  mort,  à  Rome,  et  refusait  obstiné- 
ment de  se  confesser.  Dom  Bosco  en  fut  prévenu.  La  triste 

DOU  BOSCO.  17 


—  258  — 

nouvelle  vint  le  trouver  à  Florence.  Sans  le  moindre  délai  il 
se  mit  en  route  pour  Rome  ,  mais  il  arriva  tard  et,  lorsqu'il 
entra  dans  la  chambre  du  malade,  celui-ci  n'était  plus. 

On  comprend  l'anxiété  de  la  famille  tandis  que,  le  malade 
luttant  contre  son  mal,  on  se  demandait  si  son  vieux  maître 
arriverait  à  temps,  aussi  bien  que  la  désolation  qui  succéda  à 
l'anxiété,  quand  tout  le  monde  se  fut  convaincu  qu'il  ne  restait 
plus  rien  à  faire.  Il  n'y  avait  que  dom  Bosco  qui  gardât  son 
calme.  «  Laissez-moi  seul,  dit-il  à  ceux  qui  l'entouraient; 
et,  après  avoir  prié  avec  ferveur,  il  se  tourna  vers  le  défunt 
et,  d'un  ton  impératif,  cria  par  trois  fois  :  «  Charles,  lève- 
toi  !  » 

Le  mort  se  leva,  se  confessa  et,  en  présence  de  ses  parents 
et  de  ses  voisins  stupéfaits,  reçut  la  sainte  communion.  Ce 
dernier  acte  achevé,  dom  Bosco  embrassa  tendrement  son 
ancien  élève  et  lui  dit  :  «  Mon  enfant,  tu  es  en  état  de  grâce, 
jtu  tiens  le  ciel  ouvert  ;  veux-tu  y  aller,  ou  rester  avec  nous? 
' —  Je  veux  aller  au  ciel,  »  répondit  le  jeune  homme.  Et  il 
laissa  retomber  sa  tête  :  il  était  de  nouveau  un  cadavre  C^). 

(1)  Dom  Bosco  y  su  obra,  por  el  obispo  de  Milo,  p.  47. 


CHAPITRE  XXII. 


DOM  BOSCO  DANS  LE  MIDI  DE  LA  FRANCE.  —  ANECDOTES. 


i  Le  succès,  qui  est  pour  toutes  les  œuvres  des  hommes  un 
puissant  aiguillon,  apportait  chaque  année  de  nouveaux  en- 
couragements à  l'Institut  de  Saint-François  de  Sales.  En  même 
temps  qu'il  envoyait  des  missionnaires  au  delà  de  l'océan 
Atlantique,  l'Institut  avait  traversé  la  frontière  franco-ita- 
lienne. Entre  le  httoral  du  golfe  de  Gênes,  déjà» semé  d'éta- 
blissements salésiens,  et  celui  du  golfe  de  Marseille,  la  dis- 
tance était  trop  faible  pour  n'être  pas  bientôt  franchie. 

La  gracieuse  ville  de  Nice  fut  la  première  qui  donna  l'hos- 
pitalité aux  Salésiens,  sur  le  territoire  français.  L'évêque, 
W"  Sola,  M.  Michel,  avocat,  et  le  baron  Héraut  prirent 
l'initiative.  On  loua  trois  chambres,  et  l'on  commença  aussi 
pauvrement  qu'au  Valdocco.  DomRonchail  fut  envoyé  du  col- 
lège d'Alassio,  avec  sept  francs  en  poche,  pour  la  fondation  ; 
deux  ans  après  on  acheta  la  villa  Gauthier,  qui  devint  le 
Patronage  Saint-Pierre,  ainsi  appelé  à  cause  du  prénom  de 
l'évêque. 

Les  débuts  de  ce  premier  Oratoire  furent  d'ailleurs  encou- 
ragés par  l'autorité  municipale. 

Une  centaine  d'enfants  y  trouvèrent  place  au  bout  de  peu  de 
temps  ;  les  ateliers  d'arts  et  métiers  fonctionnèrent  comme  au 
Valdocco,  et  l'imprimerie  de  Saint-Pierre  de  Nice,  d'où  sortit, 
depuis  1879,  l'édition  française  du  Bulletin,  peut  être  appe- 
lée la  sœur  et  l'émule  de  l'imprimerie  salésienne  de  Turin. 


—  260  -  - 

La  seconde  fondation  eut  lieu  à  Marseille.  Dom  Bosco  dési- 
rait avoir  dans  cette  métropole  maritime  un  pied-à-terre 
pour  ses  expéditions  à  Buenos-Ayres.  Il  s'adressa  à  M^""  Place, 
alors  évêque  de  Marseille,  qui  immédiatement  insista  pour 
l'installation  de  quelque  chose  de  mieux  qu'un  simple  pied- 
à-terre.  Marseille  occupe,  en  effet,  une  belle  place  dans  les 
annales  du  développement  scolaire  catholique  ;  mais  là, 
comme  dans  toutes  nos  grandes  villes,  les  statistiques  de  la 
persévérance  présentent  des  chiiîres  effrayants.  Que  devien- 
nent, par  exemple,  ces  légions  d'enfants  qui,  depuis  leur 
sixième  jusqu'à  leur  treizième  ou  quatorzième  année,  fré- 
quentent les  écoles  catholiques  entretenues  à  si  grands  frais 
par  ia  charité?  Au  lendemain  de  leur  première  communion, 
ils  sont  engloutis  dans  le  gouffre  immense  d'ateliers  infestés 
de  sociétés  secrètes.  Tous  ne  sont  pas  immédiatement,  il  est 
vrai,  soustraits  aux  salutaires  influences  qui,  la  veille  encore, 
suffisaient  à  leur  rappeler  qu'ils  sont  des  hommes  et  qu'ils 
ont  une  âme.  Les  œuvres  de  persévérance  fondées  par  l'abbé 
Jean-Joseph  Allemand,  celle  des  Jeunes  Apprentis,  par  un 
officier  supérieur  de  marine,  le  commandant  Lyon,  celle  des 
Orphehns  du  choléra,  par  le  chanoine  Vitagiiano,  tout  cela 
exerce  une  certaine  action  ;  mais  cette  action  n'étant  qu'inter- 
mittente, les  résultats  ne  sont  jamais  que  partiels.  La  masse, 
ou  peut  le  dire,  oublie  tout,  jusqu'au  chemin  qui  conduit  à 
l'église  de  la  première  communion  (i).  Ainsi,  à  Turin  (et  il  l'a 
répété  bien  souvent),  dom  Bosco,  malgré  les  résultats  conso- 
lants obtenus  dans  les  réunions  hebdomadaires  de  la  prairie, . 
ne  fut  satisfait  et  n'eut  la  conscience  d'avoir  accomph  un  tra-  ' 
vail  sérieux  que  le  jour  où  des  ateliers  furent  enfin  fondés 
chez  lui  ;  car  alors  il  n'y  eut  plus  un  seul  instant  dans  lequel 
le  jeune  ouvrier  ne  fût  directement  sous  son  regard  paternel, 

Un  groupe  de  fervents  cathohques,  sous  l'inspiration  de 
M.  Clément  Guiol,  curé  de  Saint-Joseph,  et  celle  de  son  frère  l^)^ 


(1)  Dom  Bosco  et  l'Oratoire  Saint-Léon,  à  Mameille,  par  l'abbé  L.  Mendre,  p.  36. 

(2)  Décédé  recteur  des  Facultés  catboliques  de  Lyon. 


—  261  - 

offrit  à  dom  Bosco  une  maison  dans  la  rue  Beaujour.  Des  Salé- 
siens  en  prirent  possession  le  2  juillet  1878.  La  nouvelle  rési- 
dence reçut  le  nom  d'Oratoire  Saint-Léon,  en  l'honneur  du 
pape  Léon  XIIL 

Trois  jours  après  la  fondation  de  l'Oratoire  Saint-Léon  à 
Marseille,  dom  Perrot  et  d'autres  disciples  de  dom  Bosco, 
appelés  par  M^*"  Terris,  évêque  de  Fréjus  et  Toulon,  pre- 
naient la  direction  de  l'Orphelinat  agricole  de  la  Navarre,  près 
la  Grau  d'Hyères. 

Dom  Bosco  visita  en  personne  Marseille  au  mois  de  jan- 
vier, Nice  et  le  domaine  delà  Navarre  au  mois  de  février  1879. 
Dans  cette  dernière  visite,  dom  Perrot  et  lui  se  rappelèrent 
un  songe  qui  datait  de  trois  années  déjà  et  que  nous  ne  de- 
vons pas  omettre. 

Dom  Bosco,  depuis  assez  longtemps,  faisait  coucher  un  de 
ses  ecclésiastiques  dans  une  chambre  contiguë  à  la  sienne. 
Une  nuit  ce  voisin  l'entendit  parler  tout  haut  :  «  Mon  père, 
vous  avez  mal  dormi  ?  lui  demanda-t-il  le  lendemain. 

—  Oui,  répondit  dom  Bosco,  j'ai  fait  un  songe  :  j'étais  dans 
une  campagne,  au  milieu  d'enfants  dont  les  uns  jouaient,  les 
autres  labouraient  la  terre,  mais  aucun  ne  parlait  italien.  Ils 
avaient  pour  surveillants  des  prêtres  de  Saint-François  de 
Sales  ;  cette  maison  était  donc  nôtre  ;  mais  où  peut-elle  bien 
se  trouver  ?  » 

Dom  Bosco  reçut  le  jour  même  une  première  indication  sur 
la  signification  de  ce  rêve  :  la  poste  lui  apporta  les  premières 
propositions  de  M^'  Terris,  concernant  la  Navarre. 

Mais  lors  de  sa  visite,  quand  les  enfants,  sous  la  conduite 
de  dom  Perrot,  vinrent  au-devant  de  lui  jusqu'aux  limites 
de  la  propriété,  il  fut  frappé  de  l'aspect  du  terrain  et  des 
bâtiments  et  dit,  après  les  avoir  examinés  avec  une  grande 
attention  : 

«  Je  reconnais  cet  endroit,  c'est  celui  que  j'ai  vu  en  songe.  » 

Dom  Perrot  l'avait  déjà  entendu  parler  de  ce  songe,  et 
même  en  avait  noté  les  circonstances  au  moment  où  il  avait 
eu  lieu  : 


—  262  - 

«  Vous  reconnaissez  cette  maison,  ce  paysage,  mon  père  ? 

—  Sans  aucune  hésitation,  dit  dom  Bosco  ;  je  reconnais 
même  la  voix  de  l'enfant  qui  vient  de  chanter,  car  il  chantait 
aussi  dans  mon  rêve.  » 

Et  pour  conclusion,  il  s'écria  :  «  Louée  soit  Notre-Dame 
Auxiliatrice  !  » 

A  Nice,  il  réunit  les  coopérateurs  et  coopératrices  de 
Saint-François  de  Sales,  et  leur  exposa  ses  plus  récentes  et 
ses  prochaines  entreprises  : 

«  Ce  Patronage  de  Saint-Pierre,  où  nous  sommes  réunis, 
dit-il,  a  un  extrême  besoin  d'être  agrandi  pour  recevoir  plus 
d'enfants;  mais  surtout,  il  faut  bâtir  une  église;  cette  cha- 
pelle n'est  que  provisoire  ;  on  s'est  servi  de  deux  salles  pour 
la  faire  ;  ce  n'est  pas  du  tout  convenable. 

»  Ne  vous  effrayez  pas,  mes  chers  coopérateurs,  à  l'idée  de 
bâtir  à  la  fois  éghse  et  maison.  Je  vous  avouerai  qu'à  Turin 
j'en  suis  encore  à  faire  la  même  chose.  Dans  une  des  der 
nières  visites  que  j'eus  le  bonheur  de  faire  au  grand  pape 
Pie  IX,  je  lui  parlais  du  temple  et  des  écoles  que  les  protes- 
tants ont  élevés  à  Turin,  et  des  efforts  qu'ils  multiplient  pour 
y  attirer  les  enfants  du  peuple. 

»  Pie  IX  me  répondit  avec  vivacité  :  «  Il  faut  mettre  le 
remède  à  côté  du  mal  :  faites  construire  une  église  et  un  asile 
aussi  près  que  possible  de  ce  temple  et  de  ces  écoles  des  pro- 
testants. » 

»  J'étais  déjà  surchargé  d'entreprises  et  de  dettes,  et  cepen- 
dant je  n'eus  pas  un  moment  d'hésitation.  Je  me  mis  à  l'œuvre, 
et  à  présent  les  travaux  sont  tellement  avancés,  que  dans 
un  an  ou  deux  tout  au  plus,  avec  l'aide  de  Dieu,  tout  sera 
achevé. 

»  L'éghse  sera  dédiée  à  saint  Jean  l'Evangéliste,  qui  était 
le  patron  du  grand  Pie  IX,  et  elle  sera  un  monument  élevé  à 
sa  mémoire,  puisque  c'est  lui  qui  en  a  proposé  la  construction, 
^ui  a  été  le  premier  à  donner  une  somme  à  cet  effet,  et  qui  a 
toujours  été  notre  protecteur. 

»  Permettez-moi  d'ajouter   encore  quelques   paroles  qui 


I 


—  263  — 

certainement  vous  feront  plaisir.  La  dernière  fois  que  j'eus  le 
bonheur  de  me  présenter  à  Sa  Sainteté  Léon  XIII,  il  me  dit  : 
«  Chaque  fois  que  vous  parlerez  aux  coopérateurs  salésiens, 
vous  leur  direz  que  je  les  bénis  de  tout  mon  cœur,  que  le  but 
de  la  Société  consiste  à  empêcher  la  ruine  de  la  jeunesse,  et 
qu'ils  ne  forment  tous  qu'un  cœur  et  qu'une  âme  pour  vous 
aider  à  atteindre  la  fin  que  se  propose  la  congrégation  de 
Saint-François  de  Sales.  » 

»  Que  si  vous  désirez  des  nouvelles  plus  générales  du  résul- 
tat de  nos  communs  efforts,  je  vous  dirai  qu'à  l'heure  où  je 
vous  parle,  nous  avons  plus  de  quatre-vingts  maisons  et  que 
plusieurs  autres  vont  s'ouvrir.  Le  nombre  des  enfants  que 
nous  soignons  atteint  bien  près  de  quarante  mille,  dirigés  par 
environ  six  cents  pères  ou  frères  salésiens,  et  soutenus  par 
quinze  mille  coopérateurs  ou  coopératrices  de  Saint-François 
de  Sales.  » 

Dom  Bosco  revint  en  France  l'année  suivante.  Il  passa  le 
mois  de  février  à  Marseille.  L'Oratoire  Saint-Léon,  lorsqu'il 
s'y  trouvait,  était  l'objet  d'un  véritable  pèlerinage.  «  Pour 
donner  une  idée  de  ce  concours  de  visiteurs,  racontait  le  jour- 
nal le  Citoyen  du  21  février  1880,  nous  dirons  que  jeudi,  à 
deux  heures,  au  moment  où  nous  nous  présentions  à  la  porte 
de  la  chambre  de  dom  Bosco,  une  dame,  au  milieu  d'une 
afQuence  considérable,  nous  avoua  qu'elle  était  là  depuis 
huit  heures  du  matin  à  attendre  son  tour.  » 

Voici  un  autre  fait  qui  témoigne  encore  de  cette  action  sur 
les  âmes.  Un  aumônier  d'hôpital  nous  raconte  que,  visitant 
une  salle  de  malades,  la  sœur  lui  en  montra  un  de  loin,  dont 
l'état  était  très  grave,  mais  les  dispositions  très  mauvaises  : 
«  N'y  allez  pas,  mon  père  ;  il  vous  recevrait  mal.  «  L'aumô- 
nier ne  tint  pas  compte  de  cet  avertissement;  il  s'approcha. 
Le  malade  détourna  la  tête  avec  une  expression  haineuse.  Un 
enfant,  son  fils,  sans  doute,  était  à  côté  du  lit.  Le  prêtre  lui 
mit  amicalement  la  main  sur  la  tête  et  lui  offrit  une  médaille. 
«  C'est  une  médaille  de  dom  Bosco,  mon  enfant.  Mets-la  à  ton 
cou.  »  Puis  il  s'éloigna.  Quelques  moments  après,  la  sœur 


—  264  — 

le  rappelle  :  «  Mon  père,  venez  vite;  le  malade  vous 
demande.  »  Et,  en  effet,  au  nom  de  dom  Bosco,  le  pauvre 
homme  s'était  senti  remué.  Un  souvenir  lointain  s'était 
réveillé  en  son  esprit  ;  il  avait  connu  le  saint  autrefois;  cette 
douce  et  vénérable  figure  revenait  devant  ses  yeux,  ranimant 
de  bonnes  pensées  depuis  longtemps  éteintes,  et  dissipant 
les  préventions  accumulées  par  une  vie  de  désordres.  Il  se 
confessa  et  communia.  Avant  de  mourir,  il  recommanda  son 
fils  au  prêtre,  puis  s'éteignit,  calme,  repentant  et  plein  d'es- 
poir dans  la  miséricorde  de  Dieu. 

Ajoutons  que  l'enfant,  placé  dans  un  des  orphelinats  de 
dom  Bosco,  se  montre  plein  de  piété  et  de  bons  sentiments, 
plein  surtout  de  reconnaissance  pour  le  protecteur  à  qui  son 
père  mourant  l'a  confié,  et  dont  les  soins  et  l'affection  persé- 
vérante veillent  toujours  sur  lui. 

N'oublions  pas  non  plus  ce  mot  charmant  : 

Dom  Bosco,  de  passage  à  Nice  en  1880,  réunit  sescoopéra- 
teurs  et  coopératrices  dans  la  modeste  chambre  qui  servait 
alors  de  chapelle  au  Patronage  Saint-Pierre. 

Malgré  l'exiguïté  du  local,  l'assemblée  fut  nombreuse  et 
brillante  ;  le  bon  Père,  à  la  fin,  passa  lui-même  le  plateau 
pour  ses  enfants. 

Un  monsieur  venait  de  déposer  une  pièce  d'or.  «  Dieu  vous 
le  rende!  »  dit  dom  Bosco  d'une  voix  claire.  «  Oh!  s'il  en  est 
ainsi,  qu'il  me  rende  un  peu  plus.  »  Et  le  donateur  mit  dans 
le  plateau  une  seconde  pièce  d'or.  La  quête  produisit  750  fr. 

Dans  sa  circulaire  de  janvier  1881,  voici  comment  dom 
Bosco  s'exprimait  sur  le  progrès  de  ses  œuvres  en  France  : 

«  Plusieurs  de  nos  maisons  ont  pris,  en  1880,  un  tel  déve- 
loppement que  le  nombre  de  nos  élèves  y  a  doublé. 

))  Je  mentionnerai  particulièrement  la  colonie  agricole  de 
la  Navarre,  près  de  Fréjus.  Le  local  a  été  agrandi....  A  Saint- 
Cyr,  près  de  Toulon,  après  de  grandes  difficultés,  nous  avons 
pu  fonder  une  autre  colonie  agricole  pour  les  jeunes  filles 
abandonnées.  Les  sœurs  de  Marie-Auxiliatrice  en  sont  les  di- 
rectrices; elles  forment  leurs  élèves  à  la  science  élémentaire. 


~  26d  — 

aux  travaux  domestiques,  à  la  culture  des  jardins  et  même 
des  champs,  selon  leur  âge  et  leurs  forces. 

»  L'orphelinat  de  Nice  a  reçu  aussi  une  notable  augmenta- 
tion. 

«  La  nécessité  nous  a  imposé  l'obligation  de  donner  à 
l'Oratoire  de  Saint-Léon,  à  Marseille,  des  proportions  excep- 
tionnelles. Grâce  aux  nouvelles  constructions,  nous  avons  pu 
tripler  le  nombre  des  élèves. 

»  Une  nouvelle  colonie  agricole  vient  d'être  fondée  sur  les 
terres  de  Mogliano,  entre  Venise  et  Trévise....  » 

Dom  Bosco  continua,  jusqu'en  1886,  à  visiter  ses  établisse- 
ments du  midi  de  la  France  et  les  principaux  bienfaiteurs  de 
son  œuvre  à  Menton,  Monaco,  Nice,  Cannes,  Toulon,  Mar- 
seille. Ce  climat,  l'hiver,  convenait  à  sa  santé,  qui  commençait 
à  réclamer  quelques  ménagements. 

Dès  lors,  en  effet,  il  traînait  un  peu  la  jambe,  il  avait  des 
varices,  et  souffrait  tellement  des  yeux  qu'il  avait  été  dis- 
pensé par  le  souverain  pontife  de  réciter  son  bréviaire. 

Mais  d'autres  raisons  l'appelaient  :  c'étaient  les  besoins 
pressants,  les  besoins  immenses  et  insatiables  de  fondations 
qui  n'avaient  pour  revenus  que  les  dons  de  la  charité  pu- 
blique- 

Le  passage  de  dom  Bosco  était  pour  chacune  d'elles  le  mo- 
ment de  la  moisson. 

Voici  quelle  était  alors  la  vie  que  menait  le  véritable  ser- 
viteur de  Dieu  et  des  enfants  abandonnés  : 

Il  se  levait  à  sept  heures,  terminait  sa  messe  à  huit  heures, 
déjeunait  rapidement  et  se  rendait  dans  sa  chambre,  réguliè- 
rement assiégée  par  de  nombreux  visiteurs.  Il  recevait  jus- 
qu'à midi,  venait  dîner,  et  reprenait  ses  audiences  d'une 
heure  à  huit  heures  du  soir,  à  moins  qu'il  ne  se  rendît  en' 
ville.  Il  soupait  avec  la  communauté,  toujours  gai,  toujours 
gracieux,  et  ne  négligeant  pas  l'occasion  de  placer  un  bon 
mot. 

Dans  une  conférence  on  lui  parlait  de  ses  miracles  :  «  Non, 
dit-il,  dom  Bosco  ne  fait  pas  de  miracles;  mais  j'avoue  que 


—  266  — 

Dieu  s'est  plu  à  récompenser  visiblement,  quelquefois,  la 
générosité  des  bienfaiteurs  des  œuvres  de  dom  Bosco;  d'ail- 
leurs il  ne  les  laisse  jamais,  jamais  sans  récompense.  » 
>l  En  deux  traits  de  pinceau,  joignez  la  simplicité  de  saint 
j  Vincent  de  Paul  à  la  cordiale  affabilité  de  saint  François  de 
Sales,  et  vous  aurez,  nous  dit  un  de  ses  compagnons  d'alors, 
le  portrait  de  dom  Bosco. 

Un  jour,  à  Nice,  dans  le  parloir  d'une  communauté  de  reli- 
gieuses, maison  de  retraite  pour  dames,  non  loin  de  la  gare, 
on  lui  présenta  ub  enfant  de  sept  ans,  qui  n'avait  jamais  pu 
marcher  sans  béquilles.  C'était  le  fils  du  chef  ou  d'un  sous- 
chef  de  la  gare.  Au  sortir  de  la  chapelle  où  dom  Bosco  avait  dit 
la  messe,  la  mère  pria  le  saint  prêtre  de  lui  donner  sa  béné- 
diction. «  La  bénédiction  de  Notre-Dame  Auxiliatrice,  bien  vo- 
lontiers, »  répondit  dom  Bosco.  Et  immédiatement  après  avoir 
donné  cette  bénédiction,  accompagnée  d'une  caresse  sur  la 
joue  enfantine,  il  recula  jusqu'à  l'extrémité  du  parloir  et  com- 
manda à  l'enfant  de  venir  le  rejoindre  :  «  Viens,  mon  petit 
ami,  mais  sans  tes  béquilles  ;  laisse-les  tomber,  là,  n'aie  pas 
peur  !  Et  vous,  laissez-le  faire,  ne  lui  donnez  pas  la  main.  » 
L'enfant  hésitait;  la  mère,  tremblante  d'émotion,  l'encoura- 
geait ;  il  partit  d'un  pied  timide  et  arriva  jusqu'à  dom  Bosco, 
marchant  tout  seul  et  sans  appui,  ce  qu'il  n'avait  jamais  pu 
faire  jusqu'alors.  Dom  Bosco  lui  commande  alors  de  retour- 
ner prendre  ses  béquilles,  l'enfant  y  va  en  courant;  de  là,  il 
s'élance  dans  l'avenue  de  la  gare  et  la  traverse  d'un  pas  as- 
suré pour  se  rendre  à  son  domicile,  faisant  le  moulinet  avec 
ses  béquilles,  au  grand  étonnement  des  passants,  et  sa  mère 
de  le  suivre  toute  pâle  et  chancelante  en  criant  :  «  C'est  mon 
.enfant,  c'est  un  miracle  de  dom  Bosco  !  » 

Dom  Ronchail  fut  témoin  de  ce  fait,  ainsi  que  plusieurs  re- 
ligieuses et  plusieurs  dames  qui  attendaient  pour  parler  à 
dom  Bosco. 

Une  autre  fois,  toujours  à  Nice  et  dans  la  môme  année, 
dom  Bosco  était  allé  dire  sa  messe  chez  les  Ursulines,  au  haut 
de  la  ville.  En  descendant  il  passait  devant  les  sœurs  du  Très- 


—  267  - 

Saint-Sacrement.  Dom  Bosco  s'arrêta  pour  voir  la  supérieure, 
qui  était  malade  et  alitée  depuis  quatre  ou  cinq  ans.  Dom 
Ronchail,  directeur  de  l'orphelinat,  voulait  l'en  empêcher, 
alléguant  qu'il  était  l'heure  du  dîner.  «  Non,  dit-il,  quand  il 
s'agit  de  malades,  le  dîner  n'a  point  d'heure.  »  Il  s'approche 
du  lit  de  la  malade  et  lui  demande  :  «  Ma  sœur,  avez-vous  la 
foi?  »  Etonnement  de  la  rehgieuse  :  «  Mais,  j'espère  que  oui, 
mon  père.  —  Eh  bien  !  ma  sœur,  à  qui  a  la  foi,  tout  est  pos- 
sible. Une  politesse  en  vaut  une  autre;  je  vous  fais  une  vi 
site,  il  faudra  me  la  rendre.  —  Ah  !  plût  à  Dieu,  mon  père  ! 
Mais  quand?  —  Ce  soir  même;  plus  tôt  un  acte  de  politesse 
est  accompli^  plus  il  a  de  mérite.  »  Et  sur  ces  paroles,  il  salue 
et  s'en  va. 

Dans  l'après-dîner,  il  se  rendit  à  l'évêché,  en  compagnie  de 
celui  qui  nous  a  raconté  ce  fait(0.  En  sortant,  lorsqu'ils  furent 
sur  le  quai,  à  un  point  d'où  l'on  peut  apercevoir  le  Patro- 
nage Saint-Pierre  :  «  Mon  ami,  demanda  dom  Bosco  à  son 
compagnon,  vous  avez  de  meilleurs  yeux  que  moi,  n'aperce- 
vez-vous rien  devant  notre  maison?  —  Rien,  mon  père.  — 
Pas  de  voiture  arrêtée?  —  Non,  rien.  —  C'est  étonnant, 
ajouta  dom  Bosco  comme  se  parlant  à  lui-même;  elle  ne  sera 
pas  encore  venue.  » 

Vingt-cinq  pas  plus  loin,  il  s'arrêta  :  «  Regardez  encore  : 
elle  doit  y  être.  —  Qui?  —  La  voiture,  et  ne  voyez-vous  pas 
une  religieuse  en  descendre?  » 

Effectivement,  le  compagnon  aperçut  deux  religieuses  sor- 
tant d'une  voiture  ;  l'une  d'elles  était  la  supérieure  du  Très- 
Saint-Sacrement. 

Le  compagnon  n'apprit  que  plus  tard,  à  souper,  la  visite 
faite  à  midi  à  la  supérieure.  On  en  parla  à  table;  on  s'accorda 
à  trouver  surnaturelle  la  guérison  survenue.  Dom  Bosco  se 
contenta  de  dire  :  «  Mes  amis,  vous  voyez  comme  le  bon 
Dieu  est  bon  !» 

(1)  M.  l'abbé  J.  Rulland,  professeur  aujourd'hui  à  la  Providence  agricole  de 
Seillon,  près  Bourg,  alors  au  Patronage  Saint-Pierre,  à  Nice.  Une  très  grande  partie 
de  ce  chapitre  a  été  rédigée  d'après  ses  souvenirs. 


~  268  - 

Après  souper  on  s'occupait  de  la  correspondance.  Dom 
Bosco  recevait  quantité  de  lettres,  jusqu'à  cent  et  davantage 
par  jour.  Il  tenait  à  répondre  à  toutes;  il  avait,  pour  cela, 
deux  secrétaires,  un  Italien  et  un  Français.  Il  ne  lisait  pas 
lui-même  ordinairement,  mais  il  se  faisait  rendre  compte, 
indiquait  les  réponses  à  donner  et,  le  lendemain,  se  faisait 
lire  la  rédaction  et  signait.  On  voyait  là  les  secrets  d'une 
foule  de  familles  ;  chacun  parlait  à  cœur  ouvert,  comme  à  un 
confesseur;  il  y  avait  de  tout  :  vocations  à  déterminer,  entre- 
prises temporelles  projetées  ou  manquées,  guérisons  à  obte- 
nir, tant  était  grande  la  confiance  d'une  multitude  de  gens, 
des  conditions  les  plus  diverses,  sur  toutes  sortes  d'affaires 
imaginables. 

Dom  Bosco  se  couchait  vers  onze  heures. 

M.  Harmel,  frère  du  directeur  de  l'usine  du  Val-des-Bois,  se 
trouvait  à  Nice  en  mars  1880.  Il  régala  tous  les  enfants  du 
Patronage  Saint-Pierre  d'un  bon  dîner,  auquel  furent  invités 
les  professeurs  salésiens  et,  naturellement,  dom  Bosco. 

Avant  de  se  mettre  à  table,  M.  Michel,  autre  catholique 
éminent  et  bien  connu  par  son  zèle  pour  toutes  les  bonnes 
œuvres,  s'entretenait  avec  dom  Bosco,  qui  lui  exprimait  son 
affliction  de  n'avoir  pu  encore  bâtir  pour  le  Patronage  une 
chapelle  convenable.  Il  avait  bien  un  plan  que  venait  de  lui 
remettre  son  architecte,  M.  Levrot;  mais  le  devis  s'élevait  à 
trente  mille  francs. 

«  Trente  mille  francs!  je  doute  que  vous  les  trouviez  en  ce 
moment  à  Nice.  Nous  avons  eu  cet  hiver  tant  de  sermons 
de  charité,  tant  de  quêtes,  tant  de  loteries.... 

—  Cependant,  insista  dom  Bosco,  il  me  les  faudrait  aujour- 
d'hui même;  j'ai  honte  de  voir  Notre-Seigneur  si  mal  logé.  » 

M.  Michel  ne  répliqua  rien;  midi  sonnait,  on  se  mit  à 
table. 

Au  dessert,  le  notaire  de  la  maison,  M.  Sajetto,  se  lève  : 

«  Mon  Père,  dit-il,  je  vous  annonce  que  vous  pouvez  faire 
toucher  trente  mille  francs  chez  moi  ;  une  personne  charitable 
me  les  a  remis  pour  vous  ce  matin. 


—  269  — 

—  Louée  soit  Notre-Dame  Auxiliatrice  !  »  s'écria  dom 
Bosco  en  levant  les  yeux  au  ciel  et  en  joignant  les  mains. 

Quant  à  M,  Michel,  il  resta  tout  saisi  en  voyant  ainsi  arriver 
la  somme  précise  réclamée  par  dom  Bosco  une  demi-heure 
auparavant. 

Une  autre  fois,  dom  Bosco  était  encore  à  dîner  avec  M.  Har- 
mel,  mais  au  Patronage  Saint-Pierre;  c'était  le  19  mars,  fête 
du  directeur  dom  Ronchail,  qui  s'appelle  Joseph.  On  parlait 
d'un  achat  de  matériel  devenu  nécessaire  pour  l'imprimerie. 
Dom  Bosco  déclara  avoir  besoin  de  dix  mille  francs.  «  N'est- 
ce  que  cela?  dit  le  notaire,  tirant  de  sa  poche  une  feuille  de 
papier  et  un  crayon;  nous  sommes  dix  ici,  sans  compter  les 
révérends  Pères;  j'ouvre  une  souscription  et  je  m'inscris  en 
tête  pour  mille  francs,  »  Ce  disant,  il  passe  la  feuille  à  M.  Har- 
mel,  qui  s'inscrit  pour  une  somme  égale.  Les  huit  autres  con- 
vives en  font  autant.  Les  dix  mille  francs  étaient  trouvés. 

Dom  Bosco  avait  une  confiance  ilhmitée  dans  la  divine 
Providence.  Causant  avec  lui  et  dom  Ronchail,  M.  Harmellui 
demanda  quelles  conditions  il  exigeait  pour  fonder  un  éta- 
bhssement. 

«  Deux,  pas  davantage. 

—  Et  lesquelles,  mon  père  ? 

—  D'abord  que  la  fondation  soit  nécessaire  ou  grandement 
utile;  ensuite,  trouver  un  directeur  capable. 

—  Fort  bien;  mais  le  côté  matériel  ? 

—  Dieu  y  pourvoit  toujours,  mon  cher  monsieur;  demandez 
à  dom  Ronchail  quel  capital  je  lui  ai  donné  en  l'envoyant  à 
Nice.  » 

Dom  Ronchail  sourit;  mais  le  grand  industriel  paraissait 
encore  hésitant. 

«  Vous  ne  comprenez  pas,  cher  monsieur?  Eh  bien,  répon- 
dez-moi :  Les  enfants  abandonnés  des  hommes  sont-ils,  oui 
ou  non,  les  enfants  du  bon  Dieu  et  de  la  Providence  ? 

—  J'admets  ceci,  mon  père. 

—  Si  vous  l'admettez,  voulez-vous  donc  que  le  bon  Dieu 
soit  un  mauvais  pèrC;  et  la  Providence  une  mauvaise  mère?  » 


—  270  — 

M.  Harmel,  saisi  d'admiration,  ne  trouva  rien  à  répli- 
quer (0.  i 

L'aventure  suivante  a  eu  lieu  prés  de  Turin.  Dom  Bosco, 
rentrant  d'une  de  ses  courses,  traversait  un  petit  bois.  C'était 
à  la  tombée  de  la  nuit,  et  l'endroit  était  solitaire.  Un  bomme 
armé  se  précipite  sur  lui  et  lui  demande  la  bourse  ou  la  vie. 

«  La  bourse,  je  n'en  ai  pas,  répondit  le  pauvre  prêtre;  la 
vie,  c'est  Dieu  qui  me  l'a  donnée,  et  lui  seul  a  droit  de  la  re- 
prendre. 

—  Allons,  abbé,  pas  tant  de  phrases  ;  la  bourse,  ou  bien  je 
frappe.  » 

A  ce  moment,  dom  Bosco  reconnut  dans  son  agresseur  un 
ancien  détenu  qu'il  avait  autrefois  catéchisé  dans  la  prison  de 
Turin. 

«  Tiens,  c'est  toi,  un  tel  !  fit-il  en  l'appelant  par  son  nom  ;  il 
faut  avouer  que  tu  tiens  bien  mal  tes  promesses,  et  que  tu  fais 
un  vilain  métier.  J'avais  tant  de  confiance  en  toi,  et  te  voilà  !  » 

Le  voleur  avait  également  reconnu  à  qui  il  avait  afi"aire,  et 
il  baissait  la  tête,  tout  penaud  : 

(1)  11  semble,  du  reste,  que  dom  Bosco  avait  transmis  à  ses  enfants  et  sa  con- 
fiance et  le  pouvoir  de  contraindre  en  quelque  sorte  le  Ciel  à  la  justifier. 

Dom  Ronchail  avait  parfois  de  terribles  migraines,  lorsqu'il  voyait  arriver  l'échéance 
d'une  traite  et  que  sa  caisse  sonnait  creux.  Un  matin,  entre  autres,  M.  l'abbé  Rul- 
land  entra  chez  lui  pour  prendre  de  ses  nouvelles  :  il  avait  été  alité  la  veille. 

«  Prenez  une  de  mes  cartes  sur  mon  secrétaire,  dit-il,  et  donnez-moi  ce  qu'il 
faut  pour  écrire.  » 

Il  écrivit  quelques  lignes,  mit  une  adresse  et  dit  :  «  Envoyez  quelqu'un  porter 
ce  pli,  et  faites  prier  nos  enfants  :  j'ai  une  traite  de  deux  mille  francs  à  payer 
avant  midi,  et  pas  un  soûl  Que  Dieu  nous  épargne  la  honte  de  voir  ma  signature 
protestée  1  » 

Une  heure  après,  M.  RuUand  lui  rapportait  la  réponse  : 

«  Voici  pour  guérir  votre  migraine;  j'ose  espérer  que  le  père  des  orphelins  m'en 
»  tiendra  bon  compte.  » 

Deux  billets  de  mille  francs  accompagnaient  la  carte  de  celle  que  les  enfants 
aimaient  à  appeler  :  «  la  bonne  maman.  » 

Une  autre  fois,  le  même  dom  Ronchail  attendait  une  traite  de  douze  cents  francs 
dans  la  quinzaine.  Pendant  le  dîner,  le  cocher  d'une  voiture  de  place  lui  apporta 
un  pli  cacheté,  contenant  un  billet  de  cent  francs,  enveloppé  d'un  petit  carré  de 
papier  qui  ne  portait  que  cette  mention  :  «  Priez  pour  moi  !  »  Et  pendant  douze 
jours  consécutifs,  le  même  fait  se  renouvela,  à  la  même  heure;  c'était  chaque  fois 
un  messager  différent,  mais  toujours  la  même  somme  et  les  trois  mêmes  mots  du 
billet,  sans  signature.  On  n'a  jamais  connu  ce  singulier  anonyme. 


—  271  — 

«  Bien  sûr,  mon  père,  si  j'avais  su  que  c'était  vous  ,  vous 
pouvez  croire  que  je  vous  aurais  laissé  bien  tranquille, 

—  Gela  ne  sufEt  pas,  mon  enfant,  il  faut  absolument  chan- 
ger de  vie.  Tu  lasses  la  bonté  divine,  et  si  tu  ne  fais  bien  vite 
pénitence,  prends  garde  que  tu  n'aies  pas  le  temps  de  te  re- 
pentir à  l'article  de  la  mort. 

—  Certainement,  mon  père,  je  changerai  de  vie,  je  vous  le 
promets. 

—  Il  faudra  te  confesser. 

—  Je  le  ferai. 

—  Et  quand  cela? 

—  Oh  !  bientôt. 

—  Alors,  tout  de  suite,  c'est  plus  sûr;  mets-toi  là,  mon 
enfant.  »  ^ 

EL  s'asseyant  sur  une  grosse  pierre,  dom  Bosco  désigne 
une  place  à  ses  pieds. 

Après  quelques  hésitations,  l'autre  se  met  à  genoux.  Dom 
Bosco  lui  passe  un  bras  autour  du  cou,  comme  autrefois,  et  le 
pressant  sur  son  cœur,  il  entend  l'aveu  de  ses  fautes. 

Puis  il  l'embrasse,  lui  donne  une  médaille  de  Notre-Dame 
Auxiliatrice  et  le  peu  d'argent  qu'il  avait  sur  lui.  Après  quoi 
ilpnrt  en  compagnie  de  son  voleur,  qui  le  conduit  jusqu'aux 
portes  de  la  ville  et  qui  devint,  par  la  suite,  un  très  bon  sujet. 

Nous  avons  signalé  déjà  le  don  de  seconde  vue  dont  jouis- 
sait dom  Bosco.  Un  jour,  il  raconta  à  ses  confrères  qu'il  avait 
eu  un  songe  au  sujet  d'un  enfant  qu'il  ne  connaissait  pas, 
mais  qui  devait  être  à  l'Oratoire.  Il  en  fit  le  portrait;  on 
chercha  dans  la  cour  et  on  amena  un  enfant  qui  répondait  au 
signalement  donné.  Dom  Bosco  se  recueillit  pour  prier  inté- 
rieurement, caressa  l'enfant,  et  après  l'avoir  renvoyé  à  ses 
jeux  :  «  Cet  enfant,  dit-il,  n'a  pas  fait  l'exercice  de  la  bonne 
mort.  Préparez-le;  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre.  » 

Le  catéchiste  prit  la  recommandation  au  sérieux.  L'enfant 
fut  confessé  et  communia.  Le  soir  même,  après  une  chute 
malheureuse,  il  dut  se  mettre  au  lit,  perdit  rapidement  con- 
naissance et  mourut. 


__  272  — 

En  1878,  dom  Bosco,  partant  en  voyage,  annonça  confi- 
dentiellement qu'à  son  retour  il  trouverait  cinq  enfants  de 
moins.   Il  donna  leurs    noms,    qui  furent  inscrits  séance 
tenante   sur  un  papier  cacheté  ensuite  soigneusement,   et, 
recommanda  de  les  bien  préparer.  ( 

Pendant  son  absence,  quatre  de  ces  enfants  succombèrentj 
en  effet  à  diverses  maladies.  Le  cinquième  restait,  frais  et! 
dispos,  lorsqu'on  annonça  le  retour  du  Père  par  le  dernier 
train  de  la  journée.  Grâce  à  Dieu,  se  dirent  ceux  des  Salé- 
siens  qui  étaient  au  courant  de  la  prédiction,  pour  cette  fois^ 
dom  Bosco  s'est  trompé.  Il  avait  annoncé  cinq  décès  ;  il  n'y 
en  a  eu  que  quatre. 

Mais  le  soir  même  l'enfant  tombait  malade.  On  n'eut  que 
le  temps  de  lui  administrer  les  derniers  sacrements.  Il  expira 
au  moment  où  dom  Bosco  arrivait  à  la  gare. 

Les  Pères  qui  avaient  inscrit  la  prédiction  rouvrirent  le 
billet  cacheté;  ils  y  trouvèrent  les  noms  des  cinq  enfants 
enregistrés  dans  l'ordre  même  où  ils  avaient  succombé  ('). 

(1)  Dom  Bosco,  par  le  docteur  Despi^îet,  page  331,  édition  de  1888, 


CHAPITRE  XXIII. 

MISSIONS  DE   PATAGONIE.    —   L  EGLISE  DE   SAINT- JEAN 
l'ÉVANGÉLISTE  a  TURIN. 


Il  existe,  à  la  pointe  méridionale  du  continent  découvert  par 
Christophe  Colomb,  une  vaste  contrée  encore  mal  explorée 
par  les  Européens,  froide  et  d'un  climat  très  rude,  mais  où 
les  saisons  sont  au  rebours  des  nôtres  ;  le  soleil  y  brille  du 
côté  du  nord,  et  les  vents  glacés  sont  ceux  du  midi  ;  l'hiver 
sévit  de  mars  à  septembre,  et  l'été,  fort  court,  ne  réchauffe 
les  rares  habitants  que  pendant  les  quatre  mois  de  novembre, 
décembre,  janvier  et  février.  C'est  la  Patagonie. 

Elle  est  divisée,  comme  toute  l'Amérique,  en  deux  parties 
inégales  par  la  Cordilière  des  Andes,  prolongement  des  Mon- 
tagnes rocheuses,  qui  courent  du  nord  au  sud,  de  l'une  à 
l'autre  extrémité  de  l'immense  continent.  La  partie  occiden- 
tale, entre  les  montagnes  et  l'Océan,  est  de  beaucoup  la  plus 
étroite.  La  partie  orientale,  qui  s'étend  jusqu'à  l'Atlantique, 
présente  les  aspects  les  plus  variés,  quoique  non  les  plus 
riants  :  du  côté  des  Cordillères,  pics  gigantesques,  couverts  de 
neiges  éternelles,  forêts  épaisses  et  sombres,  sentiers  escar- 
pés à  peine  praticables  ;  du  côté  de  l'Atlantique,  vastes  prairies 
appelées  pampas,  mais  beaucoup  moins  fertiles  que  les  pam- 
pas de  la  République  argentine,  que  féconde  un  soleil  plus 
chaud;  lacs  saumâtres,  champs  couverts  de  sel  et  faisant 
l'effet  de  la  neige,  même  en  été  ;  point  de  collines,  aucun  acci- 

DOM  lOKO.  iS 


—  274  — 

dent  de  terrain  ;  de  grands  fleuves  torrentueux  qui  ne  soufi'rent 
que  difScilement  la  navigation  ;  bref,  rien  qui  réjouisse  le  re- 
gard de  l'homme.  L'impression  de  tristesse  est  plus  vive 
encore  lorsque,  plus  au  sud,  traversant  le  détroit  de  Magellan, 
on  arrive  à  la  Terre  de  Feu,  grande  île  ainsi  appelée  non  à 
cause  de  sa  chaleur,  puisque  les  glaces  la  rendent  presque 
inhabitable,  mais  à  cause  de  ses  volcans. 

La  Patagonie  ne  possède  point  de  villes  dignes  de  ce  nom, 
mais  on  y  rencontre  çà  et  là  des  campements  de  nomades  (en 
espagnol  talderias),  composés  de  quelques  habitations  qui 
tiennent  le  milieu  entre  la  tente  de  l'Arabe  et  la  hutte  du 
nègre  africain.  Ce  sont  des  peaux  de  chiens  sauvages  [huana- 
cos)  qui,  tendues  sur  des  piquets,  servent  de  toits  et  de  murs 
à  ces  mobiles  demeures.  Là,  au  miheu  d'une  fumée  épaisse 
et  fétide,  les  familles  vivent  dans  une  sorte  de  promiscuité. 
Le  Patagon,  à  défaut  de  tabac,  fume  des  excréments  de  bœuf 
ou  de  cheval,  animaux  qui  se  sont  multipliés  prodigieusement 
dans  les  pampas  depuis  que  les  Espagnols  y  en  laissèrent 
quelques-uns  en  liberté.  Il  est  grand  chasseur,  de  haute 
taille,  quoique  pas  toujours  un  géant  comme  l'ont  décrit  les 
premiers  explorateurs  ;  il  mange  beaucoup  plus  que  nous  et, 
dans  les  intervalles  de  ses  chasses  et  de  ses  guerres,  mène 
une  vie  oisive,  monotone  et  bestiale. 

Le  mélange  du  sang  espagnol  avec  celui  des  indigènes  a 
formé  un  type  particulier,  les  Gauchos,  population  composite 
qui  emprunta  aux  Indiens  leurs  armes,  le  lazo  et  les  bolas,  à 
l'Espagnol  le  cheval.  Il  semblait  que  cette  race  pourrait  ser- 
vir d'intermédiaire  entre  le  sauvage  et  le  civilisé  ;  il  n'en  a 
rien  été  :  le  Patagon  se  montre  aussi  réfractaire  à  tout  rappro- 
chement avec  les  Argentins  et  les  Chiliens  que  ses  aïeux  le 
furent  avec  le  gouvernement  de  Madrid;  il  a  toujours  la 
même  horreur  pour  les  usages  et  la  religion  des  Européens. 

Dom  Bosco  voyait  ses  vaillants  missionnaires,  incessam- 
ment renforcés  par  des  envois  successifs,  s'étendre  de  proche 
en  proche,  de  Buenos- Ayres,  leur  quartier  général,  sur  l'Uru- 
guay, où  ils  s'établissaient  à  Montevideo,  à  Villa -Colombo,  à 


—  275  — 

Paysandu,  à  Las  Piedras,  et  sur  le  Brésil,  à  Rio  de  Janeiro  et 
à  Nichteroy.  Mais  si  nécessaires  et  si  fructueuses  pour  les 
âmes  que  fussent  ces  colonies  en  des  pays  riches  et  civilisés, 
elles  lui  semblaient  moins  en  rapport  avec  le  zèle  apostolique 
que  les  âpres  solitudes.  Aussi  saisit-il  avec  empressement,  en 
1878,  la  proposition  que  lui  fit  M^'  Aneyro,  archevêque  de 
Buenos-Ayres,  de  passer  le  Rio-Negro  et  d'aller  évangéliser 
les  Patagons. 

Par  son  ordre,  dom  Fagnano,  déjà  installé  à  Carmen  de  Pa- 
tagones,  sur  la  limite  de  la  République  argentine  et  de  la  Pata- 
gonie  indépendante,  envoya  dom  Gostamagna  et  quelques 
autres  Salésiens,  avec  des  sœurs  de  Marie-Auxiliatrice,  faire 
un  premier  essai  dans  les  pampas.  M*'  Espinoza,  vicaire  gé- 
néral de  l'archevêque,  les  accompagnait.  L'expédition  fut  heu- 
reuse, excepté  pour  deux  sœurs,  qui,  s'étant  séparées  de  la 
colonne,  tombèrent  au  milieu  d'une  tribu  de  sauvages  en 
guerre  avec  la  République  argentine.  Bien  que  ces  sauvages 
eussent  la  réputation  d'être  anthropophages,  ils  ne  leur  firent 
aucun  mal,  mais  ils  voulurent  les  garder  auprès  d'eux.  Elles 
éprouvèrent  de  telles  frayeurs  dans  leur  captivité  que,  déli- 
vrées au  bout  de  six  mois,  elles  ne  tardèrent  pas  à  mourir  des 
suites  de  leurs  privations  et  de  leurs  souffrances. 

La  Patagonie  fut,  pour  les  dernières  années  de  dom  Bosco, 
le  champ  de  travail  de  prédilection.  Il  écrivait  à  ses  coopéra- 
teurs,  dans  sa  circulaire  du  1"  janvier  1880  : 

«  Le  champ  le  plus  glorieux  que  la  divine  Providence  offre 
maintenant  à  votre  charité  est  celui  de  l'immense  Patagonie. 
Jusqu'ici  les  ouvriers  de  l'Evangile  n'avaient  pu  pénétrer 
dans  ces  régions  reculées  ;  mais  le  temps  de  la  miséricorde 
paraît  venu.  M9r  Aneyro,  archevêque  de  Buenos-Ayres, 
d'accord  avec  le  gouvernement  du  pays,  nous  engage  chaleu 
reusement  à  accepter  cette  mission  si  coûteuse;  et  moi  j'ai 
consenti,  plein  de  confiance  en  votre  générosité.  La  première 
tentative,  bien  que  rude  et  périlleuse,  nous  a  parfaitement 
léussi  :  cinq  cents  indigènes  ont  été  réunis  au  bercail  du 
pasteur  suprême  en  recevant  le  baptême. 


—  276  - 

»  Des  rives  du  Rio-Negro,  en  tournant  vers  le  sud  de  ces 
immenses  déserts,  se  trouvent  six  colonies,  espèces  de  vil- 
lages ou  hameaux  placés  à  une  distance  de  plusieurs 
journées.  Au  mois  de  mars  prochain,  un  peu  plus  tôt,  un  peu 
tard,  les  Salésiens  et  nos  rehgieuses  iront  ouvrir  des  écoles 
dans  ces  pays -là.  Patagones  sera  le  centre  nouveau  duquel 
nos  ouvriers  évangéliques  s'élanceront  dans  les  régions  in- 
connues. » 

Ces  projets  ne  s'exécutèrent  pas  sans  entraves;  le  manque 
de  ressources  pécuniaires  en  fut  une  considérable;  dom  Bosco 
s'exprimait  ainsi  dans  sa  circulaire  du  commencement  de 
1881  : 

«  Voici  deux  ans  que  nous  n'avons  pu  faire  d'expédition 
nouvelle  dans  l'Amérique  du  Sud,  pour  venir  en  aide  à  nos 
confrères  et  aux  sœurs  de  Marie-Auxihatrice  :  les  moyens 
pécuniaires  nous  ont  fait  défaut.  Toutefois,  après  avoir  pris 
conseil  de  la  nécessité  et  de  la  gravité  des  besoins,  nous  avons 
compté  sur  votre  coopération,  ô  bien-aimés  confrères,  et  nous 
avons  décidé  de  faire  un  envoi  de  douze  pères  ou  frères  et  de 
huit  sœurs.  Ils  partiront,  les  uns  le  22  janvier,  les  autres  le 
3  février.... 

»  L'agriculture  a  pris  un  développement  tout  particulier 
dans  nos  fondations  patagones  ;  nous  avons  élevé  des  églises, 
ouvert  des  écoles,  construit  des  habitations  pour  les  curés  et 
les  instituteurs,  et  des  hospices  pour  les  Indiens  errant  sur 
les  deux  rives  du  Rio-Negro. 

»  Ces  sauvages  se  montrent  très  dociles  à  la  voix  de  la 
charité  et  de  la  vérité;  ils  manifestent  le  plus  vif  désir  d'ap- 
prendre les  arts,  les  métiers  et  surtout  l'agriculture,  inconnue 
encore  de  ces  peuplades  errantes....  » 

Le  général  Roca,  président  de  la  Répubhquc  argentine, 
donnait  à  dom  Bosco  un  appui  déclaré;  cette  lettre  en  est  la 
preuve  : 


—  277  — 

«  Buenos- Ayres,  20  décembre  1880. 

»  Au  Révérend  Père  dom  Bosco,  de  l'Oratoire  de  Saint-François 
de  Sales,  à  Turin. 

»  Très  Révérend  Père, 

»  J'ai  reçu  votre  lettre  du  10  novembre,  dont  j'accueille 
avec  empressement  les  sentiments  honorables.  Vous  pouvez 
être  assuré  que  les  missions  dans  les  pampas  et  la  Patagonie 
tiendront  toujours,  pour  notre  République,  la  place  que  méri- 
tent les  entreprises  civilisatrices,  et  que  vos  religieux  seront 
toujours  traités  avec  la  considération  dont,  jusqu'à  présent, 
ils  se  sont  rendus  dignes  de  la  part  des  autorités  civiles  et 
politiques  du  pays. 

»  Désirant  vivement  le  secours  de  vos  prières  pour  pouvoir 
supporter  la  lourde  charge  du  gouvernement,  je  vous  salue 
avec  une  particulière  considération  et  estime. 

»  Votre  fils,  RocA, 
»  Président  de  la  République.  » 

Les  autorités  religieuses,  de  leur  côté,  ne  négligeaient  rien 
pour  seconder  les  Salésiens.  L'évêque  de  Saint-Sébastien  de 
Rio  Janeiro,  dom  Pedro  Maria  de  la  Gerda,  adressa  à  ses  dio- 
césains, en  1883,  une  lettre  pastorale  dans  laquelle  il  faisait 
un  éloge  enthousiaste  de  dom  Bosco  et  de  ses  œuvres. 

Enfin,  en  novembre  1883,  la  cour  de  Rome,  prenant  en 
considération  les  propositions  de  dom  Bosco,  créa  deux  pro- 
vinces religieuses  dans  la  Patagonie.  Le  nord  et  le  centre  du 
pays  formèrent  un  provicariat  apostolique,  et  le  midi,  réuni  à 
la  Terre  de  Feu  et  aux  îles  voisines,  devint  une  préfecture 
apostolique. 

En  même  temps.  Sa  Sainteté  choisissait,  comme  provicaire 
apostolique,  dom  Jean  Gagliero,  docteur  en  théologie,  auquel 
il  conférait  la  dignité  épiscopale,  et  comme  préfet  apostohque 
domFagnano;  tous  deux  enfants  de  l'Oratoire  salésien. 

M9r  Jean  Gagliero  est  même  un  des  premiers  d'entre  ces 
enfants.  Né  à  Ghâteauneuf  d'Asti,  comme  dom  Bosco,  il  était 


—  278  — 

déjà  grand  lorsque  celui-ci  jeta  les  fondements  de  sa  Société; 
il  s'empressa  de  se  donner  à  lui  et,  depuis  lors^  il  n'a  cessé 
d'être  un  de  ses  meilleurs  auxiliaires,  en  même  temps  que  sa 
consolation  et  sa  gloire. 

Il  revint  en  Europe,  afin  de  recevoir  la  consécration  épisco- 
pale  et  de  remercier  le  souverain  pontife.  Dans  l'audience  de 
congé  que  lui  accorda  Léon  XIII,  il  dit,  en  rendant  compte  de 
l'état  des  travaux  de  dom  Bosco  et  de  sa  Société  dans  l'Amé- 
rique du  Sud  :  «  Nous  sommes  actuellement  deux  cents  Salé- 
siens,  tant  religieux  que  religieuses,  dans  ces  vastes  régions; 
nous  occupons  dix-sept  maisons  et  vingt  stations. 

—  Ce  sont  de  bien  beaux  commencements,  soupira 
Léon  XIII  ;  mais  qu'est-ce  que  cela  pour  des  besoins  si  éten- 
dus ?  Mais  nous  avons  confiance  dans  votre  zèle  et  dans  celui 
de  votre  père  dom  Bosco  :  vous  ne  vous  en  tiendrez  pas  là  ; 
les  missions  salésiennes  dans  l'Amérique  méridionale  sont 
une  des  plus  chères  espérances  de  l'Eglise  universelle.  » 

Nous  avons  parlé  déjà  de  la  construction  de  l'église  de  Saint- 
Jean  l'Evangéliste,  commencée  à  Turin  en  mémoire  de  Pie  IX, 
sur  le  cours  Victor-Emmanuel  II,  tout  près  du  temple  vau- 
dois.  Le  défaut  de  ressources,  joint  à  l'extension  des  plans 
primitifs,  en  retarda  l'achèvement  jusqu'en  1882;  alors  on 
eut  non  seulement  un  temple  magnifique,  mais  à  côté  de  lui 
une  maison  nouvelle  comprenant  orphelinat,  écoles,  ateliers, 
en  un  mot  un  Oratoire  complet  comme  les  entendait  dom 
Bosco. 

Une  belle  statue  de  Pie  IX,  en  marbre  blanc  de  Carrare,  due 
au  ciseau  de  François  Confalonieri,  de  Milan,  y  fut  érigée. 
Elle  dut  servir,  comme  dit  l'inscription  placée  sur  le  piédes- 
tal, de  «  monument  d'amour  et  de  reconnaissance  des  Salé- 
siens  et  de  leurs  coopéraLeurs  envers  un  pontife  qui  se  montra 
toujours  pour  eux  un  père.  » 

Dom  Bosco  fut  si  heureux  de  cet  achèvement  de  l'église  de 
Saint-Jean  l'Evangéhste,  qu'il  en  annonça,  par  une  circulaire 
spéciale  à  ses  collaborateurs,  la  date  de  la  consécration,  fixée 
au  23  octobre  : 


—  279  — 

«  Au  jugement  des  artistes  les  plus  distingués,  cette  église 
est,  disait-il,  un  des  monuments  religieux  les  plus  parfaits  et 
les  plus  élégants  qui  enrichissent  la  ville  du  très  saint  Sacre- 
ment et  de  la  très  sainte  Vierge  Marie. 

»  Nous  devons  maintenant  remercier  Noire-Seigneur  de 
nous  avoir,  en  tant  de  manières,  aidés  à  surmonter  les  diverses 
et  innombrables  difficultés  que  nous  avons  rencontrées  pour 
élever  cet  édifice  à  sa  gloire....  Je  voudrais  que  tous  nos  coopé- 
rateurs  non  seulement  de  Turin,  mais  de  toute  l'Italie  et  des 
autres  nations,  pussent  assister  aux  solennités  de  la  consé- 
cration.... 

»  Demandons  au  doux  Sauveur  de  daigner  prendre  cette 
nouvelle  église  sous  sa  protection  toute-puissante,  et  de  re- 
garder d'un  œil  de  bienveillance  et  d'amour  ceux  qui  y  vien- 
dront répandre  leur  cœur  au  pied  des  autels.... 

»  De  mon  côté,  je  ne  cesserai  jamais  d'unir  mes  pauvres 
prières  à  celles  des  Salésiens  et  des  enfants  et  jeunes  gens 
confiés  à  leurs  soins,  pour  que  Dieu  récompense  nos  bienfai- 
teurs et  répande  sur  vous,  sur  vos  parents,  sur  vos  amis,  les 
meilleures  bénédictions  en  cette  vie,  et  vous  accorde  en 
l'autre  une  couronne  de  gloire,  suivant  les  divines  promesses 
de  la  sainte  Ecriture  : 

«  Ma  miséricorde  ne  se  retirera  pas  de  celui  qui  élèvera  un 
temple  à  l'honneur  de  mon  nom,  et  j'établirai  son  trône  dans 
le  royaume  éternel  .*  Misericordiam  meam  non  auferam  ab  eo  ; 
et  stabiliam  thronum  regni  ejus  usque  in  sempiternum.  » 

»  Veuillez,  Monsieur,  me  continuer  le  puissant  appui  de 
votre  généreuse  charité  pour  les  œuvres  nombreuses  que  la 
bonté  de  Dieu  m'a  remises  entre  les  mains.  Par  là,  nous 
pourrons  ensemble  faire  un  peu  de  bien  à  notre  prochain  et 
surtout  à  la  pauvre  jeunesse  abandonnée  ;  en  attendant, 
avec  les  sentiments  de  la  plus  profonde  gratitude,  j'ai  l'hon- 
neur de  me  dire 

»  Votre  très  humble  serviteur. 

M  Jeau  Bosco,  prêtre  salésien. 
■    »  Turin,  le  15  octobre  1882.  » 


—  280  — 

Un  post-scriptum  indiquait  que,  pour  les  frais  de  construc- 
tion et  d'ornementation,  il  restait  une  somme  de  quarante- 
cinq  mille  francs  à  solder.  Ce  passif  fut  comblé  partie  par  les 
fidèles  qui  se  rendirent  à  la  fête  de  l'inauguration,  partie  par 
un  pèlerinage  de  six  cents  Français  qui,  revenant  de  Rome, 
s'arrêtèrent  à  Turin  pour  voir  et  entendre  dom  Bosco  et  rece- 
voir sa  bénédiction. 


CHAPITRE  XXIV. 

DOM   BOSCO  A   PARIS,    A   AVIGNON,    LYON,    LILLE,    DIJON 


En  1882,  dom  Bosco  étendit  un  peu  le  cercle  de  ses  excur- 
sions en  France.  Il  se  rendit  à  Toulouse,  à  Brignoles,  à  Va-  ' 
lence,  et  enregistra  partout  de  nouveaux  coopérateurs. 

A  Brignoles,  il  opéra  une  conversion  tout  en  faisant  sa 
quête.  Après  avoir  promené  sa  bourse  lui-même  à  travers  les 
rangs  de  la  foule  qui  remplissait  l'église,  il  sortit  sur  la  place 
où,  selon  l'usage,  un  grand  nombre  d'hommes  étaient  restés. 
Il  s'approcha  d'un  ouvrier  ;  mais  celui-ci  l'arrêta  par  un  geste 
de  refus.  Alors  dom  Bosco,  avec  un  sourire  affectueux  : 
«  Merci,  mon  ami.  »  L'homme,  étonné  et  touché,  mit  la  main 
à  sa  poche,  en  retira  un  sou,  et  le  déposa  dans  la  bourse.  — 
«  Ah!  merci,  encore  une  fois;  et  il  faut  à  mon  tour  que  je 
vous  donne  quelque  chose.  Avez-vous  une  femme  ?  —  Oui, 
monsieur  l'abbé.  —  Eh  bien,  donnez-lui  cette  médaille.  Avez- 
vous  une  fille  ?  En  voilà  encore  une  pour  elle.  Dites-leur  de  se 
la  mettre  au  cou  :  cela  leur  portera  bonheur  à  elles  et  à  vous.  » 
Dom  Bosco  s'éloignait  ;  l'homme  le  retint.  «  Monsieur  l'abbé, 
c'est  que  j'ai  aussi  une  vieille  mère  ;  elle  sera  jalouse.  —  Ah! 
oui;  eh  bien,  voilà  encore  une  médaille....  Mais  (et  il  souriait 
malicieusement)  je  vous  ai  donné  trois  médailles,  il  est  bien 
juste "tjue  vous  me  donniez,  vous  aussi,  quelque  chose.  » 
L'ouvrier  cherchait  dans  sa  poche.  «  Oh  !  ce  n'est  pas  de  l'ar- 
gent que  je  vous  demande;  vous  m'en  avez  déjà  donné.  Mais 
voyons,  mon  ami,  avez-vous  fait  vos  pâques  ?  —  Non,  mon- 


—  282  — 

sieur  l'abbé,  depuis  longtemps.  —  Eh  bien,  faites-les  cette 
année;  promettez-le-moi.  »  L'homme  promit,  avec  un  accent, 
nous  dit  le  témoin  oculaire,  qui  répondait  de  sa  fidélité  à 
tenir  cette  promesse. 

L'année  des  grands  voyages  en  France  fut  1883.  Dom  Bosco 
sentait  sa  santé  faibhr  ;  il  voulut  profiter  de  ses  dernières  forces. 

De  Nice  et  de  Marseille,  il  arriva  à  Avignon  le  3  avril,  et 
passa  deux  jours  et  deux  nuits  chez  M.  Michel,  négociant.  La 
nouvelle  fit  comme  une  traînée  de  poudre  dans  la  ville.  La 
maison  Michel  fut  pour  ainsi  dire  assiégée  par  la  foule  ;  ma- 
gasin, où  toute  vente  était  suspendue,  cours,  salon,  chambres, 
furent  envahis;  mais  dans  cet  envahissement  régnaient  une 
tranquillité,  une  sorte  de  recueillement,  qui  attestaient  une  vé- 
nération dont  le  saint  prêtre,  lui  seul,  ne  s'apercevait  pas. 
M.  Michel  le  suivait  partout  et  avait  assez  à  faire  de  le  garan- 
tir, vu  sa  faiblesse;  aussi  dom  Bosco  appelait-il  son  hôte 
«  mon  ange  gardien,  «  et  le  jeune  Guillaume  Michel,  «  mon 
enfant  de  chœur,  »  parce  qu'il  lui  servait  la  messe.  Malgré 
cette  surveillance,  on  alla  jusqu'à  couper,  pour  les  garder 
comme  des  reliques,  des  morceaux  de  la  soutane  de  dom 
Bosco.  Celui-ci  s'en  aperçut,  et  se  retournant  avec  la  bonho- 
mie qui  le  caractérisait  :  «  On  coupe  ma  soutane,  dit-il,  au  moins 
si  c'était  pour  m'en  donner  une  neuve  !  » 

A  Lyon,  où  il  passa  une  semaine  chez  son  ami,  Mgr  Guiol, 
recteur  des  Facultés  catholiques,  il  monta  d'abord  à  Notre- 
Dame  de  Fourvière.  Il  y  donna  la  bénédiction,  le  samedi  7,  à 
l'exercice  du  soir,  puis  au  dehors,  sur  la  place,  à  une  multi- 
tude de  fidèles  qui  n'avaient  pu  pénétrer  dans  la  chapelle. 
Mqi"  Guiol,  M.  l'abbé  Desgeorges,  supérieur  des  missionnaires 
de  Saint-Irénée,  dom  Pothier,  bénédictin,  et  le  supérieur  gé- 
néral de  la  congrégation  de  Saint-Sulpice,  assistaient  à  cette 
cérémonie. 

Lyon  est  une  terre  classique  de  bonnes  œuvres.  Plusieurs 
fondations  du  même  genre  que  celles  de  dom  Bosco  l'y  ont 
précédé  ;  on  connaît,  pour  ne  ciler  que  les  principales,  l'œuvre 
des  catéchismes  du  Prado,  étabUe  par  l'abbé  Ghevrier,  de 


—  283- 

sainte  mémoire;  la  cité  ouvrière  de  l'abbé  Rambaud;  l'orpheli- 
nat d'Oullins,  par  l'abbé  Rey;  dans  la  même  région,  à  Gouzon- 
sur-Saône,  l'asile  Saint-Léonard,  par  l'abbé  Villon,  ot  à  Bourg, 
la  Providence  agricole  de  Saint-Isidore,  par  l'abbé  Griffon. 

Dom  Bosco  visita  le  Patronage  de  Notre-Dame  de  laGuillo- 
tière  (13,  rue  de  Grémieux).  Là  se  trouvait  un  atelier  chrétien 
d'apprentissage,  établi  sur  le  modèle  des  ateliers  du  Valdocco 
par  M.  l'abbé  Boisard,  qui  était  allé  chercher  à  Turin  le  mo- 
dèle dont  il  avait  besoin. 

Après  le  compte  rendu  de  M.  Boisard,  dom  Bosco  se  leva  : 

«  Le*s  enfants,  dit-il  en  commençant,  sont  les  délices  dé 
Dieu.  »  Et  il  établit  la  nécessité  de  maintenir  l'enfance  dans 
cet  état  de  vertu  qui  lui  vaut  les  complaisances  divines.  Du 
point  de  vue  religieux  passant  au  point  de  vue  social  :  «  Si  la 
jeunesse  est  mauvaise,  dit-il  encore,  mauvaise  sera  la  société. 
Il  faut  donc,  pour  sauver  la  société,  sauvegarder  la  jeunesse. 
Le  salut  de  la  société,  savez-vous,  Messieurs,  où  il  est?  Il 
est  dans  votre  poche.  Ces  enfants  que  le  Patronage,  que 
l'œuvre  des  Ateliers  accueillent,  ils  ont  besoin  de  votre  aide, 
ils  attendent  votre  aumône.  Si  vous  les  repoussez,  si  vous 
laissez  ces  enfants  en  proie  aux  théories  communardes,  ils 
viendront  vous  demander  un  jour  ces  biens  que  vous  leur  re- 
fusez aujourd'hui;  ils  vous  les  demanderont  non  plus  cha- 
peau bas,  mais  le  couteau  sur  la  gorge,  et  peut-être,  avec  vos 
biens,  vous  demanderont-ils  votre  vie.  » 

Dom  Bosco  termina  en  disant  :  «  La  charité  des  Lyonnais 
s'étend  jusqu'aux  œuvres  de  Turin  ;  elle  ne  saurait  donc  man- 
quer aux  œuvres  lyonnaises.  Que  je  parte  d'ici,  Messieurs, 
avec  cette  conviction  que  l'entreprise  de  M.  l'abbé  Boisard, 
si  bien  commencée,  continuera  et  progressera,  et  que  la  pro- 
tection des  gens  de  bien  ne  lui  fera  pas  plus  défaut  que  la 
bénédiction  de  Dieu  ^  » 

De  Lyon  il  s'achemina  sur  Paris. 

Paris  est  une  Babylone,  ville  de  luxe  et  de  frivoHtés,  de 

(1)  L'Echo  de  Fourvière,  du  21  avril  1883. 


—  "284  ^ 

folie  et  de  perdition  :  nul  au  monde  ne  l'ignore.  Mais  Paris 
est  aussi  une  Jérusalem,  ville  de  prière  et  de  travail,  de  dé- 
,  vouement  et  de  charité  ;  sous  ce  deuxième  aspect,  Paris  n'est 
guère  connu  que  de  ceux  qui  l'ont  habité  et  qui  ont  cherché 
à  le  pénétrer  à  fond. 

'  La  capitale  de  la  révolution  et  de  la  mode,  le  centre  de 
toutes  les  sociétés  secrètes,  c'est  Paris,  incontestablement; 
mais  le  centre  de  la  résistance  à  l'action  dissolvante  de  ces 
mêmes  sociétés,  la  ville  qui  poursuit,  malgré  tous  les  obstacles, 
la  construction  de  la  basilique  du  Sacré-Cœur,  et  qui  y  ap- 
porte, pierre  par  pierre  et  sou  par  sou,  son  million  de  contri- 
butions volontaires  chaque  année,  la  ville  des  conférences  de 
Saint- Vincent  de  Paul  et  des  sœurs  de  la  Charité,  c'est  Paris 
également.  Ville  unique,  où  la  contradiction  côtoie  partout  la 
contradiction,  oii  le  bien  et  le  mal  s'enchevêtrent  sans  se 
heurter,  presque  sans  se  voir,  tant  le  milieu  dans  lequel  ils 
se  meuvent  l'un  et  l'autre  est  immense.  On  peut  séjourner  des 
années  à  Paris  sans  y  voir  autre  chose  que  des  magasins  et 
des  cafés,  des  journaux  et  des  théâtres  ;  mais  il  est  des  gens, 
et  il  en  est  beaucoup,  qui  y  vivent  si  pleinement  absorbés 
par  les  bibliothèques,  les  églises,  la  famille  et  les  bonnes 
œuvres,  que  le  bruit  des  boulevards  leur  arrive  à  peine.  Ainsi, 
dans  un  même  lieu,  un  peuple  de  poissons  et  un  peuple  d'oi- 
seaux se  meuvent  l'un  au-dessus  de  l'autre  et  se  touchent 
presque,  sans  que  l'habitant  des  eaux  rencontre  l'habitant  de 
l'air,  ou  que  l'habitant  de  l'air  se  préoccupe  de  ce  qui  se  passe 
sous  les  eaux. 

Le  Paris  chrétien  s'émut  à  la  nouvelle  de  l'arrivée  du  saint 
Vincent  de  Paul  italien;  on  ne  se  contentait  pas  de  le  suivre; 
partout  où  l'on  supposait,  où  l'on  devinait  qu'il  devait  aller, 
des  flots  de  fidèles  accouraient,  attendaient  de  longues  heures 
et  se  précipitaient  sous  les  bénédictions  de  l'homme  de  Dieu 
avec  un  enthousiasme  dont  rien  ne  saurait  rendre  le  doux  et 
imposant  spectacle.  L'ébranlement  se  communiqua  au  Paris 
frivole,  à  celui  qui  se  lève  chaque  matin,  comme  l'ancienne 
Athènes,  en  se  demandant  :  «  Quoi  de  nouveau  ?  » 


—  28b  - 

Quoi  de  nouveau?  Un  thaumaturge,  un  saint,  n'est-ce  pas 
quelque  chose  d'étrangement  nouveau  à  Paris,  en  plein  dix- 
neuvième  siècle  ? 

Et  le  peuple  gouailleur  et  sceptique,  entraîné  par  la  curio- 
sité d'abord,  par  la  surprise  ensuite,  et  par  il  ne  savait  quelle 
émotion  irrésistible,  s'inclina  à  son  tour  devant  l'homme  de 
Dieu.  On  affectait  de  sourire  avant  son  apparition,  on  était 
respectueux  en  sa  présence,  on  ne  le  quittait  qu'avec  un  sen- 
timent de  vénération  profonde,  moitié  stupeur,  moi  Lié  ten- 
dresse, qui  était  un  réveil  de  la  foi  endormie  et  une  protesta- 
tion énergique  contre  les  forfanteries  d'athéisme.  Si  un  terme 
aussi  profane  était  ici  de  mise,  nous  dirions  que  dom  Bosco 
fut  pendant  deux  semaines  le  ce  lion  du  jour.  » 

D'où  venait-il  ?  où  était-il  ?  que  faisait-il  ?  Quinze  jours  aupa- 
ravant son  nom  était  à  peine  connu;  maintenant  la  foule  n'en 
prononçait  plus  d'autre. 

Dom  Bosco  s'abandonna  en  quelque  sorte,  écoutant  tout  le 
monde,  s'intéressant  à  tout  le  monde,  appelant  sur  tout  le 
monde  les  grâces  de  Notre-Dame  Auxiliatrice.  Il  parlait  à 
chacun  comme  s'il  n'y  eût  eu  personne  autre  sur  terre.  On 
admirait  son  calme,  qui  faisait  contraste  avec  l'empressement 
et  l'agitation  de  la  foule  qui  le  cherchait  ;  on  s'étonnait  de 
voir  un  homme  aussi  simple,  à  l'air  joyeux  et  doux  plutôt 
qu'austère,  au  regard  profond  plutôt  que  vif,  et  dépenser  que 
cet  homme  faisait  des  miracles.  Quelques-uns  demandaient  si 
ces  miracles  étaient  bien  prouvés,  s'il  n'en  fallait  rien  rabattre. 
Il  y  avait  au  moins  un  miracle  qui  sautait  aux  yeux,  un  mi- 
racle quotidien  et  persistant,  c'était  celui  de  l'étonnante 
extension  et  de  la  persistance  de  l'œuvre  salésienne. 

«  Je  ne  l'ai  pas  vu  dans  ses  orphelinats,  au  milieu  des 
prêtres  qu'il  a  formés,  écrivait  un  observateur,  mais  je  l'ai 
vu  au  travers  des  foules  que  son  nom  transporte,  qui  se 
jettent  à  ses  pieds,  lui  baisent  les  mains,  se  courbent  sous  sa 
bénédiction  ;  mais  ce  qui  fait  la  beauté  de  ce  triomphe,  c'est 
la  modestie  de  celui  qui  en  est  l'objet.  On  voit  qu'il  n'en  prend 
rien  pour  lui ,  il  rapporte  tout  à  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge.  Lui, 


—  286  — 

c'est  un  fils  de  paysan  ;  il  est  resté  fils  de  paysan,  ne  visant  à 
aucun  prestige.  Le  curé  d'Ars  avait  sainte  Pliilomène;  lui,  il 
a  Notre-Dame  Auxiliatrice,  et  c'est  à  elle  qu'il  attribue  toutes 
les  merveilles  qui  se  sont  accomplies  par  lui. 

»  Il  va  faisant  le  bien  et  se  donnant  à  tous,  sans  choix  et 
sans  prédilection.  On  le  prend,  on  le  mène.  L'autre  jour,  à 
Saint-Thomas  de  Villeneuve,  deux  petits  garçons  se  faufilant, 
et  passant  pour  ainsi  dire  entre  les  jambes  des  assistants,  par- 
vinrent jusqu'à  lui  et,  le  contemplant  en  souriant,  lui  prirent 
chacun  une  main.  Le  bon  prêtre  leur  adressa  un  sourire, 
quelques  paroles,  et,  sans  essayer  de  se  débarrasser  de  leur 
étreinte,  les  laissa  maîtres  de  ses  mains,  que  les  enfants 
étaient  tout  fiers  de  tenir.  Dom  Bosco  écoutait  cependant 
ceux  qui  se  présentaient  et  leur  répondait,  et  il  restait  comme 
prisonnier  de  ces  deux  petits  garçons,  qui  ne  voulurent  pas 
le  quitter  ;  il  fallut  que  les  parents  vinssent  rendre  la  Uberté 
de  ses  mouvements  au  bon  prêtre,  qui  ne  songeait  pas  à 
résister,  même  à  des  enfants  (^).  » 

Les  premiers  jours  il  avait  été  convenu  qu'il  recevrait,  à 
une  certaine  heure  de  la  journée,  dans  une  maison  de  la 
rue  la  Ville-l'Evêque.  Chacun  prenait  son  rang  ;  on  avait 
des  numéros;  mais  bien  avant  l'heure  indiquée,  les  salons 
étaient  envahis,  et  les  escaliers  et  la  cour  étaient  combles. 
Ceux  qui  n'avaient  pu  avoir  des  numéros  espéraient  voir  au 
moins  au  passage  l'homme  de  Dieu  et  recevoir  sa  bénédiction. 
On  attendait  des  heures  et  des  heures.  On  récitait  le  chapelet 
et  on  faisait  des  prières  ;  dom  Bosco,  qui  se  laissait  conduire, 
n'était  jamais  bien  exact.  Il  faut  l'avouer,  par  son  extrême  con- 
descendance il  en  arrivait  à  sacrifier  l'intérêt  général  à  l'in- 
térêt du  premier  venu,  et  cet  emploi  flottant  de  sa  journée 
faisait  perdre  beaucoup  de  temps,  sinon  à  lui,  du  moins  à 
d'autres.  Mais  l'absolu  dans  la  perfection  n'est  pas  de  ce 
monde,  et  personne  n'osait  lui  reprocher  une  imperfection 
si  belle.  Au  contraire,  dans  la  longueur  de  l'attente,  la  foule 

(1)  LéoQ  ÂuBiNEAU,  Dom  Bosco  à  Paris,  p.  11. 


—  287  — 

elle-même  était  un  spectacle  touchant.  Elle  était  vraiment 
dans  l'atmosphère  du  bon  Dieu  :  elle  était  patiente,  elle 
savait  céder,  et  elle  laissait  passer  au  milieu  d'elle  et  devant 
elle  les  malades  qu'on  amenait  en  grand  nombre. 

«  Un  jour,  un  vieillard  est  survenu,  désirant  parler  à  dom 
Bosco  et  voulant  le  conduire  auprès  d'un  enfant  mourant.  Il 
y  avait  là  des  gens  qui  avaient  passé  des  heures  et  des 
heures,  et  depuis  plusieurs  jours^  pour  attendre  leur  tour,  et 
qui  pensaient  toucher  enfin  au  but  de  leurs  désirs.  Tous  s'ef- 
facèrent devant  la  douleur  du  vieillard  ;  tous  applaudirent  en 
le  voyant  emmener  dom  Bosco,  et  sacrifièrent  joyeusement 
leurs  propres  désirs,  se  refusant  à  satisfaire  eux-mêmes  la 
soif  ardente  qui  les  dévorait.  On  dit  que  l'enfant  a  été  guéri; 
j'ai  heu  de  l'espérer,  je  ne  puis  cependant  l'aQîrmer  (').  » 

Les  prédications  de  dom  Bosco  à  Paris  furent  nombreuses; 
elles  commencèrent  par  l'église  de  Notre-Dame  des  Victoires. 
Notre-Dame  Auxihatrice  devait  bien  sa  première  visite  ù. 
Notre-Dame  Refuge  des  pécheurs.  C'était  un  samedi.  Dom 
Bosco  dit  la  messe  hebdomadaire  de  l'Archiconfrérie;  ensuite, 
en  français  correct,  mais  avec  un  accent  italien  très  marqué, 
il  exposa  le  but  de  ses  œuvres  et  fit  appel  à  la  charité.  Même 
sujet  de  sermon  le  lendemain,  aux  vêpres,  à  la  Madeleine, 
où  sa  quête  obtint  une  dizaine  de  mille  francs;  à  Saint-Sul- 
pice,  le  mercredi  2  mai,  où  elle  en  produisit  six,  et  à  Sainte- 
Glotilde,  le  lendemain  jeudi,  où  elle  fut  également  fructueuse. 
Partout  les  vastes  nefs  regorgeaient.  L'orateur  s'exprimait 
d'abondance,  avec  calme,  simplicité  et  douceur;  il  n'avait 
pas  besoin  de  discours  préparé,  son  thème  ne  variait  point, 
il  ne  pouvait  parler  que  de  ce  dont  il  avait  le  cœur  plein  :  ses 
enfants. 

Il  assista  à  la  réunion  de  l'œuvre  des  Orphehnats  agricoles, 
chez  les  Lazaristes,  rue  de  Sèvres,  ou  plutôt  il  présida  cette 
réunion.  Elle  avait  un  caractère  privé  et  un  encombrement 
moindre,  mais  une  sorte  d'éclat  dont  la  modestie  du  bon 

(1)  Léon  ÂUBiNEAU,  Dom  Bosco  à  Paris,  p.  17. 


prêtre  fut  quelque  peu  troublée  ;  il  se  voyait  là  entouré  des 
plus  grands  noms  de  France,  qui  composent  les  comités  de 
patronage  des  orphelinats  agricoles,  et  assis  à  côté  de  Mar  Du- 
fougerais,  président  de  la  Sainte-Enfance.  Mais  il  se  remit  bien 
vite,  et  rattacha,  avec  toute  la  finesse  itahenne,  l'œuvre  qui 
l'occupait  uniquement  à  celle  qui  avait  réuni  ses  auditeurs  : 

«  Votre  œuvre  ressemble  tellement  à  la  mienne,  dit-il,  que, 
au  premier  coup  d'œil,  je  ne  vois  entre  elles  aucune  diffé- 
rence; mais  quand  je  regarde  ce  qui  m'entoure  ici,  je  ne  sais 
plus  comment  les  concilier.  La  mienne  est  celle  de  la  pauvreté, 
de  l'ignorance  et  de  la  misère  ;  la  vôtre  me  semble  appuyée 
sur  la  distinction,  la  science,  la  richesse. 

»  Il  est  vrai  que  pour  mener  à  bonne  fin  des  œuvres  si 
belles  et  si  grandes,  il  faut  deux  choses  :  d'une  part  la  richesse, 
qui  a  de  quoi  donner  et  qui  donne  ;  d'autre  part  la  pauvreté, 
qui  reçoit  avec  reconnaissance. 

»  La  richesse,  elle  éclate  à  profusion,  et  de  tous  côtés,  dans 
cette  grande  ville  de  Paris;  je  la  trouve  aussi  dans  votre 
œuvre.  Messieurs,  mais  là,  elle  se  déverse  dans  la  pauvreté. 
Pour  nous,  cette  dernière  fut  et  restera  notre  unique  apanage; 
vous  le  savez,  Monseigneur  :  vous  avez  honoré  quelquefois 
de  votre  présence  la  ville  de  Turin,  et  c'est  une  faveur  dont 
nous  conserverons  toujours  le  plus  cher  souvenir.  » 

Après  cet  exorde  insinuant,  il  parla  de  ses  orphelins  comme 
toujours,  et  exhorta  tous  ses  auditeurs  à  donner  le  bon 
exemple  et  à  s'occuper,  avec  une  ardeur  croissante,  de  pré- 
server la  jeunesse,  espoir  de  la  belle  et  noble  France. 

Dom  Bosco  passa  ensuite  quelques  jours  dans  les  départe- 
ments du  nord.  Il  y  trouva  partout  une  réception  enthou- 
siaste, mais  nulle  part  plus  qu'à  Lille,  cette  opulente  fonda- 
trice d'œuvres,  qui  unit  à  l'élan  français  le  sens  pratique  et 
la  ténacité  des  Flamands,  et  qui  a  pris  si  hardiment,  depuis 
quinze  ans,  la  tête  du  mouvement  catholique. 

Les  souscriptions  UUoises  permirent  à  dom  Bosco  de  se 
charger  d'un  orphelinat  fondé  en  1870  par  la  baronne  Sé- 
guier.  Cet  orphelinat  devint  l'Oratoire  de  Saint-Gabriel  (rue 


—  289  — 

Notre-Dame),  qui,  en  1887,  comptait  déjà  cent  soixante  ap- 
prentis, et  dont  M.  le  chanoine  Lasne  a  expliqué  la  raison 
d'être  : 

«  Depuis  près  de  cent  ans,  par  suite  d'un  bouleversement 
formidable,  les  ouvriers,  qui  étaient  autrefois  alliés  en- 
semble et  soutenus  par  les  sages  règlements  de  la  corpora- 
tion, se  trouvèrent  isolés  et  livrés  en  proie  à  la  cupidité  des 
patrons.  Les  sectaires  du  socialisme  ont  profité  de  ce  malaise 
pour  inoculer  dans  la  classe  ouvrière  le  venin  de  la  haine 
"contre  l'autori-té;  ils  se  sont  attachés  surtout  à  séparer  le 
pauvre  de  l'Eglise  cathoHque,  qui,  comme  une  tendre  mère, 
avait  présidé  à  son  éducation  et  obtenu  son  émancipation. 
L'ouvrier,  devenu  libre,  s'est  retourné  contre  sa  bienfaitrice. 
Ces  sentiments  d'aversion  qu'on  lui  a  inspirés  sont  sans  cesse 
excités  par  des  journaux  hostiles,  qui  ne  reculent  ni  devant 
le  mensonge  ni  devant  la  calomnie,  quand  il  s'agit  de  discré- 
diter la  religion  et  ses  ministres.  Et  pourquoi?  Parce  que  le 
socialisme  sait  par  expérience  que  ses  doctrines  perverses 
n'ont  pas  d'adversaire  plus  redoutable  que  l'enseignement 
chrétien,  et  qu'elles  ne  pourront  jamais  prévaloir  dans  les 
âmes  éclairées  par  la  lumière  de  l'Evangile. 

»  Qu'est-il  résulté  de  cet  état  de  choses  pour  les  jeunes 
apprentis?  Un  immense  danger  pour  leur  foi  et  pour  leurs 
mœurs?  En  effet,  l'esprit  d'impiété  et  d'immorahté  règne 
dans  la  plupart  des  ateliers.  En  vain  les  meilleurs  patrons 
essaient-ils  de  réagir  contre  cet  état  de  choses  déplorable  ; 
ils  obtiennent  peut-être  un  certain  ordre  extérieur,  mais  les 
esprits,  gangrenés  par  les  mauvaises  doctrines,  n'en  sont  que 
plus  haineux  et  plus  portés  à  la  révolte. 

»  Dom  Bosco  apporta  le  remède....  Avant  son  arrivée  et 
l'installation  de  ses  collaborateurs,  on  avait  fait  un  essai  avec 
le  concours  dévoué  des  sœurs  de  Charité.  Mais  cet  essai,  qui 
n'avait  d'influence  sur  les  orphehns  que  jusqu'à  l'époque  de 
la  première  communion,  ne  pouvait  pas  aboutir;  car,  au  dé- 
but de  leur  apprentissage,  ces  jeunes  orphelins  étaient  obh- 
gés  de  se  répartir  dans  les  différents   atehers  où  les  portait 

DOM  BOSCO.  .  19 


—  290  — 

leur  aptitude  spéciale,  et  ils  y  perdaient  bientôt  tout  ce  qu'ils 
avaient  acquis  durant  leurs  premières  années. 

»  Tout  a  changé  de  face  depuis  l'établissement  d'ateliers 
salésiens.  Ici  l'apprentissage  n'a  plus  aubun  danger,  et  la 
main  se  forme  au  travail,  tandis  que  le  cœur  se  forme  à  la 
vertu  eu....  » 

Puis  il  reparut  à  Paris,  s'y  arrêta  pour  accomplir  diverses 
promesses  qu'il  n'avait  pu  remplir  à  son  premier  passage,  et 
visita  encore  quelques  églises  :  Saint-Augustin,  Saint-Pierre 
du  Gros-Caillou,  Sainte-Marguerite,  dans  les  quartiers  popu- 
leux de  Popincourt  et  de  la  Roquette;  c'est  dans  ces  quartiers 
qu'il  aspirait  à  fonder  un  Oratoire. 

A  Saint-Augustin,  il  fit  sur  les  devoirs  des  catholiques  en- 
vers la  jeunesse  une  instruction  dont  voici  le  commencement  : 

«  Notre  divin  Sauveur  est  descendu  sur  la  terre  pour  sau- 
ver tout  le  genre  humain,  et  il  a  donné  des  preuves  de  sa 
charité  et  de  sa  bonté  envers  tous  les  hommes.  Mais  la  jeu- 
nesse a  été,  pour  ainsi  dire,  l'objet  préféré  de  sa  tendresse.  Il 
laissait  approcher  les  petits  enfants,  il  menaçait,  comme  ja- 
mais il  ne  menaça  pour  aucun  crime,  ceux  qui  scandalisent 
la  jeunesse;  enfin  il  a  voulu  que  les  Livres  saints,  par  leur 
simplicité  et  leur  clarté,  fassent  à  la  portée  des  enfants  et  du 
peuple,  qui  est  un  grand  enfant....  » 

A  Saint-Pierre  du  Gros-Caillou,  dom  Bosco  se  trouva  en 
présence  du  cardinal  Lavigerie,  qui  voulut  se  charger  lui- 
même  de  le  recommander  aux  fidèles  : 

«  Depuis  que  j'ai  appris  la  présence  à  Paris  du  saint  Vin- 
cent de  Paul  italien,  je  n'ai  eu  qu'un  désir,  dit  le  cardinal, 
celui  de  me  rencontrer  avec  lui  dans  quelqu'une  de  nos 
églises  et  de  recommander  ses  œuvres  à  la  générosité  fran- 
çaise. Ces  œuvres,  je  les  ai  vues  commencer  à  Turin, 
s'étendre  ensuite  sur  la  France,  et  devenir  comme  un  trait 
d'union  de  bienfaisance  et  de  paix  entre  les  deux  nations. 


(1)  Discours  prononcé  à   rorphelinat  de   Saint-Gabriel.    (La   Vraie  France,  de 
Lille,  5  seplemlire  1887.) 


—  2lii    — 

»  Appelé  à  remplir  moi-même  en  Tunisie,  où  les  Italiens 
sont  en  majorité  dans  la  population  chrélienne,  un  mi- 
nistère semblable,  je  suis  heureux,  mes  très  chers  frères, 
de  vous  rappeler  la  grande  pensée  de  l'apôtre  saint  Paul,  à 
savoir  que  nous  ne  formons  tous  qu'un  même  corps,  dont 
tous  les  membres  doivent  s'entr'aider.  C'est  ce  que  vous  faites, 
mon  très  Révérend  Père,  lorsque  vous,  prêtre  italien,  vous  re- 
cueillez et  élevez  les  orphehns  de  la  France,  c'est  ce  que  je 
cherche  à  faire  en  Tunisie,  où  moi,  prêtre  français,  j'aime 
comme  mes  fils  les  enfants  de  votre  Italie, 

»  Vous  consommerez  cette  œuvre  de  rapprochement  et  de 
paix,  mes  très  chers  frères,  en  venant  en  aide  à  ce  prêtre 
humble  et  dévoué.  Il  faut  qu'en  rentrant  dans  sa  patrie,  il 
puisse  dire  que  la  France  est  toujours  fidèle  à  sa  grande  mis- 
sion de  protectrice  de  tous  ceux  qui  souffrent,  sans  distinc- 
tion de  frontières.  » 

L'êminent  restaurateur  du  siège  épiscopal  de  Garthage, 
apôtre  lui  aussi  et,  avec  dom  Bosco  et  les  papes  Pie  IX  et 
Léon  XIII,  une  des  plus  grandes  figures  de  ce  siècle,  fit  en- 
suite un  magnifique  éloge  de  la  charité,  puis,  après  avoir  sol- 
licité pour  dom  Bosco,  il  se  mit  à  solliciter  dom  Bosco  lui- 
même  : 

«  J'habite  un  pays  où  le  saint  Vincent  de  Paul  de  la 
France  fut  autrefois  entraîné  par  la  force  et  plongé,  durant 
deux  années,  dans  l'esclavage.  Aujourd'hui,  il  faut  à  la  Tuni- 
sie un  saint  Vincent  de  Paul  nouveau,  qui  y  soit  conduit  non 
par  la  violence,  mais  par  l'amour.  Ce  saint  Vincent  de  Paul, 
c'est  vous-même,  mon  très  cher  Père;  avec  votre  famille  re- 
ligieuse, moitié  italienne,  moitié  française,  vous  accomplirez 
mieux  que  tout  autre  l'œuvre  de  concihation  et  de  .paix  qui 
nous  est  le  plus  nécessaire. 

»  Votre  place  y  est  tout  à  fait  marquée.  Jusqu'ici,  ce  sont 
les  familles  italiennes  qui  forment  presque  seules  la  partie 
européenne  de  ce  grand  pays  désert,  placé  désormais  sous  la 
protection  généreuse  de  la  France.  Ces  familles,  dont  je  suis 
le  pasteur,  trop  souvent,  comme  toutes  celles  qui  s'expa- 


-  292  - 

trient,  elles  sont  décimées  prématurément  et  privées  de  leurs 
chefs.  Il  nous  faudrait  pouvoir  recueillir  tous  ces  orphelins, 
et  même  tous  les  enfants  qui  manquent  d'un  appui  nécessaire. 
Père  des  orphelins  italiens,  je  fais  un  appel  à  votre  cœur.  Il  a 
déjà  répondu  à  celui  de  l'Europe  et  de  l'Amérique;  voici 
l'Afrique  qui  lui  présente  ses  enfants  délaissés.  Votre  cœur  est 
assez  grand  pour  les  contenir.  Envoyez-leur  vos  fils.  Vos  fils 
leur  parleront  à  la  fois  la  langue  harmonieuse  de  leur  pays 
natal  et  la  langue  de  la  France.  Nous  les  aimerons  ensemble  ; 
ensemble  nous  leur  apprendrons  à  bénir  Dieu  et  la  France. 

»  Et  vous,  mes  très  chers  frères,  vous  porterez  aujourd'hui 
vos  aumônes  à  ces  mains  qui  vous  sont  tendues.  Souvenez- 
vous  que  vous  allez  servir  deux  causes  également  sacrées  :  la 
cause  de  la  charité  et  la  cause  de  la  patrie.  » 

Dom  Bosco  ne  pouvait  résister  à  cet  appel.  Il  protesta 
contre  les  éloges  qui  lui  étaient  décernés,  mais  il  promit  son 
concours  :  «  Oui,  dit-il,  la  généreuse,  la  grande  nation,  la 
nation  qu'on  a  pu  appeler  le  chevalier  de  l'Eglise  et  de  l'hu- 
manité, ne  saurait  s'adresser  en  vain  à  mon  cœur.  Lorsqu'elle 
me  réclame  de  mes  enfants  pour  venir  en  aide  à  mes  compa- 
triotes italiens,  j'ai  deux  raisons  au  heu  d'une  pour  lui  en 
donner.  »  Et  il  promit  d'employer  en  Tunisie  une  partie  de 
ces  aumônes  qu'il  avait  reçues  si  abondamment  en  France  (i). 

Empruntons  encore  à  Léon  Âubineau  le  récit  d'une  visite 
de  dom  Bosco  à  Paris. 

Des  relations  anciennes,  des  grâces  particuhères,  une  gué- 
rison  entre  autres,  avaient  depuis  longtemps  mis  dom  Bosco 
en  relations  avec  le  libraire  Josse,  rue  de  Sèvres.  Ce  dernier 
réunit  chez  lui  les  dames  quêteuses  de  Saint-Sulpice,  qui 
avaient  versé  dans  les  mains  du  saint  prêtre  une  collecte  de 
plus  de  six  mille  francs.  Dom  Bosco,  qui  ne  savait  rien  refu- 
ser, promit  de  venir  les  remercier.  La  réunion  devait  être 
intime  ;  on  la  fixa  à  deux  heures. 


(1)  Nous  avons  tout  lieu  de  croire  que  cet  engagement  pris  par  dom  Bosco  sera 
réalisé,  s'il  ne  l'est  déjà  au  moment  où  nous  écrivons. 


—  293  - 

Toute  chose  se  sait  à  Paris  ;  dès  midi,  les  appartements  du 
libraire  étaient  envahis,  la  cour  était  occupée,  encombrement 
partout.  On  prenait  patien-ce  comme  on  pouvait.  L'homme 
de  Dieu  n'arriva  que  vers  six  heures  et  demie.  La  voiture  qui 
le  devait  emmener  et  était  venue  le  chercher  l'attendait  dès 
cinq  heures  du  soir.  La  rue  était  tellement  encombrée  qu'il 
eût  été  difficile  d'y  descendre  et  de  traverser  le  trottoir;  on 
fit  entrer  la  voiture  dans  la  cour,  déjà  pleine,  elle  aussi,  mais 
où  l'on  se  tassa  davantage.  La  foule  suivit  la  voiture.  C'était 
l'heure  où  les  ouvriers  quittent  leur  travail;  ils  s'arrêtèrent, 
dévots  ou  curieux,  et  tous  ceux  qui  purent  s'ouvrir  un  pas- 
sage se  mêlèrent  à  la  foule. 

On  fit  remarquer  à  dom  Bosco  qu'il  était  attendu  patiem- 
ment dans  cette  cour  depuis  déjà  cinq  heures,  que  cependant 
les  magasins  et  les  appartements  étaient  pleins  de  gens  qui 
l'attendaient  également;  qu'il  avait  à  peine  une  heure  à  don- 
ner à  tout  ce  monde,  qu'il  lui  était  impossible  de  parler  à 
chacun.  Alors,  du  marchepied  de  la  voiture,  il  adressa 
quelques  paroles  édifiantes  aux  cinq  à  six  cents  personnes  qui 
occupaient  la  grande  cour.  On  l'écouta  dans  un  admirable 
silence,  avec  une  piété  sensible.  Tous  les  hommes  étaient 
découverts,  et  lorsqu'il  annonça  qu'il  allait  donner  la  béné- 
diction, tous  s'agenouillèrent  et  se  signèrent  respectueuse- 
ment. Aucun  de  ceux  qui  ont  assisté  à  cette  bénédiction 
donnée  par  dom  Bosco  à  la  foule  entassée  dans  la  cour  du 
n"  31  de  la  rue  de  Sèvres  n'en  oubliera  le  spectacle.  C'était 
la  communion  des  saints.  Tout  ce  peuple  dans  la  livrée  du 
travail  ou  sous  la  richesse  des  vêtements,  hommes,  enfants, 
grandes  dames,  ouvriers  et  ouvrières,  tout  ce  peuple  était 
chrétien,  faisait  acte  de  foi  à  Dieu,  de  respect  et  de  vénéra- 
tion à  la  sainteté. 

Une  heure  et  demie  plus  tard,  dom  Bosco  sortit  du  logis 
de  M.  Josse,  où  il  avait,  sinon  longuement  parlé  à  chacun,  du 
moins  patiemment  écouté  à  peu  près  tout  le  monde  et  répondu 
en  bloc.  Mais  quand  dom  Bosco  voulut  accéder  à  la  voiture 
qui  l'attendait,  il  trouva  dans  la  cour  autant  de  peuple  qu'il  y 


—  î'Ji  - 

en  avait  à  son  arrivée.  On  l'avait  attendu,  on  se  précipitait 
vers  lui,  tout  le  monde  voulait  lui  baiser  la  main  ou  lui  faire 
toucher  quelque  objet  de  dévotion,  chapelet  ou  médaille. 
Nous  avons  eu  alors  le  même  spectacle  qu'à  Saint-Sulpice  et 
dans  les  autres  églises.  Il  fallut  user  du  même  procédé  pour 
parvenir  à  faire  les  quelques  pas  nécessaires.  Un  homme  pré- 
cédait l'apôtre  de  la  charité,  écartant  et  fendant  la  foule, 
tandis  que  deux  autres,  de  chaque  côté,  le  protégeaient 
contre  les  empressements  et  les  emportements  du  zèle  et  de 
la  piété,  qui  saisissaient  les  mains,  les  baisaient  et  se  les  dis- 
putaient à  l'envi  ;  un  autre  enfin  suivait,  en  résistant  au  flot 
qui  voulait  se  reformer  et  se  précipiter  sur  l'homme  de  Dieu. 
Monté  en  voiture,  il  donna  une  dernière  bénédiction,  et 
lorsque  la  voiture  se  mit  en  marche,  la  foule,  jusque-là  re- 
cueillie, éclata  en  vivats.  Les  mains  élevaient  et  agitaient  en 
l'air  les  mouchoirs,  les  casquettes  et  les  chapeaux.  L'Ad 
multos  annos  du  peuple  chrétien  était  dans  tous  les  cœurs. 

Cette  manifestation  que  nous  avons  vue  et  à  laquelle  nous 
avons  assisté  dans  une  maison  de  la  rue  de  Sèvres  se  renou- 
vela chaque  jour  dans  les  divers  quartiers  de  la  ville,  et  elle 
accompagna  dom  Bosco  le  26  mai,  jusque  sur  le  quai  de  la 
gare  de  Lyon.  Le  saint  prêtre  partait  pour  rentrer  à  Turin.  Il 
n'avait  pas  annoncé  l'heure  de  son  départ,  il  ne  s'était  pas 
arrêté  dans  l'intérieur  de  la  gare,  il  en  avait  rapidement  tra- 
versé les  salles  et  avait  pris  place  dans  le  compartiment  qui 
lui  était  destiné,  avant  même  que  son  secrétaire  eût  retiré 
du  guichet  les  billets  de  voyage.  Néanmoins  il  se  fit  autour 
du  compartiment  où  il  était  entré  un  petit  concours  qui  attira 
bien  vite  l'attention  de  tous.  Y  en  avait-il  beaucoup  à  ignorer 
lo  nom  qu'on  donnait  à  ceux  qui  s'informaient?  Ils  s'éton- 
naient de  l'empressement  manifesté  autour  de  ce  prêtre  aux 
allures  si  simples  et  que  rien  ne  relevait  aux  yeux  du  public. 
Sa  physionomie  souriante,  où  s'épanouissait  une  modeste 
bonhomie,  mêlée  à  une  exquise  finesse,  n'expliquait  pas  le 
mystère,  et  il  fallut  bien  répondre  aux  curieux  qui  mettaient 
trop  d'insistance  que  ce  brave  homme  était  un  faiseur  de  mi- 


—  295  — 

racles.  Gela  pouvait  étonner  quelques-uns  ;  mais,  selon  la  re- 
marque d'un  savant  prélat,  dans  l'état  des  esprits  en  France, 
aujourd'hui,  le  miracle  n'a  rien  qui  répugne  à  la  foule,  ni  qui 
puisse  la  choquer.  Lorsque  le  train  se  mit  en  route,  les  fronts 
se  découvrirent,  et  dom  Bosco  fut  salué  respectueusement 
par  presque  toute  l'assistance  ('). 

Mais  ce  qu'il  laissa  de  meilleur,  ce  qui  reste  et  restera  de 
son  passage  à  Paris,  c'est  l'Oratoire  Saint-Pierre,  sur  la  colline 
de  Ménilmontant.  Cet  établissement  existait  déjà.  Fondé  par 
l'abbé  Pisani,  confié  ensuite  aux  Frères  de  Saint-Vincent  de 
Paul,  il  s'était  vu  compromis  subitement  par  des  difficultés 
d'ordre  intérieur.  Dom  Bosco  ne  recula  devant  aucun  sacri- 
fice pour  le  maintenir.  Lorsque,  en  juin  1887,  Mgr  Gay,  évêque 
d'Anthédon,  vint  y  ériger  solennellement  une  statue  de  Marie 
Auxiliatrice,  due  au  ciseau  de  David  d'Angers,  et  à  laquelle 
on  avait  fait  faire  le  voyage  de  Turin,  afin  qu'elle  revînt  bénite 
par  dom  Bosco,  l'inspecteur  des  maisons  salésiennes  de 
France,  dom  Albéra,  trouva  que  FOratoire  de  Ménilmontant 
était  déjà  un  des  plus  prospères  et  peut-être  celui  qui  a  le  plus 
d'avenir. 

Au  retour,  dom  Bosco  s'arrêta  à  Dijon  et  passa  trois  jours 
chez  M.  le  marquis  de  Saint-Seine.  Là  comme  partout,  il  fut 
entouré  et  assiégé;  c'était  par  cent,  cent  cinquante  per- 
sonnes qu'on  l'attendait  dans  chaque  maison  où  il  se  rendait. 
Un  témoin  oculaire  nous  écrit  : 

«  On  ne  lui  a  rien  vu  faire  d'extraordinaire  à  Dijon.  Les 
carmélites  l'avaient  beaucoup  désiré,  dans  l'espoir  qu'il  guéri- 
rait leur  supérieure  malade;  la  supérieure  ne  fut  pas  guérie. 
On  se  rappelle  seulement  qu'après  sa  première  messe,  célé- 
brée au  Carmel,  il  dit,  en  montrant  trois  cents  francs  qu'il 
venait  de  recevoir  :  «  C'est  d'une  dame  qui  avait  promis  cette 
somme  si  elle  obtenait  une  certaine  grâce,  et  elle  l'a  obte- 
nue. »  Quand  il  revenait  des  courses  qu'il  faisait  un  peu  par- 
tout, en  descendant  de  voiture  il  remettait  pêle-mêle,  à  M"**  la 

(1)  Léoa  AuDiNEAU,  Dom  Bnxr.o  à  Pari$, 


—  29()  — 

marquise  de  Saint-Seine,  argent,  or,  billets,  en  lui  disant 
«  Veuillez  me  garder  cela.  »  Sa  simplicité,  sa  bonté,  ne  sau- 
raient s'exprimer  ;  on  peut  dire  qu'une  vertu  sortait  de  lui, 
une  vertu  qui  lui  attirait  les  cœurs  ;  on  voyait  des  hommes, 
prévenus  à  l'avance  contre  lui,  se  trouver  retournés  rien 
qu'en  le  regardant,  et  ne  vouloir  plus  le  quitter,  émus  jus- 
qu'aux larmes,  et  convenant  de  leur  transformation. 

»  A  son  arrivée,  on  lui  demanda  comment  il  fallait  l'appe- 
ler: monsieur  l'abbé?  mon  Père?  «  Appelez-moi  dom  Bosco, 
et,  si  vous  tenez  à  ajouter  quelque  chose,  dites  :  Pauvre  dom 
Bosco  !  »  Mais  comme  il  aimait  ses  confrères  et  estimait,  en 
particulier,  dom  Rua!  Ce  dernier  étant  venu  le  rejoindre,  il 
dit,  !a  veille  de  son  arrivée  :  «  Dom  Rua  sera  ici  demain;  vous 
le  considérerez,  vous  l'étudierez,  c'est  celui-là  qui  est  un 
saint  !  » 

Dom  Bosco  fut  aussi  appelé,  durant  l'été  de  1883,  au  ht  de 
douleur  du  comte  de  Ghambord,  à  Frohsdorf  en  Autriche. 
L'auguste  malade,  que  les  journaux  donnaient  déjà  comme 
mort,  éprouva  de  cette  visite  un  soulagement  tel  qu'on  le  crut 
guéri.  Ce  ne  fut  malheureusement  qu'une  amélioration  passa- 
gère; les  causes  mystérieuses  qui  avaient  produit  la  maladie, 
et  que  l'histoire  révélera  peut-être  un  jour,  reçurent  bientôt 
une  aggravation  nouvelle  et  qui,  cette  fois,  amena  le  dénoue- 
ment fatal  désiré  des  sociétés  secrètes.  Mais  le  bruit  de  la 
guérison  troubla  l'Europe  révolutionnaire  qui,  en  Italie,  cher- 
cha à  se  venger  sur  dom  Bosco.  On  publia  les  plus  viles 
calomnies  contre  son  institut  de  Turin;  nous  n'avons  pas 
besoin  d'ajouter  que  les  infâmes  désordres  dont  on  parla 
n'existaient  que  dans  l'imagination  des  journalistes  sectaires. 


CHAPITRE  XXV. 

l'église   du    sacré-coeur   a    ROME.  —  DOM    BOSCO    EN   ESPAGNE, 
—   LE   TREMBLEMENT    DE   TERRE   EN   LIGURIE. 


L'année  1884  fut  marquée  pour  dom  Bosco  par  une  grave 
maladie  qui  excita  les  plus  vives  alarmes.  Il  fit  insérer  au 
Bulletin  salésien  de  décembre  la  note  ci-après  : 

«  Dom  Bosco  remercie  du  plus  profond  de  son  cœur  ses  bien- 
aimés  coopérateurs  pour  les  prières  publiques  et  privées  que, 
dans  leur  charité,  ils  ont  bien  voulu  adresser  et  faire  adres- 
ser à  Dieu  pour  sa  guérison. 

»  Ces  prières  ont  été  exaucées.  Grâce  à  elles,  il  a  pu  re- 
prendre une  partie  de  ses  anciennes  occupations.  Comme  té- 
moignage de  sa  reconnaissance  il  a,  le  21  novembre  dernier, 
fête  de  la  Présentation  de  la  très  sainte  vierge  Marie,  célébré 
la  sainte  messe  pour  tous  ceux  qui  ont  bien  voulu  le  secourir 
de  leurs  prières. 

))  Avec  tous  ses  enfants,  il  ne  cesse  de  prier  le  Seigneur  de 
bénir  tous  ses  coopérateurs,  de  les  combler  de  toutes  sortes 
de  prospérités,  et,  dans  nos  temps  si  difficiles  et  si  éprouvés, 
de  tenir  loin  d'eux  et  de  leurs  familles  toute  espèce  de  dis- 
grâces. » 

L'œuvre  spéciale  qui  l'occupa  le  plus  à  cette  époque  fut 
l'érection  d'une  nouvelle  basilique. 

Il  semble  que  les  églises  ne  manquent  point  à  Rome,  et  ce 
serait  vrai  si  les  centres  d'agglomérations  humaines  ne  se  dé- 
plaçaient pas. 


—  298  - 

Une  population  de  quinze  mille  âmes,  sur  le  mont  Esquilin, 
se  trouvait  sans  édifice  convenable  pour  le  service  parois- 
sial. Pie  IX,  un  peu  avant  de  mourir,  remarqua  ce  vide  et 
songea  à  le  combler  II  en  parla  au  grand  bâtisseur  d'églises, 
qui  avait  achevé  déjà  celle  de  Marie-Auxiliatrice  et  plusieurs 
autres,  et  qui  travaillait,  à  ce  moment,  à  celle  de  Saint-Jean 
l'Evangéliste,  à  Turin.  «  Il  faut,  lui  dit-il,  que  vous  en  fassiez 
une  de  plus,  ici  à  Rome;  elle  sera  le  couronnement  de  votre 
carrière  et,  afin  d'attirer  plus  sûrement  le  concours  de  la  di- 
vine Providence,  nous  la  mettrons  sous  le  vocable  du  Sacré- 
Cœur.  » 

Dom  Bosco  trembla  d'abord  à  la  pensée  d'accepter  une  nou- 
velle charge  aussi  lourde.  La  fondation  et  l'entreLien  de  ses 
asiles  ou  orphelmats,  qui  s'élevaient  alors  à  près  de  quatre- 
vingts,  et  les  missions  de  l'Amérique  du  Sud  engloutissaient 
déjà  des  sommes  fabuleuses,  de  nature  à  épouvanter  qui- 
conque n'aurait  compté  que  sur  l'industrie  humaine  pour  les 
trouver. 

De  plus,  le  nouveau  monument,  pour  être  digne  de  la  ville 
éternelle,  coûterait  des  millions,  et  le  souverain  pontife, 
n'ayant  pour  subsister  lui-même  que  la  charité  de  ses  en- 
fants, n'était  pas  en  mesure  d'offrir  une  contribution  efficace. 

Pie  IX  acheta  le  terrain,  mais  vint  à  mourir  sur  ces  entre- 
faites. Son  successeur  ne  vit  pas  de  meilleure  preuve  de 
bienveillance  à  donner  à  dom  Bosco ,  ni  de  plus  haut 
témoignage  de  confiance,  que  de  lui  confirmer  et  de  lui 
renouveler  le  mandat  de  cette  construction  nouvelle. 

Dom  Bosco  n'avait  rien  à  refuser  à  Léon  XIII.  Après  avoir 
élevé  ses  regards  vers  le  ciel,  il  se  mit  à  parcourir  l'Italie, 
la  France  et  bientôt  l'Espagne. 

A  ceux  qui  s'étonnaient  d'un  projet  si  audacieux,  si  témé- 
raire même ,  il  faisait  toujours  la  même  réponse  :  «  Con- 
fiance !  Confiance  !  La  très  sainte  Vierge  a  pris  sous  sa 
protection  toutes  nos  œuvres.  »  Et  non  seulement  il  accepta 
le  projet  primitif,  mais  il  l'agrandit  et  acheta  des  terrains 
pour  fonder  un  Oratoire  salésien. 


—  299  - 

Et  les  fidèles  répondirent  à  son  appel.  Léon  XIII,  malgré  la 
pénurie  du  saint-siège,  fut  le  premier  à  donner  l'exemple. 
Le  cardinal  Alimonda,  archevêque  de  Turin,  s'adressa  à 
l'Italie  tout  entière,  qui  lutta  de  générosité  pour  envoyer  au 
saint-père  les  ressources  nécessaires. 

Les  travaux  durèrent  six  ans  et  coûtèrent  près  de  trois 
millions  ;  mais  bientôt  la  ville  éternelle  put  voir  surgir  du 
mont  Esquilin  l'édifice  naissant  qui,  peu  à  peu,  se  garnit  de 
tours.  Le  style  est  celui  du  xvi^  siècle,  auquel  Bramante  a 
attaché  son  nom;  le  plan  a  été  donné  par  M.  le  comte  Fran- 
çois Vespignani,  architecte  romain,  que  son  confrère  et  com- 
patriote, M.  Valentin  Grazzioli,  a  brillamment  secondé.  L'en- 
semble est  des  plus  imposants. 

Les  portes  viennent  de  Turin  et  sont  le  travail  des  enfants 
de  l'Oratoire  (D. 

(1)  La  coupole,  d'une  hardiesse  pleine  de  grâce  et  de  majesté,  retrace  un  sujet 
merveilleusement  traité  par  Menti  :  la  glorification  du  Sacré-Cœur.  Le  Sauveur 
montre  son  cœur  environné  de  flammes  à  Marguerite  Alacoque  et  à  Catherine 
de  Racconigi  ;  les  deux  vierges,  le  visage  resplendissant,  le  contemplent  en  extase. 

Les  peintures  sont  de  Caraselli  et  de  Monti  ;  les  mosaïques  sont  de  Perozzi.  Le 
maître-autel  est  en  marhre  de  Californie. 

Des  deux  autels  latéraux,  les  premiers  mis  en  place,  l'un,  don  du  prince  Torlonia, 
provient  d'un  sanctuaire  démoli  dans  la  rue  Porta  Pia;  l'autre  a  appartenu  à 
l'église  des  Cento  preli  à  Ponte  Sisto,  édifice  qui,  lui  aussi,  a  dû  disparaître. 

Une  inscription  latine,  approuvée  de  Sa  Sainteté  Léon  XIII,  dont  elle  rappelle  le 
style  par  sa  souveraine  élégance,  resplendit  au  fronton  du  monument.  Elle  ap- 
prendra aux  générations  à  venir  que  ce  temple  grandiose,  commencé  par  Pie  IX,  a 
été  construit  par  les  Salésiens  avec  les  aumônes  des  amis  du  Cœur  de  Jésus  ;  un 
mot  spécial  dit  que  le  fronton  est  dû  à  la  munificence  de  Léon  XIII,  aidé  dans  celte 
œuvre  par  les  deniers  de  la  piété  catholique; 

Voici  du  reste  le  texte  de  cette  inscription  : 

TEilPLVM  SACR03A.NCT1   C0RDI3  IB8V 

A  PIO  IX  PO.NT.  MAX. 

SOLO     EMPTO     INCHOATVM 

SODALES    SALESIANI 

CVLTORVM   EIVSDEM   SS.    C0RDI3 

STVDIO    ET    CONLATIONE 

ERIGENDVM 

MVNIFICENTIA    LEONIS   XIII 

ET     NOVIS     PIORVM     SVBSIDIIS 

FHONTE     ADSTRVCTA     CVLTVQVE     ADDITO 

PERFICIENDVM    CVRARVNT 

ANNO     CH.      M     DCCC     LXXXVH 

A  l'intérieur,  à  droite  en  entrant,  sur  un  magnifique  piédestal,  se  dresse  la  statue 

monumentale  de  Pie  IX,  due  au  ciseau  de  Confalonieri,  de  Milan. 


—  300  — 

Toutefois  le  monument  n'était  pas  complètement  achevé, 
la  façade  attendait  encore  ses  statues,  et  plusieurs  chapelles 
de  l'intérieur  leurs  autels,  lorsqu'on  songea  à  l'inaugurer. 
On  aurait  pu  attendre  ;  mais  dom  Bosco  était  impatient  de 
ipourvoir  au  service  religieux  de  ce  quartier,  qui  s'accroît 
sans  cesse,  et  surtout  il  avait  grandement  à  cœur  de  faire 
coïncider  l'inauguration  avec  le  jubilé  sacerdotal  de  Léon  XIII, 
et  d'offrir  à  l'auguste  vieillard  du  Vatican  ce  premier  cadeau 
de  fête,  prémices  de  tant  d'autres  dons  que  l'univers  entier 
allait  apporter. 

L'inauguration  de  l'orgue  eut  lieu  les  12  et  13  mai  1887. 
Le  14,  le  cardinal- vicaire  consacra  solennellement  l'église  du 
Sacré-Cœur,  en  présence  de  dom  Bosco  et  d'un  grand  nombre 
d'invités,  car  il  n'avait  pas  été  possible  d'admettre  tout  le 
monde.  La  messe  fut  célébrée  par  dom  Dalmazzo,  curé  de  la 
nouvelle  paroisse. 

A  cette  occasion,  Léon  XIII  donna  une  longue  audience 
privée  à  dom  Bosco  et  à  dom  Rua,  et  leur  témoigna  toute 
sa  reconnaissance  au  nom  de  la  ville  de  Rome  et  de  l'Eglise 
universelle. 

Afin  de  ne  pas  interrompre  ce  qui  concerne  l'église  du 
Sacré-Cœur,  nous  avons  différé  un  événement  antérieur  d'une 
année  :  le  voyage  de  dom  Bosco  en  Espagne. 

C'est  le  8  avril  1886  qu'il  arriva  à  Barcelone;  il  y  resta 
jusqu'au  8  mai  :  «  Ah  !  disait -il,  voilà  la  première  et  la  der- 
nière fois  que  je  visite  l'Espagne  ;  je  l'aime  cependant 
beaucoup  ;  elle  est  la  mère  patrie  des  pays  de  nos  mis- 
sions! » 

Dès  le  mois  de  décembre  1880  il  avait  appelé  au  chapitre 
général  dom  Jean  Branda,  attaché  alors  à  la  maison  de  Turin, 


Le  grand  pape,  tenant  de  la  main  gauche  un  parchemin,  la  main  droite  levée 
pour  bénir,  semble  prendre  son  élan  vers  le  ciel  :  cette  attitude  heureuse  et  l'angé- 
lique  sourire  qui  illumine  le  visage  donnent  à  l'œuvre  quelque  chose  de  saisissant  ; 
elle  rappelle  l'effigie  si  vivante  et  si  rayonnante  du  curé  d'Ars,  par  M.  Emilien  Ca- 
buchet,  et  celle  du  B.  de  la  Salle,  par  le  même  statuaire,  qui  est  en  France,  à  notre 
époque,  le  grand  interprète  de  la  sainteté  par  le  bronze  et  le  marbre.  Ne  nous 
donuera-t-il  pas  quelque  jour  une  statue  de  dom  Bosco? 


-  301  — 

pour  le  charger  d'une  mission  en  Espagne.  «  Il  s'agit,  lui 
dit-il,  de  fonder  un  collège  à  Utrera,  près  deSéville;  vous 
allez  vous  y  rendre  ;  mais  ce  ne  sera  pas  pour  des  années  : 
vous  recevrez  en  son  temps  une  lettre  d'une  dame  très  riche, 
de  Barcelone,  qui  vous  demandera  d'établir  une  maison  salé- 
sienne  dans  cette  ville,  et  cette  maison  sera  appelée  à  de 
grandes  destinées.  » 

Dom  Branda  partit  de  Turin  en  janvier  1881,  avec  un  per- 
sonnel de  cinq  autres  Salésiens  et  accompagné  de  dom  Gagliero, 
aujourd'hui  vicaire  apostolique  xle  la  Patagonie.  Il  ne  resta 
qu'un  an  à  Utrera  et  fut  envoyé  ensuite  à  Malaga,  pour  orga- 
niser et  diriger  un  orphelinat,  celui  de  Saint-Barthélémy,  dont 
le  directeur  venait  d'être  frappé  d'une  maladie  incurable,  et 
qui,  pour  ce  motif,  était  en  pleine  désorganisation.  Dom 
Branda  le  reconstitua  et  même  l'accrut;  mais  les  Salésiens  ne 
purent  le  conserver,  faute  de  personnel. 

Au  mois  de  septembre  1882,  une  lettre  arrivait  de  Barce- 
lone à  Malaga,  signée  d'une  dame  très  connue  et  par  sa  for- 
tune et  par  ses  largesses,  M™*  veuve  Serra.  Cette  dame  offrait 
vingt  mille  douros,  en  d'autres  termes  cent  mille  francs,  pour 
que  la  société  de  Saint-François  de  Sales  fit  quelque  chose  en 
faveur  de  la  jeunesse  abandonnée  et  pauvre  de  Barcelone. 

Dom  Branda  fut  frappé  de  cette  lettre.  Avant  même  d'avoir 
tout  lu,  il  se  rappela  la  prédiction  de  dom  Bosco  ;  mais  sa 
surprise  redoubla  lorsqu'il  arriva  à  la  signature. 

Dans  sa  réponse  à  M™^  Serra,  il  raconta  ce  que  dom  Bosco 
avait  annoncé,  et  ajouta  :  «  Peut-être,  Madame,  seriez-vous 
cette  personne.  »  La  généreuse  donatrice  renouvela  sa  propo- 
sition directement  à  Turin,  et  son  offre  fut  acceptée  d'autant 
plus  volontiers  que  l'Oratoire  de  Malaga  allait  être  abandonné. 

On  acheta  donc,  à  la  fin  de  1883,  la  maison  de  Sarria. 
Dom  Branda,  d'accord  avec  dom  Bosco,  fit  faire  les  travaux 
.ndispensables  pour  adapter  le  bâtiment  à  sa  nouvelle  desti» 
nation,  et  Mg^l'évêque  de  Barcelone  daigna  poser  la  première 
pierre  d'une  modeste  chapelle  provisoire,  qui  existe  encore. 
L'étabhssement  fut  ouvert  le  1"  mars  1884.  Ce  jour-là,  il  rece- 


—  302  — 

vait  cinq  enfants.  A  la  fin  de  l'année,  il  en  avait  trente.  Actuel- 
lement (1),  la  maison  renferme  cent  cinquante  personnes,  y 
compris  le  personnel  dirigeant;  de  plus,  environ  deux  cent 
cinquante  jeunes  gens  viennent  suivre  des  cours  primaires 
pour  adultes,  pendant  le  jour  ou  le  soir,  et  les  Pères  salésiens 
dirigent  dans  Barcelone  un  cercle  qui  compte  environ  deux 
cents  membres. 

L'apôtre  de  la  charité  ne  pouvait  qu'être  bien  reçu  sur  la 
catholique  terre  d'Espagne.  Toutes  les  autorités  civiles  et 
ecclésiastiques  de  Barcelone  vinrent  lui  rendre  visite;  Vayu- 
tamiento  mit  à  sa  disposition  la  garde  à  cheval,  pour  main- 
tenir l'ordre  dans  la  foule  qui  ne  cessait  d'entourer  l'établisse- 
ment. 

Dom  Bosco  était  déjà  d'une  faiblesse  extrême;  seule  l'énergie 
de  sa  volonté  le  soutenait.  Il  ne  marchait  qu'appuyé  sur  un 
bâton,  et,  quand  il  n'en  avait  pas,  il  ne  pouvait  avancer  qu'en 
formant  une  sorte  de  balancier  avec  ses  bras  ramenés  dernière 
le  dos  ;  mais  il  paraissait  reprendre  des  forces  pour  sa  messe, 
qu'il  disait  avec  une  angélique  piété,  et  cependant  vite,  en 
homme  très  occupé.  Les  visiteurs  étaient  toujours  les  uns  sur 
les  autres;  à  moins  d'affaires  graves,  on  ne  faisait  que  défiler 
devant  la  bénédiction  du  saint,  et,  même  pour  affaires,  celui- 
ci  ne  pouvait  guère  soutenir  plus  de  vingt  minutes  d'entre- 
tien. 

Un  jour,  faisant  quelques  pas  au  jardin  avec  dom  Rua,  qui 
l'avait  accompagné  en  Espagne,  et  dom  Branda,  il  leur  dési- 
gna du  doigt  un  grand  champ  voisin  :  «  Achetez  ce  terrain, 
dit-il  à  dom  Branda,  ce  sera  pour  votre  jardin,  car  votre  jar- 
din actuel  doit  être  occupé  parles  constructions.  —  Mais,  ob- 
serva dom  Branda,  je  n'ai  point  d'argent.  —  Vous  doutez  de 
la  Providence  ?  Je  vous  dis,  moi,  que  ce  terrain  doit  être 
acheté,  et  qu'il  le  sera.  » 

Puis,  dirigeant  son  doigt  vers  un  jardin  contigu  :  «Achetez 
encore  ceci;  vous  placerez  là  une  maison  de  Marie-Auxilia- 

(1)  25  avril  1888. 


—  303  — 

trice;  on  s'y  occupera  des  jeunes  filles  pauvres  et  l'on  y  for- 
mera des  religieuses  pour  les  missions. 

—  C'est  impossible,  répliqua  dom  Branda;  le  propriétaire 
est  un  homme  très  riche,  qui  aime  beaucoup  cette  propriété, 
et  il  ne  la  céderait  pas  pour  quarante  mille  douros  (deux  cent 
mille  francs). 

—  N'eussiez-vous  pas  un  centime,  achetez,  car  c'est  la 
volonté  formelle  de  la  sainte  Vierge  qu'il  y  ait  ici  une  maison 
pour  nos  sœurs  et  pour  nos  missions.  Vous  verrez,  du  reste, 
comme  les  difficultés  vont  disparaître.  » 

Surpris  d'une  affirmation  aussi  nette,  dom  Rua  le  supplia 
de  vouloir  bien  parler  plus  clairement. 

Alors  il  leur  raconta  que  dans  la  nuit  du  10  au  11  mars  de 
celte  même  année,  c'est-à-dire  une  des  premières  nuits  qui 
suivirent  son  arrivée,  la  sainte  Vierge  lui  était  apparue.  «  Elle 
était  en  costume  de  bergère,  comme  je  la  vis  une  fois  quand 
j'étais  encore  enfant,  et  qu'elle  m'annonça  bien  des  choses 
que  j'ai  faites  depuis  pour  les  pauvres  orphelins  de  Turin....  ; 
bref,  elle  m'a  ordonné  l'achat  de  ce  jardin  et  l'établissement 
ici  d'une  maison  de  religieuses.  » 

L'événement  ne  tarda  pas  à  vérifier  ces  paroles.  Le  proprié- 
taire du  terrain  vendit,  quoique  non  sans  peine.  Quant  au  pro- 
priétaire du  jardin  ou  maison  de  campagne,  il  répondit  qu'il  ne 
céderait  point  sa  villa  pour  son  pesant  d'or.  Quelques  jours 
après,  il  mourut,  son  héritier  aimait  aussi  beaucoup  cette  pro- 
priété ;  mais,  informé  de  la  destination  qu'on  lui  voulaitdonner, 
il  s'empressa  de  la  cédera  des  conditions  très  avantageuses 
pour  les  Salésiens,  dont  il  est  resté  un  des  collaborateurs  les 
plus  généreux.  Ainsi  dom  Branda  se  rendit  acquéreur  des 
deux  côtés,  et,  dès  le  mois  de  novembre  1886,  les  religieuses 
de  Notre-Dame  Auxiliatrice  furent  installées.  Elles  ont  déjà 
un  petit  collège  et  un  noviciat. 

La  maison  des  jeunes  gens  a  des  ateliers  de  menuiserie, 
d'ébénisterie,  de  sculpture,  de  cordonnerie,  de  reliure,  de 
typographie  et  de  stéréotypie,  ainsi  qu'une  académie  de 
musique  vocale  et  instrumentale. 


—  304  — 

Dom  Bosco,  en  s'éloignant,  laissa  en  Espagne,  plus  que  dans 
aucun  autre  pays,  la  réputation  d'un  thaumaturge,  car  nulle 
part  ailleurs,  en  aussi  peu  de  temps,  on  ne  vit  autant  de 
grâces  merveilleuses  obtenues  par  lui.  Nous  en  raconterons 
trois,  en  reproduisant  textuellement,  dans  sa  sécheresse  élo- 
quente de  procès-verbal,  l'extrait  du  Journal  de  la  maison, 
que  dom  Branda  lui-même  a  bien  voulu  nous  communiquer  _: 

«  Sarria-Barcelone,  28  avril  1886. 

»  Rosa  Tarragona  y  Dore,  fille  de  feu  Joseph  et  de  Séra- 
phine,  âgée  de  trente  ans,  du  village  de  Pons,  diocèse  d'Ur- 
gel,  malade  à  une  jambe  depuis  trois  ans,  à  la  suite  d'une 
chute,  les  efforts  des  médecins  et  chirurgiens  n'ayant  rien 
pu  pour  la  guérir,  est  venue  visiter  dom  Bosco.  C'était  une 
espèce  de  pèlerinage  ;  plus  de  cinquante  personnes  du  même 
diocèse  se  trouvaient  avec  elle.  Rosa  marchait  appuyée  sur 
deux  femmes,  ses  compagnes,  et,  même  avec  cet  appui,  se 
tenait  à  grand'peine.  Elle  reçut  la  bénédiction  de  dom  Bosco 
à  six  heures  du  soir,  dans  le  parloir  de  la  maison.  Sortie  et 
à  peine  descendue  de  l'escàUer,  sur  la  porte  qui  donne  dans 
la  cour  de  l'établissement,  elle  se  trouva  tout  d'un  coup  gué- 
rie. Elle  revint  immédiatement,  suivie  de  ses  compagnes, 
remercier  dom  Bosco  et  la  très  sainte  Vierge  de  la  grâce  re- 
çue. » 

«  Sarria-Barcelone,  30  avril  1886. 

»  Domingo  Médina  y  Pujol,  fils  de  Joseph  et  de  Gélestine, 
de  Barcelone  (rue  Feu  de  la  Greu,  n°  22,  quatrième  étage), 
âgé  de  treize  ans,  atteint  de  la  gangrène  à  un  doigt  de  la  main 
droite  ;  nulle  cure  n'avait  réussi  ;  l'amputation  du  doigt,  et 
probablement  delà  main,  était  décidée;  a  assisté  à  la  messe 
de  dom  Bosco,  reçu  sa  bénédiction;  le  jour  suivant,  son  doigt 
se  trouvait  parfaitement  sain  et  guéri.  » 

«  Sarria-Barcelone,  5  mai  1886. 

»  Stefania  Marty  y  Debernose,  de  Gracia,  près  Barcelone 
(rue  Torrente  de  la  011a,  n"  290),  depuis  dix-huit  ans  avait 
une  maladie  de  nerfs  qui  ne  lui  permettait  de  rien  faire,  pas 
même  son  ménage;  voulut  visiter  dom  Bosco;  trouva  opposi- 


—  30a  — 

tion  de  la  part  de  son  mari,  pas  très  pieux  ;  choisit  un  moment 
oîi  il  était  sorti,  prit  une  voiture  et  arriva  comme  dom  Bosco 
commençait  sa  messe;  y  assista  avec  dévotion,  reçut  sa  béné- 
diction et  fut  instantanément  guérie.  Venue  en  voiture,  re- 
partit à  pied,  sans  même  remercier  dom  Bosco,  mais  toute 
bouleversée  et  craignant  ce  que  dirait  son  mari. 

»  Le  1"  juin  suivant,  elle  et  lui  sont  venus  ensemble  re- 
mercier. L'homme  était  transformé  dans  ses  idées  ;  une  grâce 
spirituelle  était  descendue  sur  lui,  tandis  que  la  femme  obte- 
nait grâce  matérielle.  » 

Une  terrible  catastrophe,  que  rien  ne  pouvait  faire  prévoir 
ni  éviter,  éprouva  en  1887  les  maisons  salésiennes-  d'Itahe. 
Dom  Bosco  fut  obligé  d'adresser  à  ses  coopérateurs  une  cir- 
culaire où  il  disait  : 

«  Le  23  février,  un  tremblement  de  terre  est  venu  ruiner  en 
un  instant  des  pays  presque  entiers.  Les  dommages  sont  im- 
menses et  les  victimes  nombreuses,  surtout  en  Ligurie. 

»  Pour  ce  qui  nous  concerne,  je  dois  avant  toutes  choses,  et 
l'âme  pleine  de  reconnaissance  envers  Dieu,  vous  déclarer 
que  nous  n'avons  à  déplorer  aucun  accident  de  personnes. 
Salésiens,  religieuses  et  enfants  de  toutes  nos  maisons,  tous 
sauvés;  point  de  morts,  ni  blessures,  ni  contusions.... 

»  Mais  sur  quelques  parties  du  littoral,  à  Varazzo,  Alassio, 
Bordighera,  il  a  fallu  passer  plusieurs  nuits  sous  la  tente,  dans 
les  cours  et  les  jardins  :  comment,  en  effet,  se  risquer,  même 
le  jour,  dans  des  maisons  qui  pouvaient  s'écrouler  à  chaque 
instant?.... 

»  Les  dégâts  sont  considérables  ;  la  façade  de  l'église  du 
collège  d'Alassio  menace  ruine;  la  maison  de  Vallecrosia, 
près  Bordighera,  a  été  tellement  ébranlée  qu'on  a  dû  l'évacuer, 
puis  fermer  les  écoles  publiques  et  le  pensionnat  de  filles,  et 
en  même  temps  rendre  à  leurs  familles  une  partie  des  enfants, 
tandis  qu'on  envoyait  à  Nice  de  Montferrat  celles  qui  demeu- 
raient orphelines  ou  dont  les  maisons  s'étaient  écroulées.... 

»  Gomment  faire  pour  réparer  tant  de  désastres  ?....  Je  ne 
puis  abandonner  des  œuvres  oui  nous  ont  coûté  beaucoup 

DOU  BOSCO.  20 


-  306  - 

d'argent  et  des  fatigues  immenses.  Il  faut  pourvoir  aux  frais 
de  voyages,  de  réparations,  comme  aussi  à  l'entretien  des 
enfants  qui  n'onL  plus  d'asiles....  Si  j'étais  encore  valide, 
j'irais  moi-même  vous  tendre  la  main  ;  néanmoins  j'ai  la 
ferme  espérance  d'obtenir  de  votre  charité  les  secours  néces- 
saires. » 

De  cette  charité  il  fut  le  premier  à  donner  l'exemple  sans 
compter.  Il  adopta  vingt  jeunes  filles  ou  jeunes  garçons  de- 
venus orphelins. 

Il  fît  également  cette  remarque,  que  plusieurs  de  ses  coopé- 
rateurs,  habitant  la  région  la  plus  éprouvée,  avaient  été  pré- 
servés comme  par  miracle.  «  Je  vois  là,  disait-il,  la  preuve 
d'une  protection  céleste  que  je  n'ai  jamais  trouvée  en  défaut  ; 
Dieu  a  tant  de  manières  de  rendre  ainsi,  quelquefois  sans 
que  Ton  s'en  doute,  le  centuple  promis  dans  l'Evangile  à  qui 
fait  l'aumône  pour  l'amour  de  lui  !  » 

Et  il  terminait  par  son  refrain  habituel  :  «  Rendons  grâce  à 
Notre-Dame  Auxiliatrice,  et  demandons-lui  de  nous  couvrir 
toujours  de  son  manteau  maternel  !  » 

Malgré  sa  faiblesse,,  il  ne  résista  pas  au  désir  d'aller  lui- 
même  solliciter  des  secours,  sans  cependant  dépasser  Gênes, 
que  les  chemins  de  feront  mise,  en  quelque  sorte,  dans  la  ban- 
lieue de  Turin.  Il  s'y  montra,  le  21  avril  1887,  dans  la  vaste 
basilique  de  Saint-Sire.  Quand  il  parut,  entouré  de  ses  princi- 
paux collaborateurs  génois  et  de  quelques-uns  de  ses  religieux, 
l'assemblée  entière  se  leva  avec  respect;  un  sympathique  mur- 
mure parcourut  la  profondeur  des  nefs,  et  tous  les  yeux  cher- 
chèrent le  saint  vieillard  qui,  lentement  et  péniblement, 
gagnait  sa  place  pour  entendre  le  sermon  de  charité.  L'arche- 
vêque vint  s'asseoir  auprès  de  lui. 

Le  prédicateur,  M^'  Omodée-Zorini,  avait  son  sujet  tout 
indiqué  :  d'une  part,  les  désastres  du  tremblement  de  terre; 
de  l'autre,  l'éloge  de  la  charité  personnifiée  devant  lui  dans 
le  fondateur  de  l'Oratoire,  et  aussi  celui  du  zèle  apostolique, 
personnifié  dans  l'archevêque  de  Gênes,  si  souvent  sur  la 
brèche  pour  la  vérité  et  la  justice.  M^*"  Omodée  fut  éloquent  ; 


—  307  — 

en  présence  de  ce  double  spectacle  si  édifiant,  la  piété  des 
auditeurs  fut  généreuse,  et  les  maisons  salésiennes  du  littoral 
purent  réparer  leurs  ruines. 

Quand  dom  Bosco  voulut  sortir,  la  foule,  jusque-là  retenue 
par  l'ordre  des  cérémonies,  forma  autour  de  lui  un  cercle 
étroit,  qui  se  déplaçait  avec  lui  et  ne  consentait  pas  à  se 
rompre.  Tout  le  monde  voulait  le  voir,  le  toucher,  lui  parler 
une  fois  encore.  Il  mit  une  heure  pour  arriver  à  la  sacristie. 

«  On  s'explique  cet  enthousiasme  de  vénération,  dit  le 
journal  auquel  nous  empruntons  ces  détails  :  tout  près  de 
nous,  à  Sampierdarena,  une  des  maisons  salésiennes  exerce 
une  telle  influence  chrétienne  que,  par  le  spectacle  seul  qu'elle 
nous  offre,  nous  chéririons  et  admirerions  l'œuvre  de  dom 
Bosco,  lors  même  que  nous  ne  connaîtrions  pas  le  fonda- 
teur (*).  » 

Cependant,  plus  dom  Bosco  approchait  de  sa  fin,  plus  le 
surnaturel  devenait  en  quelque  sorte  son  élément  naturel. 

Le  1"  janvier  1886,  quelques  semaines  avant  de  se 
mettre  en  route  pour  l'Espagne,  recevant  à  l'Oratoire  de 
Turin  les  quatre-vingts  élèves  environ  qui  formaient  les 
classes  de  quatrième  et  de  cinquième,  il  leur  dit  :  «  Je  vou- 
drais bien  avoir  des  étrennes  à  vous  donner,  car  vous  êtes  la 
joie  de  ma  maison.  » 

Avisant  à  ces  mois  un  petit  sac  de  papier  qui  renfermait 
des  noisettes  :  «  Tenez,  ajouta-t-il,  en  puisant  dans  le  sac  et 
en  donnant  une  poignée  du  contenu  à  son  plus  proche  voi- 
sin ;  c'est  bien  peu  de  chose  ! 

—  Et  il  n'y  en  aura  pas  pour  tous,  pensa  Técolier  en  rece- 
vant le  cadeau.  » 

Mais,  à  la  surprise  universelle,  la  distribution  continua,  et 
chacun  reçut  autant  de  noisettes  qu'en  pouvaient  contenir  ses 
deux  mains  réunies. 

Tout  le  monde  étant  enfin  pourvu,  on  fit  observer  à  l'ai- 
mable distributeur  que  trois  ou  quatre  des  élèves  se  trou- 
vaient absents. 

(1)  Le  Cilludino,  de  Gôaes,  22  avril  1887. 


—  308  - 

«  Il  ne  serait  pas  juste  qu'on  les  oubliât,  »  reprit  dom  Bosco. 
Il  replongea  la  main  dans  le  sac  et  en  tira  encore  la  part  des 
absents. 

Lorsqu'on  lui  reparla  de  ce  fait,  il  avoua  que  pareille  chose 
lui  était  déjà  arrivée  pour  des  châtaignes,  dans  le  temps  où 
il  faisait  parfois  lui-même  la  cuisine  de  ses  enfants.  Puis,' 
après  un  instant,  son  visage  étant  devenu  très  sérieux,  il 
ajouta  : 

«  Une  autre  fois,  il  n'y  avait  que  trois  hosties  dans  le 
ciboire  ;  cependant  j'ai  pu  donner  la  communion  à  toutes  les 
personnes  qui  se  sont  présentées  à  la  sainte  table....  et  il  y 
en  avait  beaucoup  (i).  » 

(1)  Despiwet,  page  375,  édition  de  1888. 


:^'trïrï^^_- 


CHAPITRE  XXVI. 

DERNIÈRES    VISITES    A    DOM    BOSCO.     —     DERNIERE    CIRCULAIRE 
ET  DERNIÈRES   FONDATIONS. 


L'excursion  à  Gênes  fut,  croyons-nous,  la  dernière  de  do  m 
Bosco  hors  de  Turin. 

Dans  Turin  une  des  dernières,  sinon  la  dernière,  fut  sa  vi- 
site au  restaurant  Sogno,  où  l'attendaient  neuf  cents  ouvriers 
des  cercles  catholiques  du  nord  de  la  France,  se  rendant  en 
pèlerinage  à  Rome,  et  qui  avaient  sollicité  le  honheur  de  le 
voir. 

Dom  Bosco  y  descendit  appuyé  sur  les  bras  de  M.  Léon 
Harmel  et  de  dom  Rua.  Il  s'arrêtait  presque  à  chaque  pas 
pour  dire,  des  yeux  plus  que  de  la  voix,  combien  il  était 
heureux  de  retrouver  d'anciens  amis;  l'attendrissement,  au- 
tant que  la  faiblesse,  lui  coupait  la  parole.  Prévenu  que  la 
salle  n'avait  pu  les  contenir  tous,  il  s'assit  à  l'extérieur,  de- 
vant la  porte  de  l'étabUssement. 

Après  quelques  minutes  de  repos,  et  quand  tous  les  pèle- 
rins furent  réunis  autour  de  lui,  dom  Bosco  les  bénit  de 
toute  son  âme,  eux  et  leurs  familles  absentes,  puis,  se  sen- 
tant trop  fatigué  et  trop  ému,  il  chargea  dom  Rua  de  prendre 
la  parole  à  sa  place. 

Dom  Rua  remercia  et  félicita  la  France,  la  vraie,  que  dom 
Bosco,  lui  aussi,  travaillait  à  refaire.  «  A  cette  France,  dit-il, 
lui  et  ses  œuvres  doivent  beaucoup.  Il  voudrait  pouvoir  lais- 
ser monter  à  ses  lèvres  le  cri  qui  est  au  fond  de  son  cœur  • 


-  310  - 

Vive  la  France  !  Gela  ne  lui  est  point  permis;  mais  ce  que 
personne  ne  pourra  lui  défendre,  c'est  de  le  jeter  vers  Dieu 
avec  un  élan  de  reconnaissance  et  de  particulière  affection.  » 

Après  cette  allocution,  chacun  des  pèlerins  vint  devant 
dom  Bosco  et  lui  baisa  la  main;  on  se  mettait  à  genoux  pour 
recevoir  de  lui  une  médaille  de  Marie-Auxiliatrice.  Pendant 
cet  émouvant  défilé  qui  dura  trois  quarts  d'heure,  le  vénéré 
vieillard  ne  cessait  de  faire  les  meilleurs  souhaits  :  «  Que  la 
sainte  Vierge  vous  protège  et  vous  guide  jusqu'au  paradis!  » 
et,  s'il  parlait  à  des  prêtres  :  «  Que  Dieu  vous  accorde  de  lui 
donner  beaucoup  d'âmes  !  »  Un  pèlerin  de  Chartres  lui  ap- 
prit qu'il  connaissait  dom  Bellamy  et  qu'il  l'aimait  beaucoup. 
Dom  Bosco  retint  par  la  main  celui  qui  avait  prononcé  ce 
nom  :  «  Mais  alors,  lui  dit-il,  si  dom  Bellamy  est  votre  ami, 
vous  êtes  le  mien,  parce  que  moi  aussi  je  l'aime  beaucoup  : 
il  est  mon  ami  et....  ti^ès  mon  bel  ami.  »  Son  bon  sourire 
souhgna  aimablement  ce  jeu  de  mots  qui  exprimait  un  senti- 
ment vrai. 

Pour  écarter  jusqu'à  la  possibilité  d'une  manifestation  quel- 
conque, la  municipahté  avait  déployé  un  luxe  de  pohce  que 
le  sérieux  et  la  bonne  tenue  de  la  population  turinaise  ren- 
daient assez  inutile  :  il  y  avait  donc  très  peu  de  monde  au 
Valentino.  Un  incident  très  remarqué,  ce  fut  que  des  hommes 
de  la  pohce  firent  comme  les  autres,  et  vinrent  s'agenouiller 
aussi  pour  recevoir  une  médaille. 

Dom  Bosco,  en  regagnant  l'Oratoire,  rappelait  avec  un  vif 
accent  de  reconnaissance  les  plus  petits  détails  de  cette  scène 
pieuse;  il  recommanda  de  les  donner  à  tous  les  coopérateurs, 
dans  les  bulletins  publiés  en  différentes  langues.  «  Pouvons- 
nous  ne  pas  dire  aussi,  ajoute  le  Bulletin,  que  dom  Bosco 
a  reçu  dans  cette  soirée  des  preuves  nombreuses  d'une  géné- 
rosité devenue  proverbiale?  11  faut  qu'on  sache  bien  et  par- 
tout quelle  longue  et  lumineuse  traînée  de  foi  laissent  der- 
rière eux  les  pèlerinages  de  France.  » 

Un  correspondant  d'un  journal  belge  a  raconté  la  visite  qu'il 
fit,  au  mois  de  décembre  1887,  à  dom  Bosco  : 


—  311 


«  Pour  arriver  jusqu'à  lui  j'eus  à  gravir  d'innombrables  es- 
caliers, et  là,  sous  les  combles,  j'entrai  dans  une  très  modeste 
chambre.  J'y  remarquai  toutefois  deux  magnifiques  tableaux 
à  la  plume,  qui  attestent  que  si  l'Institut  a  pour  but  de  former 
des  artisans,  on  y  rencontre  aussi  des  artistes.  Je  me  trouvais 
en  présence  des  principaux  collaborateurs  du  fondateur,  l'un, 
le  révérend  dom  Rua,  son  vicaire  général,  et  l'autre,  le  révé- 
rend dom  Durando,  son  assistant.  Le  premier,  jeune  encore, 
dans  lequel  on  reconnaît  de  prime  abord  l'homme  d'action,  le 
second,  dont  la  figure  ascétique  rappelle  singulièrement  les 
traits  émaciés  de  saint  Vincent  de  Paul. 

»  Comme  l'antichambre  était  pleine  de  visiteurs  où  se  con- 
fondaient toutes  les  classes  de  la  société,  dom  Durando  eut 
l'obligeance  de  me  faire  passer  dans  sa  cellule.  En  y  péné- 
trant, je  fus  tout  à  fait  saisi  de  voir  un  pareil  dénuement. 
Bien  des  pauvres  sont  mieux  logés  et  mieux  meublés  que  cet 
éminent  religieux,  et  je  me  dis  à  part  moi  que  l'état-major 
salésien  se  contentait  pour  logis  d'un  corps  de  garde.  L'expres- 
sion est  peu  révérencieuse  sans  doute,  mais  c'est  l'impression 
qui  me  vint  à  l'instant  même.  Et  voilà  comment  vivent  les 
chefs  de  ces  communautés  rehgieuses,  dont  les  richesses  fa- 
buleuses et  l'avidité  légendaire  fournissent  un  thème  inépui- 
sable aux  déclamateurs  des  parlements  ou  des  cabarets.  Plus 
laborieux  que  des  manouvriers,  plus  pauvres  que  les  pauvres 
eux-mêmes,  ils  peuvent  répéter  cette  parole  de  l'Apôtre  :  «  De 
l'or  et  de  l'argent,  je  n'en  ai  pas,  mais  ce  que  j'ai,  je  te  le 
donne  :  Lève-toi  et  marche  !  » 

»  Enfin  j'allais  avoir  le  bonheur  de  pouvoir  aborder  dom 
Bosco.  Le  cœur  me  battait  un  peu  plus  qu'en  approchant  des 
puissants  du  monde,  en  pensant  que  j'allais  me  trouver  en 
présence  d'un  de  ces  hommes  que  Dieu  se  plaît  à  susciter  à 
certains  moments  pour  montrer  ce  que  sont  et  ce  que  peuvent 
les  saints. 

»  La  sainteté  —  que  de  gens  éclairés  ce  mot  fait  sourire  ! 
Et  cependant,  même  au  point  de  vue  humain,  les  saints 
ont  joué  un  rôle  immense  dans  la  vie  des  peuples.  Qui  oserait 


—  312  - 

dire,  par  exemple,  que  l'influence  sociale  d'un  saint  Vincent 
de  Paul  n'a  pas  été  autrement  profonde,  autrement  durable  et 
surtout  autrement  heureuse  que  celle  d'un  Richelieu  ou  d'un 
Mazarin?  Qui  oserait  dire  que  l'initiative  providentielle  de 
dom  Bosco  dans  cette  épineuse  question  ouvrière,  si  elle 
vient  à  se  généraliser,  n'apportera  pas  des  solutions  inespé- 
rées? 

»  Tout  en  faisant  ces  réflexions,  mon  tour  d'entrer  arriva. 
Je  jetai  un  rapide  coup  d'œil  dans  la  chambre  aussi  pauvre- 
ment, aussi  misérablement  meublée,  devrais-je  dire,  que  pos- 
sible, et  j'aperçus  avec  émotion  un  vénérable  vieillard,  assis 
sur  un  canapé  usé,  courbé  par  l'âge  et  les  labeurs  d'un  long 
apostolat. 

»  Ses  forces  défaillantes  ne  lui  permettaient  plus  même  de 
se  tenir  debout,  mais  il  releva  la  tête,  qu'il  tenait  inclinée, 
et  je  pus  voir  ses  yeux  un  peu  voilés,  mais  pleins  encore  d'une 
intelligente  bonté.  Dom  Bosco  parle  parfaitement  le  français; 
sa  voix  était  lente  et  marquait  un  certain  efl'ort,  mais  il  s'expri- 
mait avec  une  remarquable  netteté.  Je  trouvai  chez  lui  un 
accueil  d'une  simplicité  chrétienne,  à  la  fois  digne  et  cor- 
diale. Ce  qui  me  toucha  bien  profondément,  ce  fut  de  rencon- 
trer chez  un  vieillard  presque  moribond  et  sans  cesse  assailli 
de  visiteurs,  un  intérêt  aussi  sympathique,  aussi  vrai,  pour 
ceux  qui  l'approchent. 

»  En  quels  termes  émus  il  me  parla  del'évêque  de  Liège  et 
de  son  zèle  ardent  pour  les  œuvres  ouvrières  !  Chez  dom  Bosco 
l'épée  a  usé  le  fourreau,  mais  quelle  force  d'âme  encore  dans 
ce  corps  débile  !  Avec  quels  accents  d'intime  regret  il  déplo- 
rait que  sa  faiblesse  ne  lui  permît  plus  de  se  dévouer  active- 
ment à  la  direction  de  ses  innombrables  œuvres  !  Et  cepen- 
dant qui  plus  que  lui  a  le  droit  d'entonner  avec  confiance  le 
cantique  du  saint  vieillard  Siméon  :  Nunc  dimittis  servum 
tuum  in  pace  ?  La  discrétion  m'obligeait  malheureusement  à 
abréger  beaucoup  plus  que  je  ne  l'aurais  désiré  cette  émou- 
vante entrevue  avec  un  homme  que  Dieu  a  visiblement  marqué 
de  son  sceau  et  qui,  dans  peu  de  jours  peut-être,  ira  recevoir 


—  313  — 

ces  magnifiques  récompenses  promises  à  ceux  qui  ont  com- 
battu le  bon  combat  ! 

Permettez-moi  de  recommander  instamment  à  ceux  de  vos 
lecteurs  qui  se  rendent  en  Italie  la  visite  de  l'Institut  de  la  via 
Cottolengo.  Ils  en  sortiront  émus,  ravis  et  songeurs,  et  se  ré- 
péteront avec  une  intime  conviction  :  Là  est  la  vérité;  là  est 
la  vie,  là  est  la  solution  de  ces  formidables  questions  sociales 
que  le  sphinx  du  xix*  siècle  pose  aux  hommes  d'Etat  et  aux 
penseurs,  —  car  il  est  écrit  :  «  Cherchez  d'abord  le  royaume  de 
Dieu,  et  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît.  » 

»  J.  B.  (1)  » 

Déjà  depuis  longtemps  l'existence  du  saint  patriarche  sem- 
blait ne  plus  tenir  qu'à  un  fil.  En  1884,  le  docteur  Gombal,  de 
MontpeUier,  appelé  pour  l'ausculter,  l'avait  examiné  minu- 
tieusement, durant  une  heure  entière,  et  avait  terminé  son 
examen  par  cette  déclaration  :  «  On  est  libre  de  raconter  des 
choses  merveilleuses  de  dom  Bosco.  Pour  moi,  le  plus  grand 
miracle  est  qu'il  puisse  vivre,  usé  comme  ill'est.  Il  ressemble 
à  un  vêtement  qui  ne  tient  plus,  à  force  d'avoir  été  porté,  et 
qu'on  devrait  renfermer  soigneusement  dans  un  meuble,  si 
on  veut  le  conserver  encore  un  peu  de  temps.  » 

Malgré  cet  excès  de  faiblesse,  dom  Bosco  n'acceptait  au- 
cune trêve  avec  les  immenses  solhcitudes  que  lui  imposaient 
ses  œuvres.  Former  des  projets  et  en  poser  les  jalons  avec 
une  sûreté  de  coup  d'œil  étonnante,  assister  avec  une  persé- 
vérance surhumaine  à  toutes  les  déhbérations  du  Chapitre; 
lire,  apostiller  toutes  les  lettres  qui  lui  arrivaient  si  nom- 
breuses chaque  jour,  y  répondre  parfois  de  sa  main;  retenir 
la  direction  immédiate  de  la  pieuse  Société  salésienne;  se 
montrer  enfin  l'âme  de  toutes  choses  :  tel'est  le  prodige  que 
le  Père  présenta  à  ses  enfants  jusqu'au  terme  de  sa  vie. 

Sa  mémoire  était  restée  souple  et  fidèle  comme  aux  plus 
beaux  jours  de  sa  jeunesse  ;  il  suffisait  de  prononcer  devant 
lui  le  nom  d'une  personne  avec  laquelle  il  avait  été  en  rap- 

(1)  Gazette  de  Liège,  supplément  du  5  janvier  1887. 


-  314  — 

ports  ou  d'une  de  ses  maisons  :  il  retrouvait  immédiatement 
les  moindres  détails  concernant  la  personne,  et  la  situation 
exacte  des  affaires  de  la  maison. 

Nous  croyons  devoir  reproduire  ici  en  entier  sa  dernière 
circulaire  à  ses  coopérateurs  et  coopératrices.  Elle  est  longue, 
mais  elle  fixe,  à  peu  de  chose  près,  l'état  de  la  Société  salé- 
sienne  au  décès  du  fondateur;  de  plus,  elle  respire  jusqu'au 
bout  ce  que  l'avenir  appellera  l'esprit  de  dom  Bosco,  zèle,  cha- 
lité,  douceur  :  saint  François  de  Sales  doublé  de  saint  Vin- 
cent de  Paul,  comme  nous  l'avons  dit  déjà;  nous  avons  la 
confiance  qu'on  la  trouvera  courte  : 


LETTRE  DE  DOM  BOSCO  AUX  COOPÉRATEURS  SALÉSIENS. 

«  Généreux  et  bien  chers  Coopérateurs, 
»  Ma  santé  chancelante  ne  me  permet  pas  de  vous  écrire 
aussi  longuement  que  mon  cœur  le  souhaiterait;  mais  je  ne 
puis  me  résoudre  à  ne  point  vous  adresser,  cette  année  en- 
core, la  lettre  prescrite  par  notre  règlement,  pour  m'entrete- 
nir  quelque  peu  avec  vous  :  n'êtes-vous  pas  les  bienfaiteurs 
de  mes  enfants,  et  n'est-ce  pas  vous  qui  soutenez  avec  une 
infatigable  charité  les  œuvres  confiées  par  Dieu  à  la  pieuse 
Société  de  saint  François  de  Sales?  Et  que  dois-je  vous  dire? 
Je  vous  inviterai  tout  d'abord  à  réciter  avec  moi  au  moins  un 
Pater,  Ave  et  Bequiem  aeternam  pour  plus  de  1,000  coopéra- 
teurs et  coopératrices,  retournés  à  Dieu  dans  le  cours  de 
l'année  qui  s'achève.  Je  vous  demanderai  de  remercier  avec 
moi  le  Seigneur  de  ce  que,  parmi  tant  de  victimes  delà  mort, 
il  a  eu  la  bonté  de  nous  épargner  et  de  nous  faire  voir  un 
nouvel  an.  Réjouissons-nous  aussi  ensemble,  pleins  d'une 
sainte  allégresse,  des  bonnes  œuvres  sans  nombre  qu'avec 
le  secours  d'en  haut  nous  avons  pu  accomplir  pour  le  salut 
des  âmes  et  pour  le  plus  grand  bien  de  la  société.  Apprenez 
enfin  que  ce  qui  nous  reste  à  faire  semble  se  multiplier  à 
mesure  que  grandissent  nos  efforts  :  c'est  vous  dire  que  la 
raison  et  la  rehgion  exigent  de  nous  une  bonne  volonté  plus 


—  31o  — 

entière,  des  sacrifices  plus  généreux,  et  une  somme  plus  con- 
sidérable que  jamais  de  charité  efficace. 

COUP  UŒIL  RAPIDE  SUR  L'ENSEMBLE  DES  PRINCIPALES  ŒUVRES 
ACCOMPLIES  PENDANT  L'ANNÉE  1887. 

»  Le  Bulletin  salésien  vous  a  fait  connaître,  dans  l'ordre 
de  leur  accomplissement,  les  principales  œuvres  auxquelles 
nous  avons  consacré  l'année  qui  vient  de  finir  ;  je  crois  néan- 
moins utile  de  les  grouper  sous  vos  yeux  comme  en  un 
tableau  qui  vous  donne  une  vue  d'ensemble. 

»  La  première  et  la  principale  est  la  consécration  de  l'église 
du  Sacré-Cœur  de  Jésus  à  Rome.  La  splendeur  des  rites 
sacrés,  la  présence  de  nombreux  prélats  et  membres  du  Sacré 
Collège,  le  choix  de  musique  classique,  rien  n'a  manqué  à 
cette  inauguration  solennelle  ;  mais  ce  qui  m'a  causé  la  plus 
grande  joie,  c'est  la  pleine  satisfaction  de  notre  saint-père 
Léon  XIII,  qui  m'avait  confié,  dès  le  commencement  de  son 
glorieux  pontificat,  le  soin  d'édifier  ce  monument. 

»  A  Vallecrosia,  près  de  Bordighera,  on  a  réparé  les  dégâts 
causés  à  la  maison  de  Marie-Auxiliatrice  par  le  tremblement 
de  terre  du  23  février  dernier. 

))  Il  a  fallu  reprendre  presque  depuis  les  fondements  la 
construction  entière,  qui  était  devenue  à  peu  près  inhabi- 
table; les  dortoirs,  les  classes  et  le  clocher  de  l'éghse  ont 
exigé  de  sérieuses  et  longues  réparations  :  l'édifice  pourra 
être  livré  au  culte  le  1 8  décembre.  A  Mathi  (près  Turin)  on  a 
exécuté  à  l'usine  à  papier  des  travaux  importants  qui  feront 
monter  à  4,000  kilos  par  jour  la  fabrication,  actuellement  de 
1,500  seulement;  cet  accroissement  de  production,  en  per- 
mettant d'abaisser  le  prix  de  vente,  viendra  en  aide  à  la 
presse  cathohque. 

»  A  Catane  (Sicile),  nous  avons  fait  l'acquisition  d'une  pro- 
priété dite  Villo.  Piccioni.  Elle  comprend  environ  8,000  mètres 
de  terrain,  et  une  humble  maisonnette,  destinée  à  céder  la 
place  à  une  vaste  construction  pour  un  Oratoire  et  une  école 


—  316  — 

professionnelle.  La  charité  généreuse  de  la  noble  cité  ne  nous 
fera  pas  défaut  :  c'est  l'instrument  dont  se  servira  la  Provi- 
dence pour  ouvrir  un  asile  de  plus  aux  enfants  du  peuple,  à 
qui  on  enseignera,  avec  le  moyen  de  gagner  honorablement 
leur  pain,  le  secret  de  devenir  l'appui  de  leurs  familles  et 
d'honnêtes  citoyens.  La  ville  sera  la  première  à  ressentir  les 
heureux  résultats  de  cette  institution.  A  Marseille,  nous  avons 
dû  aussi  acheter  un  lot  considérable  de  terrain  pour  agrandir 
l'Oratoire  Saint-Léon,  devenu  insuffisant;  nous  aurons  par 
conséquent  bientôt  la  consolation  de  pouvoir  admettre  un  plus 
grand  nombre  d'enfants.  Les  mêmes  mesures  ont  été  prises 
pour  donner  une  nouvelle  extension  aux  maisons  de  Paris  et 
de  Lille,  pour  la  France  ;  d'Utrera  (Séville)  et  de  Sarria-Barce- 
lone,  en  Espagne  ;  enfin  de  Faenza  et  Florence,  en  Italie. 

»  A  Trente  (Tyrol)  la  haute  bienveillance  de  Son  Altesse  le 
prince-évêque,  le  précieux  appui  du  premier  magistrat  de  la 
cité,  et  le  concours  de  nombreuses  personnes  ecclésiastiques 
et  laïques,  toutes  dévouées  aux  œuvres  charitables,  nous  ont 
permis  de  faire  une  fondation,  en  acceptant  la  direction  d'un 
orphelinat.  L'entrée  des  Salésiens  en  Autriche  ouvre  la  voie  à 
de  nouveaux  étabhssements  que  la  Providence  et  le  zèle  des 
catholiques  ne  tarderont  pas,  je  l'espère,  à  semer  en  grand 
nombre  dans  le  vaste  empire.  A  Londres,  la  piété  généreuse 
d'une  noble  dame  nous  a  mis  à  la  tête  d'une  école  où  se 
pressent  environ  deux  cents  élèves,  garçons  et  filles  ;  en  outre 
M*''  l'évêque  de  Southwark  a  confié  aux  Salésiens  l'adminis- 
tration d'une  paroisse  d'environ  30,000  âmes,  presque  tout 
entière  protestante;  j'aime  à  espérer  que  le  temps  amènera 
de  nombreuses  conversions  W. 

»  Je  dois  à  mes  coopérateurs  de  leur  faire  connaître  que  les 
ouvriers  de  salut  soutenus  par  eux  ne  négligent  rien  pour 
procurer  la  plus  grande  gloire  de  Dieu. 

»  Dans  différents  pays,  les  autorités  civiles  leur  ont  rendu 
les  témoignages  les  plus  honorables. 

(1)  Les  catholiques  compris  dans  le  chiffre  dcané  plus  haut  sont  très  peu  oom- 
breuz  eacore  :  2,000  à  peine. 


—  3i7  — 

»  A  Catane  (Sicile)  et  à  Saint-Nicolas  de  los  Arroyos,  dans 
la  République  Argentine,  c'est  le  choléra  qui  leur  a  fourni  la 
précieuse  consolation  de  porter  aux  victimes  du  fléau  des 
secours  spirituels  et  temporels;  et  le  tremblement  de  terre 
qui  a  ravagé  la  Ligurie  et  en  particulier  la  petite  ville  de  Diano- 
Marina,  les  a  trouvés  au  poste  du  dévouement.  Dans  ces  deux 
circonstances  ils  ont  pris  un  soin  tout  spécial  des  orphelins. 
Pour  ce  qui  concerne  l'Amérique,  je  serais  certainement  bien 
long  si  j'entreprenais  de  vous  indiquer,  même  brièvement, 
tout  ce  que  la  protection  divine  et  la  charité  catholique  nous 
ont  permis  d'y  opérer  durant  l'année  qui  vient  de  finir.  En 
dehors  des  missions,  dontje  vais  vous  dire  un  mot  aussi,  les 
Salésiens  ont  ouvert  à  Conception  du  Chili  une  école  profes- 
sionnelle, et  disposé  des  résidences  :  à  Punta-Arenas  (Chili), 
à  Chol-Malal  et  à  Guardia-Pringles,  en  Patagonie  (République 
Argentine). 

»  Dans  tous  ces  postes  et  ailleurs  encore,  on  a  construit  des 
chapelles  assez  grandes  pour  servir  à  l'instruction  des  infi- 
dèles et  pour  assurer  en  même  temps  le  service  du  culte. 

»  Beaucoup  de  maisons,  surtout  les  Oratoires  et  les  écoles 
professionnelles,  ont  reçu  des  agrandissements  considé- 
rables, grâce  auxquels  des  centaines  d'enfants  ont  pu  trouver 
un  abri;  pour  ne  parler  que  des  principales,  je  nommerai  Pata- 
gones  et  Viedma  sur  les  rives  du  Rio  Negro,  Paysandii  dans 
l'Uruguay,  et  Saint-Paul  de  Nictheroy  au  Brésil.  Les  missions 
n'ont  pas  été  négligées.  M^""  Cagliero,  vicaire  apostolique  de 
la  Patagonie  septentrionale  et  centrale,  M^""  Fagnano,  préfet 
apostolique  de  la  Patagonie  méridionale,  se  sont  avancés, 
l'un  jusqu'aux  gorges  des  Cordillères,  l'autre  dans  la  Terre 
de  Feu,  au  prix  de  fatigues  inouïes  et  au  miheu  des  plus 
graves  périls,  mais  avec  de  grands  et  consolants  résultats. 

»  Les  missionnaires  ont  eu  en  effet  le  bonheur  de  jeter  le 
germe  de  la  divine  parole  dans  le  sein  d'une  terre  déshéri- 
tée; ils  ont  pu  découvrir  des  tribus  inconnues,  étudier  leurs 
mœurs  et  préparer,  grâce  à  l'établissement  de  centres  d'évan- 
gélisation,  des  conquêtes  merveilleuses  à  la  civiUsation,  par 


—  318  — 

la  foi  que  personne  encore  n'a  portée  à  ces  pauvres  âmes.  Je 
ne  puis  passer  à  un  autre  sujet  sans  offrir  à  mes  bien-aimés 
coopérateurs  mes  plus  vives  actions  de  grâces  pour  leur 
inépuisable  charité.  Tout  récemment  encore,  contraint  par 
une  nécessité  particulièrement  pressante,  j'ai  dû  faire  appel 
à  leur  générosité  en  faveur  des  missions  salésiennes  :  il 
m'est  doux  de  reconnaître  que  ma  voix  a  été  entendue  ;  les 
secours  qui  m'arrivent  me  réjouissent  dans  le  Seigneur,  parce 
qu'ils  m'apportent  le  moyen  de  continuer  la  prompte  diffu- 
sion de  l'Evangile  dans  les  plus  lointaines  contrées  du  monde. 

»  Il  y  a  quelques  jours  à  peine,  une  expédition  de  huit 
Salésiens  faisait  route  pour  Quito,  capitale  de  la  République 
de  l'Equateur.  Leur  premier  soin  sera  d'ouvrir  des  classes  et 
d'installer  des  atehers  pour  les  enfants;  mais  ils  ne  tarderont 
pas  à  porter  la  lumière  de  la  foi  à  des  milliers  de  pauvres  In- 
diens qui  vivent  au  pied  des  Andes  et  ne  connaissent  pas 
encore  les  bienfaits  de  la  civilisation  chrétienne. 

n  Enfin,  je  suis  heureux  de  vous  annoncer  que  la  pieuse 
société  dont  vous  faites  partie  à  un  titre  si  réel  ne  sera  pas 
la  dernière  à  concourir  au  spectacle  qu'offre  le  monde  catho- 
lique; cette  joie  sainte  et  filiale  qui  remplit  tous  les  cœurs  à 
l'approche  du  jubilé  sacerdotal  de  Léon  XIII,  nous  l'éprou- 
vons vivement,  nous  aussi,  et  nous  avons  cherché  à  la  té- 
moigner dans  la  mesure  de  nos  humbles  forces. 

w  Toutes  nos  maisons  d'Europe  et  d'Amérique,  et  nos  chers 
néophytes  eux-mêmes,  du  fond  de  la  Patagonie,  ont  réuni 
nombre  d'objets  précieux;  l'évêque  salésien  les  déposera  lui- 
même  au  pied  du  trône  auguste  du  Père  commun  des 
fidèles,  avec  notre  hommage  de  profonde  vénération  pour  ses 
vertus,  d'inébranlable  attachement  à  sa  personne  sacrée,  et 
de  vive  allégresse  en  présence  des  gloires  de  ses  noces  d'or. 

NOUVELLES  MAISONS  Sç  ŒUVRES  DES  FILLES  DE  MARIE-AUXILIATRICE. 

»  Nos  sœurs,  appelées  Filles  de  Marie-Auxihatrice,  ont  eu 
la  consolation,  elles  aussi,  d'étendre  leurs  œuvres  en  faveur 


—  319  - 

des  enfants  de  l'autre  sexe.  Elles  ont  pris  la  direction  de 
salles  d'asile,  ouvert  des  écoles,  des  ouvroirs  et  des  patro- 
nages en  huit  endroits.  En  Italie,  Gattinara,  Torre  di  Baio, 
Parigliano,  Pecetto  Torinese  et  Mathi. 

»  A  Moncrivello  et  à  Novare,  la  charité  de  deux  zélées  coo- 
pératrices  a  procuré  aux  sœurs  deux  vastes  bâtiments  qui 
seront  bientôt  aménagés  pour  re^cevoir  de  nombreuses  élèves. 

»  En  Amérique,  dans  l'Uruguay,  une  noble  famille  de  Mon- 
tevideo a  fait  une  fondation  complète  àPaysandù;  plusieurs 
centaines  de  petites  filles  fréquentent  déjà  le  Patronage  du 
dimanche  et  l'externat. 

»  Les  maisons  des  sœurs  à  Buenos-Ayres  et  à  Patagones 
ont  été  agrandies;  dans  cette  dernière,  on  a  même  recueilH 
quelques  enfants  de  la  Terre  de  Feu  ;  on  les  a  instruites,  puis 
baptisées,  pour  offrir  à  Dieu  les  prémices  de  ces  malheureuses 
peuplades,  perdues  à  l'extrémité  du  monde. 

»  ABronte  (Sicile),  nos  sœurs  se  sont  prodiguées  au  chevet 
des  cholériques;  quelques-unes,  pour  l'amour  de  Jésus- 
Christ,  n'ont  pas  hésité  à  s'installer  dans  le  Lazaret,  afin  de 
soigner  plus  facilement  les  victimes  du  fléau. 

»  Je  n'ai  fait  qu'indiquer  les  principales  œuvres  accomphes 
par  ceux  à  qui  vous  fournissez  le  moyen  de  travailler  à  la 
gloire  de  Dieu  par  le  salut  des  âmes  :  le  Bulletin  vous  en 
ayant  donné  tous  les  détails,  je  me  suis  dispensé  d'y  revenir; 
et  puis  j'ai  hâte  de  vous  parler  d'une  autre  œuvre  qui  doit 
nous  être  particuhèrement  à  cœur,  l'année  prochaine.  Ce 
coup  d'œil,  un  peu  rapide  peut-être,  jeté  sur  nos  labeurs, 
vous  permettra  cependant  de  voir  quelle  abondance  de  fruits 
a  produits  votre  charité.  Secours  temporels.,  éducation  et  ins- 
truction donnés  à  une  foule  d'enfants  des  deux  sexes,  recueil- 
hs  à  quelque  titre  que  ce  soit  dans  les  oratoires,  écoles  pro- 
fessionnelles, patronages  du  dimanche,  ouvroirs,  classes 
quotidiennes  et  hebdomadaires,  éghses  et  chapelles;  nom- 
breuses conversions  d'infidèles,  à  qui  le  missionnaire  est  allé 
porter,  jusqu'aux  terres  inexplorées,  la  civUisation  chré- 
tienne; la  foi  conservée  chez  tant  de  chrétiens  d'Europe  et 


—  320  — 

d'Amérique  surtout,  où  chaque  année  le  torrent  de  l'émi- 
gration amène  par  centaines  de  mille  de  pauvres  gens  qui, 
pour  trouver  le  bien-être  ici-bas,  risquent  toujours  et  perdent 
souvent  leur  héritage  du  ciel;  ajoutez  à  ce  résultat  magni- 
fique le  bien  incalculable  opéré  par  la  publication  incessante, 
et  en  quantités  innombrables,  de  bons  livres  de  tout  genre, 
tous  de  nature  à  exciter  l'esprit  religieux  et  à  nourrir  la  piété, 
vous  aurez  alors  une  idée  générale,  mais  bien  incomplète, 
du  fruit  de  vos  aumônes.  Après  Dieu,  auteur  de  tout  bien, 
c'est  à  vous  que  la  Société  salésienne  doit  la  joie  suprême 
d'avoir  procuré  le  salut  des  âmes.  Nous  ne  l'oublions  pas, 
soyez-en  sûrs,  et  nous  demandons  continuellement  au  Sei- 
gneur qu'il  daigne  faire  retomber  sur  vous,  en  bénédictions 
abondantes,  vos  sacrifices  de  tous  les  jours  en  faveur  de  nos 
enfants,  dont  vous  êtes  la  providence  visible. 

ŒUVRES  PROPOSÉES  POUR  L'ANNÉE  i888. 

»  Les  entreprises  que  je  devrais  recommander  à  votre  cha- 
rité, pour  le  cours  de  l'année  qui  commence,  sont  nombreuses 
et  importantes;  mais  il  en  est  une  qui  me  tient  à  cœur  d'une 
manière  toute  particulière. 

»  Les  fidèles  peuvent  maintenant  jouir  de  l'église  du  Sacré- 
Cœur  de  Jésus  à  Rome;  ils  peuvent  y  entendre  la  parole 
divine,  y  recevoir  les  sacrements,  y  trouver  enfin  tous  les  se- 
cours de  nature  à  entretenir  et  augmenter  en  eux  la  vie 
chrétienne.  C'est  beaucoup,  sans  doute,  mais  ce  n'est  pas 
tout. 

»  Notre  saint-père  Léon  XIII  désire  que  l'Oratoire,  com- 
mencé comme  complément  de  l'église  salésienne,  soit  achevé 
selon  les  proportions  déjà  réglées.  L'étabhssement  pourra 
recevoir  au  moins  cinq  cents  élèves,  qui  représenteront  les 
petits  enfants  de  la  Palestine  accourant  se  grouper  autour 
de  la  personne  adorable  de  Jésus  pour  être  comme  eux  bénis, 
instruits,  dirigés  dans  le  chemin  de  la  vertu  et  formés  pour 
le  ciel. 


—  321  ^ 

»  Cette  œuvre  est  hautement  réclamée  par  les  circons- 
tances. Rome  compte  par  centaines  des  enfants  originaires 
de  la  ville  ou  venus  d'un  peu  partout,  que  la  pauvreté,  l'état 
d'abandon  ou  les  embûches  des  mauvais  exposent  aux  plus 
grands  dangers  du  corps  et  de  l'âme.  Beaucoup  d'entre  eux, 
parce  qu'ils  ne  trouvent  d'asile  fixe  nulle  part,  se  livrent  à 
l'oisiveté,  grandissent  dans  le  vice,  et,  après  avoir  fait  leurs 
premières  armes  dans  le  mal,  ont  enfin  maille  à  partir  avec 
la  justice  et  vont  finir  dans  les  prisons.  D'autres,  et  ils  sont 
nombreux  aussi,  accourus  de  divers  points  pour  chercher  du 
travail,  se  consolent  de  leur  insuccès  dans  une  honteuse 
inaction;  entraînés  par  de  mauvaises  compagnies,  ils  perdent 
même  cette  religion  qui  a  dans  la  ville  éternelle  son  centre, 
d'oii  elle  répand  sur  le  monde  entier  la  vivifiante  ardeur  de 
ses  rayons  bienfaisants.  Quel  malheur  qu'un  pauvre  enfant 
doive  trouver  le  naufrage  de  sa  foi  et  de  ses  mœurs  précisé- 
ment dans  cette  Rome  qui,  par  le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  a 
illuminé  et  illumine  encore,  sanctifia  et  continue  de  sancti- 
fier les  peuples  !  Si  des  ruines  de  ce  genre  causent  au  Pape 
une  douleur  cruelle  quand  elles  se  produisent  sur  n'importe 
quel  point  de  l'Eglise,  elles  l'affligent  profondément  quand 
elles  se  renouvellent  constamment,  comme  sous  ses  yeux, 
sans  qu'il  puisse  ni  les  prévenir  ni  y  porter  remède,  quand 
surtout  les  victimes  sont  des  enfants  nécessairement  légers 
et  inexpérimentés,  qui  sont  cependant  l'espoir  de  l'Eglise  et 
de  la  société. 

»  Or  il  est  en  notre  pouvoir  de  mettre  un  baume  souverain 
sur  cette  blessure  faite  au  cœur  de  Rome;  nous  pouvons,  par 
le  même  acte,  sauver  de  nombreux  enfants,  réconforter  le 
courage  du  pontife  romain,  et  consoler  le  Cœur  de  Jésus  : 
vous  avez  deviné  que  l'érection  de  l'Oratoire  projeté  est  le 
moyen  de  procurer  ce  multiple  résultat.  Il  n'est  plus  permis 
d'en  douter,  après  la  parole  du  Pape  ;  et  le  zélé  pontife  a 
daigné  me  dire  à  ce  sujet  son  sentiment  formel  dans  l'au- 
dience particuhère  que  j'ai  eu  le  bonheur  d'obtenir  en  mai 
dernier. 

DOM  BOSCO.  21 


—  322  — 

»  Sa  Sainteté  venait  d'apprendre  avec  plaisir  l'inauguration 
de  l'église  du  Sacré-Cœur.  Après  m'avoir  chargé  de  remercier 
les  Salésiens  et  les  coopérateurs  qui  avaient  contribué  à  la 
sainte  et  difficile  entreprise,  le  saint-père  ajouta  :  «  Mettez- 
»  vous  maintenant  à  l'œuvre  pour  achever  le  plus  tôt  pos- 
»  sible  l'Oratoire  déjà  commencé,  afin  que  nous  ayons  la 
»  consolation  d'y  réunir  et  d'y  sauver  tant  de  pauvres  en- 
»  fants,  en  leur  apprenant  à  devenir  de  bons  chrétiens  et 
»  d'honnêtes  citoyens.  A  cette  fin,  je  vous  bénis,  vous  et 
»  tous  ceux  qui  vous  viendront  en  aide.  » 

»  Ces  paroles  du  Vicaire  de  Jésus-Christ  sont  gravées  au 
plus  profond  de  mon  cœur,  et  j'avais  hâte  de  les  livrer  à  vos 
méditations. 

»  Il  serait  vraiment  digne  de  votre  zèle,  en  1887-1888, 
d'honorer  les  splendides  fêtes  jubilaires  de  Léon  XIII,  en  me- 
nant à  bonne  fin  les  œuvres  principales  qu'il  vous  a  confiées^ 
à  peine  monté  sur  le  siège  de  Pierre.  La  première  est  termi- 
née, et  nous  l'avons  présentée  au  Souverain  Pontife  par  la 
consécration  solennelle  de  l'église  du  Sacré-Cœur,  le  14  mai 
1887;  c'était  comme  une  mauguration  du  jubilé  sacerdotal. 
Et  maintenant,  le  nouveau  monument  sacré  excite,  avec  tant 
d'autres  merveilles  de  Rome,  l'admiration  des  pèlerins  qui  y 
accourent  de  tous  les  points  de  l'univers.  Quelle  douce  con- 
solation vous  procurerait  votre  charité  si,  à  la  fin  de  l'année 
qui  commence,  nous  pouvions  couronner  dignement  ces  fêtes 
des  noces  d'or  et  dire  au  saint-père  :  «  L'asile  que  vous  ap- 
peliez de  vos  vœux  les  plus  ardents  est  prêt  à  sauver  des 
enfants;  plusieurs  centaines  de  ces  chers  petits  y  ont  trouvé 
jun  abri  protecteur;  près  devons  et  comme  à  l'ombre  de  votre 
chaire  suprême,  ils  grandiront  en  vrais  fils  de  l'Eglise  et  en 
bons  citoyens,  avec  les  plus  sérieuses  garanties  de  moralité, 
et  préparés  à  toutes  les  luttes  do  la  vie.  » 

CONCLUSION.    -   QUATRE  SOUVENIRS. 

»  Je  veux,  en  terminant,  vous  laisser  quatre  pensées  en 


—  323  — 

guise  de  souvenir.  Je  remarque  en  premier  lieu  qu'une  mai- 
son où  l'aumône  est  en  honneur  ressemble  à  la  mer.  Le  so- 
leil a  beau,  par  l'évaporation,  prélever  sur  elle  un  tribut  con- 
sidérable :  son  immensité  n'est  pas  amoindrie  pour  cela  ;  c'est 
que  ces  nuages,  chargés  d'eau,  se  résolvent  en  pluie,  en 
neige,  en  glace,  et  après  avoir,  sous  ces  diverses  formes,  ar- 
rosé et  fécondé  la  terre,  se  hâtent  de  rentrer,  sous  forme 
de  fleuves,  dans  le  sein  de  l'océan. 

»  C'est  exactement  l'image  de  ce  qui  arrive  à  une  personne, 
à  une  famille  qui  consacre  ses  biens,  ou  seulement  son  su- 
perflu, à  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  du  prochain. 

»  L'aumône  de  chacun  peut  n'être  qu'une  goutte  :  mais 
unie  à  tant  d'autres,  elle  forme  comme  un  nuage  qui  se  résout 
en  une  pluie  de  bienfaits  sur  une  infinité  d'infortunes,  sur 
les  fidèles  et  les  infidèles,  sur  des  enfants  en  danger  de  se  per- 
vertir, sur  des  familles,  des  populations,  sur  la  société  hu- 
maine tout  entière.  Et  ces  bienfaits  ne  sont  jamais  perdus. 
Ceux  qui  les  reçoivent  les  reconnaissent  par  des  prières,  et 
ces  prières  ont  une  force  particulière  pour  obtenir  des  grâces  ; 
de  plus,  l'éducation  religieuse  et  morale  que  permettent  de 
leur  donner  les  aumônes  accumulées  les  forme  à  la  vertu  ; 
grandissant  dans  un  bon  milieu,  ils  prêchent  plus  tard  sans 
efîbrt,  dans  leur  vie  publique  et  privée,  la  concorde  et  la  paix  ; 
le  travail,  l'industrie  et  le  commerce  profitent  de  cette  trans- 
formation; les  vols,  les  rixes,  les  rébelhons  diminuent,  et, 
pour  ainsi  dire,  sans  qu'il  s'en  doute,  tout  citoyen  ressent  les 
heureux  eflets  de  cet  état  de  choses  et  voit  rentrer  dans  sa 
maison,  en  sécurité  prospère,  le  centupjie  de  ce  qu'il  avait 
consacré  aux  œuvres  de  religion  et  de  charité, 

»  Le  premier  souvenir  peut  donc  revêtir  la  forme  suivante  : 
Si  nous  tenons  à  prendre  un  soin  véritable  de  nos  intérêts  spi- 
rituels et  temporels,  tâchons  avant  tout  de  soigîier  les  intérêts 
de  Dieu,  et  procwons,  par  l'aumône,  le  bien  temporel  du  pro- 
chain. 

»  Le  second  souvenir  me  fournit  l'occasion  de  vous  rappeler 
qu'ordinairement,  pour  obtenir  de  Dieu  une  grâce  par  l'in- 


-  324  - 

tercession  de  la  très  sainte  Vierge  ou  de  quelques  saints,  on  a 
coutume  de  poser  à  peu  près  une  sorte  d'ultimatum.  «  Si  cette 
grâce  m  est  accordée,  je  ferai  telle  aumône,  telle  offrande.  » 
Ce  mode  de  procéder,  très  permis,  peut  être  employé;  toute- 
fois, je  ne-le  crois  pas  de  nature  à  obtenir  promptement  et 
avec  certitude  les  faveurs  divines,  celles  surtout  qui  nous 
tiennent  plus  à  cœur.  La  note  générale  d'une  demande  ainsi 
faite  est  une  défiance  vis-à-vis  de  Dieu,  de  la  très  sainte  Vierge 
et  des  saints  invoqués.  Il  serait  bien  préférable  et  bien  plus 
efficace  de  donner  avant  ce  que  nous  voudrions  offrir  seule- 
ment après  avoir  obtenu  la  grâce  sollicitée. 

))  Donner  avant,  c'est  accomplir  une  bonne  œuvre  qui,  fé- 
condée par  la  foi  et  la  confiance  en  Dieu,  a  sur  son  cœur  une 
puissance  particulière.  Donner  aDan^  c'est  obliger  en  quelque 
sorte  Dieu,  la  très  sainte  Vierge  et  les  saints  à  ne  pas  être  en 
reste  de  générosité  avec  nous,  qui  nous  sommes  comme  aban- 
donnés à  leur  bonté  souveraine  et  à  leur  précieuse  interces- 
sion. Donner  avant,  c'est  procurer  l'accomplissement  des  pa- 
roles de  Jésus-Christ,  qui  recommande  en  ces  termesl'aumône  : 
Donnez,  et  on  vous  donnera  :  date,  et  dahitur  vobis.  Gomme  on 
le  voit,  Jésus-Christ  ne  dit  pas  :  Promettez  de  donner,  et  on 
vous  donnera,  mais  bien  :  Donnez,  vous  autres,  d'abord,  et  en- 
suite on  vous  donnera. 

»  L'expérience  démontre  que  ce  moyen  est  extraordinaire- 
ment  efficace  pour  obtenir  les  grâces  les  plus  signalées;  j'ai 
pu  m'en  convaincre  des  milliers  de  fois. 

»  Voici  donc  le  second  souvenir  :  Si  vous  voulez  obtenir 
plus  facilement  une  grâce,  faites  d'abord  vous-même  la  grâce, 
c'est-à-dire  l'aumône  aux  autres,  ava7it  que  Dieu  ou  la  très 
sainte  Vierge  vous  ait  exaucé.  Date,  et  dabitur  vobis. 

»  En  troisième  lieu,  retenez  bien  que  la  loi  de  l'aumône  en 
faveur  de  la  religion  et  du  prochain  n'est  pas  seulement  un 
conseil  dont  nous  puissions  nous  dispenser  sans  porter  tort 
à  notre  âme,  mais  que  c'est  un  précepte  véritable  et  rigou- 
reux, compris  dans  les  commandements  de  la  loi  divine  :  les 
uns  nous  obligent  à  honorer  Dieu  et  à  l'aimer,  les  autres 


—  325  — 

nous  font  un  devoir  de  l'amour  du  prochain.  Le  simple 
conseil,  c'est  l'abandon  total  de  ce  que  l'on  possède, 
comme  le  pratiquent  les  divers  religieux,  qui  s'engagent  à  la 
pauvreté  volontaire;  mais  il  y  a  un  précepte  qui  oblige  à 
donner  le  superflu  de  son  avoir,  selon  ce  passage  de  l'Evan- 
gile :  Quod  superest  date  elèemosynam.  EL  c'est  pour  l'inob- 
servation de  ce  précepte  que  Jésus,  au  jour  du  jugement,  dira 
aux  réprouvés  :  Retirez-vous  de  moi,  maudits,  dans  le  feu 
éternel  !  Et  pourquoi  ?  Parce  que  vous  n'avez  pas  fait  l'aumône 
à  qui  en  avait  besoin.  C'est  pour  n'avoir  pas  donné  le  superflu 
de  ses  biens  au  pauvre  Lazare  que,  selon  la  parole  de  Jésus- 
Christ,  le  mauvais  riche  fut  enseveli  dans  l'enfer  :  Mortuus 
est  dives  etsepultus  est  in  inferno.  Et  ce  sont  ceux  de  qui  les 
pauvres  ne  reçoivent  rien  que  l'apôtre  saint  Jacques  déclare 
avoir  une  foi  morte,  sans  utilité  pour  le  salut  éternel. 

»  Le  même  apôtre  ajoute  que  la  religion  pure  et  immacu- 
lée consiste  à  pourvoir  aux  besoins  des  veuves  et  des  orphelins, 
c'est-à-dire  à  accomplir  les  œuvres  de  miséricorde  spirituelles 
et  corporelles.  Tous  ces  passages,  comme  les  autres  paroles 
de  l'Esprit-Saint  sur  le  même  sujet,  prouvent  jusqu'à  l'évi- 
dence que  ne  pas  faire  l'aumône  selon  ses  moyens,  est  d'un 
chrétien  qui  ne  l'est  que  de  nom,  d'un  homme  qui,  au  jour  du 
jugement,  entendra  prononcer  contre  lui  une  sentence  de  con- 
damnation, d'un  homme  enfin  qui  aura  beau  apporter  d'autres 
mérites  :  comme  le  riche  sans  miséricorde,  à  son  tour  il 
verra  Dieu  sans  miséricorde  pour  lui. 

»  Vous  avez  compris  le  troisième  souvenir  :  Au  moyen  des 
œuvres  de  cliarité,  nous  fermons  sous  nos  piif^ds  les  portes  de 
l'enfer,  et  nous  ouvrons  celles  du  Paradis.  Enfin,  je  dois  vous 
dire  que  ma  santé  va  déclinant  à  vue  d'œil  :  je  sens  que  je 
vous  quitte,  et  je  prévois  le  jour  prochain  où  il  me  faudra 
payer  mon  tribut  à  la  mort  et  descendre  au  tombeau.  Si  mes 
prévisions  se  réalisaient  et  si  cette  lettre  doit  être  la  dernière 
que  vous  recevrez  de  moi,  voici  le  quatrième  souvenir  que  je 
vous  laisse  :  Je  recommande  à  votre  charité  toutes  les  œuvres 
que  Dieu  a  daigné  me  confier  pendant  frès  de  cinquante  ans; 


—  32G  — 

je  vous  recommande  V éducation  chrétienne  de  la  jeunesse,  les 
vocations  ecclésiastiques  et  les  Missions  lointaines;  mais  je 
vous  recommande  aussi,  et  d'une  manière  toute  2^articulière,  le 
soin  des  enfants  pauvres  et  abandonnés  qui,  sur  la  terre,  furent 
toujours  la  'portion  de  ma  famille  la  plus  chère  à  mon  cœur, 
et  qui  seront,  je  l'espère  par  les  mérites  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  ma  couronne  et  ma  joie  dans  le  ciel.  Et  mainte- 
nant, il  ne  me  reste  plus  qu'à  invoquer  Dieu,  afin  qu'il  daigne 
répandre  sur  vous,  sur  les  vôtres  et  sur  vos  intérêts  ses  plus 
précieuses  bénédictions  ;  si  ma  prière  est  exaucée,  vous  aurez 
une  vie  heureuse  et  pleine  de  mérites,  couronnée,  au  jour 
fixé  par  Dieu,  de  la  mort  des  justes. 

»  A  cet  effet,  les  Salésiens  et  tous  les  enfants  de  nos  mai- 
sons unissent  tous  les  jours  leurs  prières  aux  miennes;  et 
par  l'intercession  de  Marie-Auxiliatrice  et  de  saint  François 
de  Sales,  nous  avons  la  ferme  et  bien  douce  espérance  de 
nous  retrouver  tous  réunis  au  sein  de  l'éternité  bienheureuse. 

»  Ayez  la  charité  de  prier  à  votre  tour  pour  moi,  qui  me  dis 
avecla  plus  profonde  reconnaissance,  bien-aimés  coopérateurs, 
»  Votre  serviteur  très  humblement  dévoué. 

»  Jean  Bosco,  prêtre. 
»  Turin,  8  décembre  1887.  » 

Après  les  fondations  que  mentionne  sa  dernière  circulaire 
(à  Rome,  en  Angleterre,  en  Autriche,  à  l'Equateur),  dom  Bosco 
eut  la  joie  d'en  inaugurer  quelques  autres  qui  furent  le  cou- 
ronnement de  sa  carrière. 

A  Val-Salice,  où  il  avait  déjà  un  collège,  il  ajouta,  en  1887, 
un  séminaire  pour  les  missions  étrangères,  et  donna  de  ses 
propres  mains,  le  24  novembre,  mais  dans  l'église  de  Marie- 
Auxiliatrice  de  Turin,  l'habit  ecclésiastique  à  trois  élèves  de 
ce  séminaire,  un  Français,  un  Polonais,  un  Anglais,  et  au 
prince  Auguste  Czartorisky,  héritier  d'une  des  plus  grandes 
familles  de  l'Europe.  La  cérémonie  fut  imposante,  bien  que 
le  cardinal  Alimonda,  qui  devait  la  présider,  fût  empêché  pai 
la  maladie. 


—  327  — 

Ce  fut  un  moment  solennel  que  celui  où,  après  le  chant  du 
Veni,  Creator,  dom  Bosco,  debout,  prononça  d'une  voix  faible 
mais  claire  encore,  ïexuat  vos  Dominus  veterem  hominem 
cum  actibus  suis  :  que  le  Seigneur  vous  dépouille  du  vieil 
homme  et  de  ses  actes  mauvais;  et  l'un  après  l'autre,  les 
jeunes  apôtres  vinrentrevêtir  la  soutane  bénite  par  domBosco. 
L'assistance  ne  pouvait  comprimer  une  vive  émotion;  et  les 
enfants  de  l'Oratoire  se  voyaient  déjà,  dans  un  avenir  plus  ou 
moins  éloigné,  appelés  à  la  même  gloire  apostolique. 

En  France,  la  pieuse  société  salésienne  prit  en  charge,  au 
mois  de  janvier  1888,  l'orphelinat  agricole  de  Gevigney 
(Haute-Saône),  don  de  M.  Willemot,  ancien  président  du  con- 
seil général  de  ce  département.  Ayant  perdu  depuis  1838  son 
unique  enfant,  M.  Willemot  avait  résolu  de  consacrer  sa 
fortune  aux  orphelins.  Après  bien  des  difficultés  surmontées, 
un  contrat  conforme  à  ses  désirs  fut  passé,  le  11  novem- 
bre 1887,  entre  lui  et  dom  Albéra,  supérieur  de  l'Oratoire 
salésien  de  Marseille,  ainsi  que  dom  Rua,  au  nom  de  dom 
Bosco. 

Les  religieuses  de  Marie-Auxiliatrice  fondèrent  aussi  vers  la 
même  époque,  à  Guines,  près  de  Calais,  une  maison  pour  les 
jeunes  filles. 

En  Belgique,  Mg»"  Doutreloux,  évêque  de  Liège,  sollicitait 
depuis  longtemps  une  fondation  salésienne  pour  sa  ville 
épiscopale.  Le  chapitre  de  la  société,  réuni  à  Turin  le  8  dé- 
cembre 1887,  ne  voyait  d'autre  réponse  à  donner  qu'un  délai 
illimité,  et  dom  Bosco  était  du  même  avis.  Mais  après  une 
visite  personnelle  de  l'évèque,  il  donna  sa  parole  et  fixa 
l'époque  oîi  ses  enfants  se  rendraient  à  Liège.  On  se  demanda 
quel  était  le  mystère  d'un  tel  changement  d'idée  chez  un 
homme  dont  les  déterminations,  une  fois  mûrement  prises, 
restaient  généralement  immuables.  Faut-il  en  chercher  la 
raison  dans  une  échappée  sur  des  vues  ordinairement  cachées 
aux  conseils  humains  ?  Dieu  le  sait. 

Enfin,  en  Angleterre,  la  maison  projetée  fut  établie  à 
Londres,  quartier  de  Battersea,  au  milieu  d'une  population 


—  328  — 

ouvrière  composée  en  majeure  partie  d'Irlandais.  Cette  fon- 
dation a  pris  le  nom  de  maison  du  Sacré-Cœur  de  Jésus  ; 
elle  occupe  l'emplacement  où  se  trouvait  jadis  le  jardin  de 
Thomas  Morus,  l'illustre  chancelier  martyr. 

Dom  Bosco  surveillait  et  dirigeait  tout  cela,  de  son  regard 
paisible  et  doux,  du  fond  de  son  petit  appartement  de  l'Ora- 
toire de  Saint-François  de  Sales,  sa  première  maison.  Son 
appartement,  composé  de  deux  chambres  étroites,  à  peine 
meublées,  et  d'une  salle  d'attente,  s'ouvrait  sur  une  petite 
galerie  au  midi.  C'est  là  qu'il  faisait  encore  quelques  pas, 
au  bras  d'un  de  ses  prêtres,  depuis  que  ses  jambes  affaiblies 
lui  refusaient  leur  service.  Il  se  plaisait  tantôt  à  sourire  aux 
enfants,  qui  jouaient  dans  une  des  cours  que  dominaient  ses 
fenêtres,  tantôt  à  mesurer,  sur  des  cartes  appendues  à  la 
muraille,  les  infatigables  progrès  de  ses  missionnaires  et  de 
ses  fondations  diverses,  dispersées  bientôt  par  toute  la  terre. 
Lui-même  se  considérait  comme  un  instrument  passif  entre 
les  mains  de  la  Providence  :  «  C'est  Marie-Auxiliatrice  qui 
opère  par  dom  Bosco,  répétait-il  souvent;  sans  elle  dom 
Bosco  serait  un  prêtre  ignoré,  enseveli  dans  la  dernière 
paroisse  du  Piémont.  » 

Son  humilité  avait  quelque  chose  de  naïf  et  ne  ressem- 
blait point  à  celle  des  autres.  Si  on  l'interrogeait  sur  cer- 
taines faveurs  extraordinaires  dont  il  avait  été  l'objet,  par 
exemple  sur  il  Grigio,  le  fameux  chien,  il  confirmait  les 
faits  sans  vantardise,  mais  sans  fausse  honte,  sans  nulle 
recherche  ni  coquetterie.  Il  souffrit  que,  de  son  vivant,  non 
seulement  son  enfance  et  la  vie  admirable  de  sa  mère,  mais 
quelques-uns  de  ses  miracles  personnels  fussent  mis  par  écrit 
et  publiés.  On  s'en  est  étonné  parfois,  on  a  même  trouvé  là 
un  sujet  de  scandale;  on  s'est  demandé  s'il  était  sincèrement 
humble.  C'est  qu'on  connaissait  mal  son  extrême  simplicité. 
«  Mon  cher  ami,  disait-il  un  jour  à  un  de  ses  condisciples, 
si  Dieu  eût  trouvé  un  prêtre  plus  petit,  plus  faible  et  surtout 
plus  nul  que  doin  Bosco,  il  l'eût  à  coup  sûr  chargé  de  cette 
œuvre.  Pour  moi,  je  devrais  être  desservant  dans  quelque 
pauvre  hameau  de  montagne  ;  c'est  tout  ce  que  je  mérite.  » 


CHAPITRE  XXVn. 

MORT     DE     DOM     BOSCO. 


Plusieurs  deuils  successifs  furent  comme  un  avertissement 
pour  dom  Bosco.  Les  meilleurs  de  ses  amis  dans  le  monde, 
en  dehors  de  ses  enfants,  le  précédèrent  de  quelques  mois 
ou  de  quelques  jours  seulement.  Ce  fut  d'abord  l'illustre  abbé 
Jacques  Margotti,  directeur  de  VArmonia,  le  Louis  Veuillot 
de  l'Italie  (^)  ;  ce  fut  ensuite  l'éditeur  parisien  Josse,  qui  eut 

(1)  Dom  Bosco  ne  rencontra  pas  d'ami  plus  fidèle  ni  de  défenseur  plus  intré- 
pide que  M.  MargoUi.  En  1860,  quand  l'Oratoire  eut  les  honneurs  de  la  persécu- 
tion officielle,  ce  fut  M.  Margotti,  qui,  plus  vivement  traqué  lui-même  que  nul 
autre,  oublia  ses  propres  dangers  pour  apporter  les  conseils  et  les  encouragements 
au  Valdorco.  On  lit  dans  le  Bidletin  salésien  de  juin  1887  : 

«  La  presse  catholique  de  tous  les  pays  porte  le  deuil  de  l'abbé  Margotti;  elle  a 
loué  la  sagesse  et  la  constance  du  champion  autorisé,  convaincu,  éloquent,  de  la 
religion  et  du  droit,  du  pape  et  de  la  patrie-,  elle  a  retracé  en  termes  émus  les 
quarante  années  de  labeur  qui  ont  couvert  de  gloire  ce  prêtre  admirable  et  procuré 
à  l'Eglise,  comme  à  la  société  civile,  des  bienfaits  immenses.  Pour  nous,  il  fut  un 
bienfaiteur,  et  nous  ne  sommes  pas  près  de  l'oublier. 

»  Quand  il  pensait  qu'une  visite  pourrait  apporter  un  peu  de  joie  à  dom  Bosco 
déjà  souffrant,  M.  Margotti  accourait,  malgré  ses  propres  infirmités,  et  passait  au- 
près de  son  ami,  des  moments  où  il  n'était  pas  seul  à  être  heureux.  Le  lundi  de 
Pâques  a  été  le  dernier  de  ces  jours  qui,  en  nous  le  faisant  mieux  connaître,  nous 
le  faisaient  aimer  davantage. 

»  Il  vint  à  l'Oratoire  et  causa  longtemps  cœur  à  cœur  avec  dom  Bosco,  lui  offrant 
de  nouveau,  et  pour  la  millième  fois,  son  concours,  ses  ressources,  son  influence,  se 
me'tant,  en  un  mot,  complètement  à  la  disposition  de  notre  Père.  El  comme  dans 
le  cours  de  sa  vie,  en  qualité  d'homme  d'action,  il  en  venait  toujours  aux  actes, 
apprenant  que  dom  Bosco  se  rendait  à  Rome  pour  la  consécration  de  l'église  du 
Sacré-Cœur,  il  voulut  remettre  une  dernière  aumône  pour  cette  œuvre,  qu'il  avait 
appuyée  de  tout  son  pouvoir,  avec  un  zèle  plein  d'aimables  industries. 

»  Il  embrassa  dom  Bosco  et  lui  souhaita  prompt  et  heureux  retour,  sans  se  douter 
que  cet  adieu  était  le  dernier.  »  Il  mourut  le  6  mai,  fête  de  saint  Jean  ante  portant 
Latitiam,  qui  est  la  fête  des  imprimeurs,  et  aussi  un  peu  des  journalistes. 


—  330  — 

le  bonheur  de  mourir  le  24  décembre  1887,  en  sortant  du 
confessionnal;  enfin,  le  31  janvier,  ce  fut  M.  Colle  de  la  Far- 
lède,  dont  le  jeune  fils,  Louis-Fleury-Antoine,  avait  eu  dom 
Bosco  pour  biographe. 

Dom  Bosco  les  pleura  et  en  conçut  pour  lui-même,  nous  ne 
dirons  pas  les  plus  sombres,  car  la  mort  ne  l'effrayait  pas, 
mais  les  plus  vifs  pressentiments,  a  Hâte-toi,  disait-il  à 
l'économe  (on  remarquera  cette  douce  et  paternelle  familia- 
rité qui  le  faisait  tutoyer  tous  ses  enfants),  hâte-toi  de 
demander  une  concession  pour  ma  tombe.  »  Afin  de  condes- 
cendre à  ce  désir  plusieurs  fois  exprimé,  on  entama  des 
négociations  avec  la  municipalité  de  Turin;  et  comme  elles 
traînèrent  en  longueur  :  «  Si  tu  ne  te  hâtes  pas  davantage, 
ajouta-t-il  sur  un  ton  de  plaisanterie  qui  lui  était  famiher, 
quand  je  serai  mort,  je  me  ferai  porter  dans  ta  chambre.  î 

Ce  fut  sur  ses  instances  pressantes  que  l'on  fixa  au  mois 
de  mai  1887  la  consécration  de  l'église  du  Sacré-Cœur  à 
Rome.  A  ceux  qui  lui  opposaient  l'état  peu  avancé  des  tra- 
vaux et  le  priaient  de  remettre  la  cérémonie  à  l'année  sui- 
vante, il  répondait  invariablement  :  «  Je  sais  tout  cela,  mais 
je  veux  voir  l'église  consacrée;  si  l'on  difi'ère,  je  ne  la  verrai 
pas.  » 

On  parlait  quelquefois  en  sa  présence  de  son  jubilé  sacer- 
dotal, en  1891  ;  mais  alors  il  disait  à  ses  plus  intimes  :  «  Vous 
êtes  dans  l'illusion  !  »  Une  éminente  bienfaitrice  de  ses 
orpheUns  étant  près  de  mourir  et  l'ayant  fait  appeler  à  son 
chevet  :  «  Ah  !  madame  la  comtesse,  lui  dit-il,  vous  deviez 
immoler  deux  veaux  gras  pour  mon  jubilé  sacerdotal  ;  c'était 
convenu  entre  nous  ;  est-ce  que  vous  allez  faillir  à  la  parole 
donnée  ?  Mais  rassurez-vous,  je  n'ai  pas  le  droit  de  vous  re- 
prendre de  manquer  à  ce  rendez-vous  de  fête,  car,  de  mon 
côté,  je  n'y  serai  pas  plus  fidèle  que  vous.  » 

Enfin,  au  mois  de  novembre  1887,  se  trouvant  au  chevet 
d'un  de  ses  prêtres  gravement  malade  et  déjà  administré,  il 
lui  commanda  de  reprendre  confiance  :  «  Ton  tour  n'est  pas 
encore  venuj  c'est  un  autre  qui  doit  prendre  ta  place.  »  En 


—  331  — 

effet,  le  malade  guérit,  et  le  malade  qui  mourut  ensuite  le 
premier  dans  la  maison,  ce  fut  lui,  dom  Bosco.  Circonstance 
plus  remarquable  encore  :  son  lit  étant  peu  commode  pour 
les  infirmiers,  on  le  mit  dans  le  lit  même  où  il  avait  trouvé, 
moribond,  le  prêtre  qu'il  était  venu  consoler.  Il  ne  pouvait 
prendre  sa  place  plus  complètement. 

En  dehors  des  paroles  de  ce  genre,  dont  la  signification 
échappait  le  plus  souvent  et  qui  n'ont  été  comprises  qu'après 
coup,  la  constante  diminution  de  ses  forces  inspirait  les  plus 
justes  appréhensions. 

Le  6  décembre,  les  missionnaires  salésiens  demandés  par 
la  répubhque  de  l'Equateur  partaient  pour  leur  lointaine  des- 
tination. Dom  Bosco  voulut  descendre  à  l'église  pour  présider 
la  cérémonie  des  adieux. 

Soutenu  par  son  secrétaire  dom  Viglietti  et  par  l'abbé  Festa, 
il  prit  place  dans  le  sanctuaire,  pendant  le  sermon  de  dom 
Bonetti.  L'assistance  entière  se  tenait  debout  pour  le  voir. 
Mais  lorsque  les  chers  voyageurs  eurent  défilé  devant  lui 
pour  lui  baiser  la  main,  il  faillit  tomber,  traversa  la  cour  au 
milieu  des  acclamations  des  enfants,  et  rentra  chancelant  dans 
sa  chambre. 

Le  lendemain  lui  apporta  une  grande  consolation,  M*""  Ga- 
gliero  arriva  de  Patagonie.  Dom  Bosco  le  reçut  dans  ses 
bras  en  pleurant,  et  aussitôt  l'idée  lui  vint  de  réunir  une 
dernière  fois  ceux  de  ses  enfants,  les  aînés  de  l'Oratoire,  qui 
pouvaient  quitter  pour  quelque-  temps  les  divers  emplois 
parmi  lesquels  ils  étaient  dispersés.  Il  manda  dom  Cerutti, 
dom  Branda,  dom  Albéra.  En  les  attendant,  ou  à  mesure 
qu'ils  arrivaient,  il  semblait  rajeunir,  il  plaisantait  sur  ses 
douleurs,  et,  parlant  de  son  dos  qui  se  voûtait  de  plus  en 
plus,  il  répétait  ces  vers  d'une  chanson  piémontaise  ; 

0  schina,  pôvra  schina, 

T'  as  fini  de  porté  bascina  (t). 


(1)  0  échine,  pauvre  échine, 

Tu  as  fini  ie  porter  charge. 


—  332  - 

Depuis  plusieurs  années,  les  infirmités  lui  interdisaient  de 
confesser  tous  les  matins,  comme  il  l'avait  fait  durant  presque 
un  demi-siècle  ;  mais  il  tenait  à  consacrer  encore  à  ce  minis- 
tère, qui  était  vraiment  le  sien,  le  soir  du  mercredi  et  celui 
du  samedi.  Après  le  curé  d'Ars,  personne  peut-être,  de 
nos  jours,  n'a  autant  confessé  que  lui.  Le  17  décembre,  une 
trentame  de  pénitents,  la  plupart  des  classes  supérieures  et 
en  voie  de  déterminer  leur  vocation,  se  présentèrent  dans 
son  antichambre.  L'abbé  Festa,  second  secrétaire  de  dom 
Bosco,  voulait  les  éloigner;  mais  lui,  après  avoir  tenu  conseil 
un  instant  avec  lui-même,  s'écria  :  «  Laissez-les  entrer  :  c'est 
la  dernière  fois  !  »  Il  les  confessa,  et,  effectivement,  ce  furent 
les  dernières  confessions  qu'il  entendit. 

Le  20  décembre,  il  voulut  sortir  encore;  on  le  transporta 
dans  son  fauteuil  jusqu'à  une  voiture,  où  dom  Viglietti,  son 
premier  secrétaire,  pt  dom  Bonetti  s'installèrent  à  ses  côtés. 
Devant  l'église  de  Notre-Dame  Auxiliatrice,  un  inconnu  fit 
arrêter  la  voiture.  C'était  un  brave  homme  de  Pignerol,  qui 
tenait  absolument  à  parler  à  dom  Bosco.  A  peme  le  véné- 
rable vieillard  l'eut-il  aperçu,  qu'il  le  reconnut  pour  un  de 
ses  premiers  enfants,  un  de  ceux  qu'il  avait  recueillis  tout  au 
début  de  son  orphelinat. 

«  Eh!  lui  demanda-t-il,  comment  vont  tes  affaires? 

—  Tantôt  bien,  tantôt  mal,  répondit  le  paysan,  mais  je 
tâche  d'être  toujours  un  digne  fils  de  dom  Bosco. 

—  Bravo,  je  te  remercie.  Dieu  te  récompensera,  prie  pour 
ton  vieux  Père  !  » 

Et  il  le  congédia  en  lui  recommandant  de  sauver  son 
âme.  Puis  se  tournant  vers  son  secrétaire  : 

«  Viglietti,  lui  dit-il,  dès  que  nous  serons  rentrés  à  la 
maison,  souviens-toi  d'écrire  ces  paroles,  qui  seront  pour 
vous  tous  :  Que  les  supérieurs  salésiens  traitent  toujours 
avec  bonté  leurs  inférieurs,  et  surtout  les  gens  de  service!  » 

On  le  conjurait  de  demander  à  Dieu  sa  guérison,  mais  il 
ne  voulut  jamais  y  consentir  «  Vous  vous  rappelez,  disait-il, 
ce  que  je  vous  ai  répété  souvent  lorsque  j'étais  en  santé  : 


—  333  — 

«  L'unique  sacrifice  que  j'aurai  à  faire  à  l'heure  de  la  mort, 
ce  sera  de  vous  quitter.  »  Un  de  ses  anciens  élèves  étant  venu 
le  voir  de  fort  loin,  avec  son  jeune  fils,  dom  Bosco  dit  à 
l'oreille  de  dom  Rua  :  «  Ils  ne  sont  pas  riches,  tu  leur 
paieras  leur  voyage  à  tous  deux  en  mon  nom.  » 

Nous  avons  déjà  noté  la  plénitude  avec  laquelle  il  se  don- 
nait à  ses  amis  et  à  ses  interlocuteurs;  chacun  le  possédait 
si  bien  qu'il  croyait  le  posséder  sans  partage.  Un  de  ses  fils, 
au  sortir  d'un  entretien  avec  lui  durant  sa  dernière  maladie, 
disait  plein  d'émotion  :  «  C'est  donc  moi,  je  le  vois  mainte- 
nant, c'est  moi  que  le  bon  Père  aimait  le  plus.  —  Dieu  le 
sait!  lui  répondit  un  autre  Salésien,  mais,  de  mon  côté,  j'ai 
des  raisons  de  penser  que  c'est  moi.  »  Et  tous  les  autres  con- 
frères présents  avouèrent  qu'ils  avaient  pu  croire,  chacun 
pour  soi,  à  une  préférence  analogue.  Il  n'y  avait  eu  là  ni 
calcul  de  la  part  de  dom  Bosco,  ni  exagération  hypocrite; 
seulement  l'amour  paternel  avait  chez  lui  un  rare  développe- 
ment. L'amour  paternel,  l'amour  le  plus  désintéressé  qui  soit 
sur  terre,  et,  par  suite,  le  plus  parfait,  est  un  fidèle  reflet  de 
l'amour  universel  du  Créateur.  De  même  que  le  Créateur 
veille  sur  chaque  chose  individuellement,  sans  perdre  de 
vue  l'ensemble  de  l'univers,  de  même  l'amour  paternel  a  ce 
doux  privilège  que,  parmi  les  enfants,  selon  la  belle  expres- 
sion d'un  poète  : 

Chacun  en  a  sa  part  et  tous  l'ont  tout  entier. 

Lorsqu'un  père,  lorsqu'une  mère  contemplent  un  de  leurs 
enfants,  c'est  celui-là  qu'ils  préfèrent  ;  mais  si  leurs  yeux  ou 
leur  pensée  s'attachent  à  un  autre,  celui-ci  absorbe  aussitôt 
leur  cœur.  Puissance  merveilleuse  de  concentration  et  de 
dilatation,  simultanée  en  Dieu,  successive  dans  l'homme  ; 
sans  cela,  l'amour  paternel  serait  trop  parfait  pour  l'hu- 
manité ! 

Cependant,  à  la  grande  surprise  des  médecins,  une  amé- 
lioration se  produisit  dans  l'état  du  malade  le  1"  janvier 
1888.  Ses  enfants  respirèrent.  M^""  Cagliero  demanda  l'autori- 


-  334  — 

sation  de  se  rendre  à  Nice-en-Montferrat  pour  une  cérémonie 
de  prise  d'habit.  «  Va,  répondit  dom  Bosco,  mais  reviens, 
et  ne  tarde  pas.  »  Un  instant  après,  il  dit  à  son  secrétaire  : 
«  Cher  Yiglietti,  te  souviens-tu  pourquoi,  lors  du  premier 
départ  de  Cagliero  pour  l'Amérique,  je  n'ai  pas  voulu  te 
laisser  aller  avec  lui?  » 

Dom  Yiglietti  répondit  par  des  larmes. 

«  Bien,  bien,  reprit  dom  Bosco,  je  vois  que  tu  t'en  souviens, 
car  je  te  l'ai  annoncé  dès  ce  temps-là  :  C'est  toi  qui  dois 
me  fermer  les  yeux.  » 

Toute  la  ville  de  Turin,  ou,  pour  mieux  dire,  l'univers 
catholique  tout  entier,  se  reprenaient  à  espérer  avec  les  en- 
fants de  dom  Bosco.  M^'  Cagliero,  de  retour  après  quatorze 
jours,  sollicitait,  avec  dom  Branda,  une  nouvelle  autorisation 
d'absence  ;  il  désirait  aller  aux  fêtes  de  Rome.  «  Non,  attendez 
encore,  répondit  dom  Bosco;  attendez  jusqu'à  la  Saint-Fran- 
çois de  Sales  ;  alors,  un  autre  vous  commandera.  » 

Le  cardinal  Alimonda,  qui  vint  en  personne  plusieurs  fois, 
le  duc  de  Norfolk,  l'archevêque  de  Malines,  l'archevêque  de 
Cologne,  l'évêque  de  Trêves,  l'archevêque  de  Paris,  et  un 
certain  nombre  d'amis  piémontais  ou  de  pèlerins  étrangers 
qui  se  rendaient  à  Rome  ou  en  revenaient,  obtinrent  succes- 
sivement la  faveur  d'approcher  du  vénéré  malade.  A  l'ar- 
chevêque de  Paris,  il  demanda  avec  instance  sa  bénédiction. 
Mgr  Richard  obtempéra  à  ce  pieux  désir,  mais  aussitôt  il  se 
jeta  lui-même  à  genoux  pour  recevoir  celle  du  Père  des 
orphelins. 

«  Oui,  dit  dom  Bosco,  je  bénis  Votre  Grandeur,  et  je  bénis 
Paris. 

—  Et  moi,  s'écfia  le  saint  archevêque,  je  dirai  à  Paris  que 
j'apporte  la  bénédiction  de  dom  Bosco.  » 

Mais  les  médecins  n'avaient  jamais  partagé  l'illusion  des 
Salésiens.  Le  docteur  Fissore  écrivait  :  «  Dom  Bosco  est 
perdu.  Il  est  atteint  d'une  affection  cardio-pulmonaire;  le  foie 
est  attaqué;  la  moelle  épinière  présente  une  complication  qui 
engendre  la  paralysie  dans  les  membres  inférieurs.  Cette 


-  333  — 

maladie  n'a  aucune  cause  directe  ;  elle  est  le  résultat  d'une 
existence  usée  par  le  travail;  la  lampe  s'éteint  faute  d'huile.  » 

Le  25  janvier,  au  lendemain  de  la  visite  de  l'archevêque  de 
Paris,  dom  Bosco  tomba  dans  un  délire  intermittent,  ou  plu- 
tôt dans  un  assoupissement  profond.  Mais  on  l'entendait 
souvent  prononcer  avec  amour  quelque  courte  prière,  ou 
murmurer  le  nom  de  quelqu'un  de  ses  enfants  ou  des  bien- 
faiteurs de  ses  œuvres.  Le  27,  on  parlait  autour  de  son  lit  de 
l'inscription  à  mettre  sur  la  tombe  de  son  digne  ami,  le  comte 
Colle  de  la  Farlède.  Dom  Rua  proposait  ce  texte  :  Orphano  tu 
eris  adjutor  :  Tu  seras  l'appui  de  l'orphelin,  M^""  Cagliero  aurait 
préféré  :  Beatus  qui  intelligit  super  egenum  et  pauperem  : 
Heureux  qui  sait  secourir  le  pauvre  et  l'abandonné!  Dom 
Bosco,  qui  paraissait  ne  prendre  aucune  attention  à  l'entre- 
tien, ouvrit  les  yeux  et  parvint  à  faire  entendre,  syllabe 
par  syllabe,  une  sentence  plus  belle  encore  que  toutes  les 
autres,  et  qui  peint  si  bien  sa  vie  à  lui-même  et  toute  l'œuvre 
salésienne  :  «  Vous  graverez,  dit-il  :  Pater  meus  et  mater 
mea  dereliquerunt  me,  Dominus  autem  assumpsit  me  :  Mon 
père  et  ma  mère  m'ont  abandonné,  mais  le  Seigneur  m'a 
adopté.  » 

Le  29  janvier,  fête  de  saint  François  de  Sales,  il  reçut  le 
saint  viatique.  Pendant  plusieurs  heures  il  élevait  fréquem- 
ment les  bras  vers  le  ciel  en  disant  :  Fiat  voluntas  tua.  Mais 
comme  la  paralysie  gagnait  peu  à  peu  le  côté  droit,  il  con- 
tinua avec  le  bras  gauche  son  acte  de  résignation,  et  lorsqu'il 
eut  perdu  complètement  la  parole,  on  le  vit,  durant  tout  le 
jour  et  la  nuit  suivante,  employer  le  peu  de  forces  qui  lui 
restaient  à  lever  sa  main  gauche;  cette  offrande  muette  était 
un  spectacle  de  profonde  édification. 

Le  mardi  31  janvier,  vers  deux  heures  du  matin,  il  entra 
en  agonie.  Joseph  Buzzetti  rappela  en  toute  hâte  les  supérieurs 
majeurs  qui  s'étaient  retirés  très  tard  d'auprès  de  lui.  Bientôt 
dans  la  chambre  du  mourant  se  trouvèrent  réunies,  on  peut 
le  dire,  plus  de  personnes  qu'elle  n'en  pouvait  contenir; 
prêtres,  clercs  et  laïques  se  serraient,  à  genoux,  autour  du 


—  336  — 

lit.  Mais  ici  nous  ne  saurions  mieux  faire  que  de  transcrire 
simplement  le  Bulletin  salésien  : 

«  A  l'arrivée  de  M^""  Gagliero,  dom  Rua  lui  cède  l'étole  et 
passe  à  la  droite  de  dom  Bosco.  Alors,  se  penchant  à  l'oreille 
du  bien-aimé  Père  :  Dom  Bosco,  lui  dit-il  d'une  voix  étranglée 
par  la  douleur,  7ious  sommes  là,  nous,  vos  fils.  Nous  vous 
prions  de  nous  pardonner  toutes  les  peines  que  nous  avons  pu 
vous  causer;  en  signe  de  pardon  et  de  paternelle  bienveillance , 
donnez-nous  une  fois  encore  votre  bénédiction.  Je  vous  con- 
duirai la  main  et  je  prononcerai  la  formule. 

»  Quelle  scène  de  déchirante  émotion  !  Tous  les  fronts  se 
courbent  jusqu'à  terre  et  dom  Rua,  rassemblant  toutes  les 
forces  que  lui  laisse  l'angoisse  du  moment,  prononce  les  pa- 
roles de  la  bénédiction,  en  même  temps  qu'il  élève  la  main 
déjà  paralysée  de  dom  Bosco  pour  appeler  la  protection  de 
Notre-Dame  Auxiliatrice  sur  les  Salésiens  présents  et  sur  ceux 
qui  sont  dispersés  sur  tous  les  points  du  globe. 

»  Vers  trois  heures,  on  recevait  de  Rome  la  dépèche  sui- 
vante :  Saint-père  donne  du  fond  du  cœur  la  bénédiction 
apostolique  à  dom  Bosco  gravement  malade.  —  Cardinal  Ram' 
polla. 

»  Monseigneur  avait  déjà  lu  le  Proficiscere. 

»  A  quatre  heures  et  demie,  à  notre  église  de  Notre-Dame 
Auxiliatrice  sonne  V Angélus,  que  tous  les  assistants  récitent 
autour  du  lit.  Puis  dom  Bonetti  suggère  au  vénéré  malade 
une  oraison  jaculatoire  qu'il  avait  répétée  bien  des  fois  les 
jours  précédents  :  —  Vive  Marie!  —  Tout  à  coup  le  faible 
râle  qui  durait  depuis  une  heure  et  demie  cessa;  et  pour  un 
instant  la  respiration  redevint  réguHère  et  tranquille.  L'ins- 
tant fut  bien  court  :  ce  dernier  souffle  s'éteignait  :  —  Dom 
Bosco  meurt  !  —  s'écria  dom  Belmonte.  Ceux  que  la  lassitude 
avait  jetés  sur  une  chaise  accoururent  aussitôt  :  M^""  Gagliero 
disait  la  prière  suprême  :  Jésus,  Marie,  Joseph,  je  vous  donne 
mon  cœur,  mon  esprit  et  ma  vie!....  Jésus,  Marie,  Joseph, 
assistez-moi  dans  ma  dernière  agonie!....  Jésus,  Marie,  Joseph, 
que  j'expire  en  paix  avec  vous  !  Le  moribond  poussa  trois 


—  337  — 

soupirs  à  peine  perceptibles  :  Dom  Bosco  était  mort  !  Il 
comptait  72  ans  5  mois  et  15  jours. 

»  La  pendule  marquait  4  heures  45.  Dom  Rua,  prenant 
alors  la  parole,  trouva  dans  sa  filiale  vénération  pour  dom 
Bosco  la  force  de  montrer  aux  assistants,  en  quelques  mots 
entrecoupés,  les  sublimes  enseignements  de  cette  mort  cou- 
ronnant une  telle  vie.  M^'  Cagliero,  à  son  tour,  d'une  voix  aussi 
peu  assurée,  entonna  le  Subvenite,  sancti  Dei,  puis  bénit  la 
vénérable  dépouille,  en  demandant  pour  l'âme  qui  venait  de 

lia  quitter  le  repos  éternel.  Il  ôta  ensuite  son  étole  et  en 
revêtit  le  défunt,  à  qui  on  joignit  les  mains  pour  y  faire  tenir 
le  crucifix  où  s'étaient  posées  tant  de  fois,  et  avec  une  indicible 
ferveur,  les  lèvres  du  mourant. 

i  »  Le  De  profundis,  récité  à  genoux,  ne  fut  qu'un  long  san- 
glot. » 


DOM  BOSCO, 


CHAPITRE  XXVIII. 


FUNERAILLES    DE    DOM    BOSCO, 


Le  corps  fut  laissé  toute  la  matinée  sur  le  lit  où  il  venait 
d'expirer  ;  il  fut  ensuite  lavé  et  habillé,  avec  l'aide  des  infir- 
miers, par  Enria,  un  des  premiers  enfants  de  dom  Bosco,  et 
depuis  longtemps  attaché  spécialement  à  sa  personne.  Un 
photographe  et  un  peintre  furent  autorisés  à  prendre  les  traits 
du  défunt;  c'est  tout  ce  que  les  supérieurs  voulurent  per- 
mettre :  la  pensée  seule  de  mouler  ce  visage  vénérable  leur 
semblait  une  profanation.  La  même  délicatesse  les  fit  s'op- 
poser à  un  embaumement.  Un  des  médecins  disait  :  «  Je  con- 
nais dom  Bosco  depuis  longtemps  ;  son  corps  m'inspire  un 
tel  respect  que  je  ne  me  sentirais  pas  le  courage  de  le  pro- 
faner. » 

La  ville  de  Turin,  instruite  du  douloureux  événement,  était 
sous  une  pénible  et  profonde  impression.  Beaucoup  de  maga- 
sins se  fermèrent  dès  le  matin  ;  ils  portaient  l'inscription 
suivante  :  «  Fermé  pour  cause  du  décès  de  dom  Bosco.  »  La 
foule  assiégeait  la  porte  de  l'Oratoire  et  demandait  avec  ins- 
tances à  contempler  les  restes  de  l'homme  de  Dieu,  On  ne  put 
admettre  d'abord  que  le  personnel  de  la  maison,  ensuite  les 
sœurs  de  Marie-Auxiliatrice  et  un  petit  nombre  de  personnes 
connues.  Le  corps,  revêtu  des  ornements  sacerdotaux  violets, 
la  barrette  sur  la  tête  et  le  crucifix  entre  les  mains  jointes,  fut 
assis  dans  un  fauteuil,  au  fond  de  la  galerie  située  derrière  la 
chapelle  privée  de  dom  Bosco.  Quand  on  entrait  dans  cette 


-  340  — 

chapelle,  la  porte,  ouverte  à  deux  battants,  laissait  apercevoir, 
au  fond  de  la  galerie,  le  défunt  adossé  à  la  fenêtre  qui  a  vue 
sur  l'église  de  Saint-François  de  Sales.  Les  traits  n'étaient 
nullement  altérés,  et  sans  la  pâleur  du  visage  et  des  mains 
qui  tranchait  sur  le  violet  de  la  chasuble,  on  eût  dit  dom 
Bosco  endormi  et  réjoui  par  une  vision  du  ciel.  Cette  illusion 
n'était  pas  seulement  celle  de  ses  enfants;  tous  les  visiteurs 
la  partageaient;  instinctivement  on  marchait  sur  la  pointe 
des  pieds  pour  ne  pas  le  réveiller,  en  venant  s'agenouiller 
devant  lui  et  déposer  un  baiser  de  tendre  vénération  sur  cette 
main  blanche  qui  tant  de  fois  s'était  levée  pour  bénir. 

Dom  Michel  Rua,  vicaire  et  successeur  de  dom  Bosco,  do- 
minant sa  douleur  par  le  sentiment  du  devoir,  avait  déjà 
télégraphié  la  triste  nouvelle  au  souverain  pontife,  au  cardi- 
nal Alimonda  et  aux  diverses  maisons  salésiennes.  En  rece- 
vant la  dépêche,  Léon  XllI  leva  les  yeux  au  ciel  et  s'écria  : 
«  Dom  Bosco  è  un  santo,  un  santo,  un  santo  C^)!  » 

Dom  Rua  rédigea  ensuite  une  lettre  de  part  destinée  aux 
coopérateurs  salésiens  et  qui,  tirée  à  53,000  exemplaires  (2), 
ne  fut  pas  encore  suffisante  et  n'arriva  pas  à  tous.  Cette  circu- 
laire se  terminait  ainsi  : 

«  Avec  le  concours  et  les  conseils  de  mes  confrères,  je  suis 
sûr  d'avance  que  la  pieuse  Société  de  Saint-François  de  Sales, 
soutenue  par  le  bras  de  Dieu,  forte  de  la  protection  de  Marie 
Auxiliatrice  et  de  la  généreuse  charité  des  coopérateurs  salé- 
siens,  continuera  les  œuvres  créées  par  son  vénéré  et  regretté 
fondateur,  et  en  particuher  l'éducation  chrétienne  de  la  jeu- 
nesse pauvre  et  abandonnée  et  les  missions  aux  pays  infi- 
dèles.... Salésiens,  Filles  de  Notre-Dame  Auxiliatrice,  coopé- 
rateurs, chers  enfants  confiés  à  nos  soins,  nous  n'avons  plus 
notre  bon  Père  au  milieu  de  nous  ;  mais  nous  le  retrouverons 
au  ciel,  si  nous  mettons  en  pratique  ses  conseils  et  si  nous 
marchons  fidèlement  sur  ses  traces.  » 

(1)  Dom  Rosrn  esl  un  saint,  un  saint,  un  saint! 

{•2)  :^2,000  pour  rilalie,   13,000  pour  la  France,  8,000  pour  les  pays  de  langue 
«spajjQole. 


—  341  — 

Cependant  la  galerie  intérieure  était  trop  étroite  pour  rece- 
voir les  visiteurs.  L'église  de  Saint-François  de  Sales  elle- 
même  devait  être  à  peine  suffisante  ;  mais  c'était  la  pre- 
mière qu'il  eût  édifiée;  berceau  de  la  pieuse  Société,  elle 
remplaçait  le  misérable  hangar  où  il  avait  commencé  son 
apostolat  d'éducation  populaire  ;  pouvait-on  choisir  un  autre 
endroit  pour  y  recevoir  les  derniers  hommages  du  peuple  à 
l'ami  de  ses  enfants  abandonnés?  Et  quelle  prédication  élo- 
quente que  celle  de  ce  pauvre  prêtre  endormi  du  sommeil  des 
ouvriers  qui  succombent  à  la  fatigue,  au  soir  d'une  vie  pré- 
maturément usée  par  la  charité  !  Pouvait-on  garder  pour 
quelques  privilégiés  seulement  ce  doux  et  fortifiant  spectacle? 
Le  corps  fut  donc  transféré,  le  1"  février  au  matin,  dans  le 
sanctuaire  de  l'église  de  Saint-François  de  Sales. 

Tandis  que  s'opérait  le  transport,  la  communauté  assistait, 
dans  la  grande  église  de  Marie-Auxihatrice,  à  une  messe  so- 
lennelle de  Requiem,  précédée  de  la  récitation  du  rosaire  et 
pieusement  couronnée  par  une  communion  générale. 

A  l'issue  de  cette  cérémonie,  les  enfants  et  les  ouvriers  de 
l'Oratoire  furent  admis  à  visiter  les  restes  vénérables  de  leur 
bienfaiteur.  Le  jour  commençait  à  paraître,  mais  les  tentures 
noires  entretenaient  une  demi-obscurité  qui  eût  imposé  le 
recueillement,  si  le  ■  besoin  de  prier  n'eût  pas  été  spontané 
dans  tous  ces  cœurs. 

Sur  l'autel,  caché  sous  les  draperies,  se  dressait  une  grande 
croix,  l'unique  espérance  du  bien-aimé  défunt,  qui  était  assis 
comme  à  l'ombre  de  l'instrument  du  salut.  Autour  de  lui, 
des  cierges  nombreux;  leur  lumière  douce  laissait  voir  ce 
visage  béni,  où,  après  trente  heures,  la  mort  n'avait  pas  en- 
core mis  son  empreinte. 

Cependant  les  enfants  se  pressent  dans  la  chapelle  devenue 
trop  étroite.  A  travers  leurs  larmes,  ils  cherchent  à  voir  la 
chère  apparition  qui  est  là,  devant  eux,  élevée  de  quelques 
degrés,  dans  le  sanctuaire. 

Dans  l'attitude  d'un  homme  qui  dort,  la  tête  légèrement 
inclinée  à  gauche,  les  traits  calmes,  reposés,  presque  sou- 


—  3i2  — 

riants,  les  yeux  légèrement  entr'ouverts,  mais  dirigés  vers  le 
crucifix  qu'il  serre  pieusement  dans  ses  mains  jointes,  dom 
Bosco  repose.  Notre  Père! Il  était  notre  Père!  répétaient  dans 
un  même  cri  douloureux  ces  mille  cœurs  brisés,  et  tous 
pleuraient  à  cette  vue  et  à  celle  de  cette  chaire,  de  cet  autel, 
de  ce  confessionnal,  qu'il  avait  occupés  durant  tant  d'années 
et  où  il  ne  reparaîtrait  plus. 

Mais,  malgré  tout,  le  deuil  avait  je  ne  sais  quel  fond  d'in- 
time allégresse.  Les  prières  commencées  pour  dom  Bosco  pre- 
naient instinctivement  une  autre  direction  et  se  changeaient 
en  prières  adressées  à  lai. 

L'église  de  Saint-François  de  Sales  fut  ouverte  au  pubhc 
vers  huit  heures  du  matin.  La  grande  cité  s'ébranla  tout  en- 
tière pour  venir  saluer  la  dépouille  du  patriarche.  Le  cours 
Reine-Marguerite  et  celui  du  Yaldocco  livraient  passage  à  une 
foule  immense  et  recueillie.  La  place  de  Marie-Auxiliatrice 
était  encombrée  d'équipages.  Une  multitude  de  vendeurs  de 
journaux  criaient  et  distribuaient  par  milliers  ÏUnità  catto- 
lica  et  le  Corriere  nazionale,  tous  deux  pleins  de  détails  sur 
le  défunt  et  ornés  de  son  portrait.  On  évalua  à  quarante  mille 
le  nombre  des  étrangers  qui  défilèrent  dans  la  petite  égUse  de 
Saint-François  durant  cette  journée  de  mercredi. 

Les  précautions  prises  pour  maintenir  l'ordre  permettent 
de  croire  que  ce  chiffre  n'avait  rien  d'exagéré.  Le  comman- 
deur Voli,  maire  de  Turin,  en  magistrat  prévoyant,  avait  mis 
à  la  disposition  de  dom  Rua  de  fortes  escouades  d'agents,  tant 
pour  les  cours  intérieures  que  pour  les  abords  de  la  maison. 

Autour  du  fauteuil  où  dom  Bosco  recevait  la  dernière  visite 
du  peuple  qu'il  avait  tant  aimé,  se  tenaient,  seuls  autorisés  à 
stationner  et  à  s'agenouiller  longtemps,  les  Pères  salésiens, 
le  clergé  de  Turin  et  les  prêtres  de  l'hospice  Cottolengo.  Il  y 
avait  aussi  quelques  bancs  disposés  pour  les  vétérans  de  l'Ora- 
toire, dont  plusieurs  venus  de  loin,  et  qui  ne  pouvaient 
s'arr.'.cher  à  cette  filiale  et  suprême  entrevue  avec  celui  auquel 
ils  devaient  tout. 

Ou  lui  faisait  toucher  des  médailles,  des  chapelets;  une 


-   3i3  — 

main  pieuse  et  délicate  glissa  sous  sa  cnasuble  une  offrande 
pour  ses  orphelins,  enveloppée  dans  un  papier  portant  ces 
simples  mots  :  «  Bien-aimé  dom  Bosco,  priez  pour  moi  !  » 
Mais  parmi  les  grâces  obtenues,  il  en  est  une  que  nous  devons 
mentionner  W. 

La  sœur  Adeline  Marchesi,  religieuse  de  Marie-Auxiliatrice 
(Oratoire  de  Sainte-Angèle,  via  Gottolengo,  33,  à  Turin),  était 
depuis  quelque  temps  complètement  aveugle,  à  la  suite  d'une 
attaque  de  goutte  sereine.  Les  médecins  jugeaient  l'infirmité 
incurable. 

Adeline  Marchesi  se  fit  conduire  à  la  chapelle  ardente  où 
reposait  dom  Bosco,  dans  l'église  de  Saint-François  de  Sales. 
En  y  arrivant,  elle  fut  étonnée  de  distinguer  d'abord  des  lu- 
mières, puis,  entre  celles-ci,  la  forme  vague  et,  peu  à  peu, 
quelques  traits  du  défunt.  Enhardie,  et  quoiqu'on  voulût  la 
retenir,  elle  saisit  la  main  droite  du  vénéré  cadavre,  qu'elle 
trouva  docile  et  flexible,  et  la  porta  à  ses  yeux.  À  l'instant 
même  elle  recouvra  pleinement  la  vue. 

Elle  renvoya  la  personne  qui  l'avait  amenée,  resta  aussi 
longtemps  qu'on  le  lui  permit,  à  remercier  Dieu  et  son  bien- 
heureux serviteur,  et  s'en  retourna  seule.  Ses  yeux  sont  de- 
puis parfaitement  sains  et  clairs. 

Vers  neuf  heures  du  soir,  après  la  sortie  des  étrangers,  tous 
les  enfants  de  l'Oratoire  se  rendirent  auprès  de  la  chère  dé- 
pouille, pour  faire  la  prière  du  soir.  Lorsqu'elle  fut  achevée, 
dom  Francesia  adressa  au  jeune  auditoire;  toujours  agenouillé, 
quelques  mots  qui  allèrent  remuer  jusqu'au  fond  de  l'âme 
maîtres  et  enfants. 

«  Voyez-vous  là,  devant  vous,  notre ^bien-aimé  père,  avec 
»  ce  calme  imposant  du  dernier  repos,  avec  ce  sourire  qui  est 
»  resté  sur  ses  lèvres?  On  dirait  qu'il  veuille  encore  vous  par- 
))  1er,  et  vous  attendez  presque  qu'il  se  lève  et  vous  fasse  en- 
»  tendre  pour  la  dernière  fois  le  son  pénétrant  de  celte  voix 


(1)  Elle  est  alleslée  par  une  lettre,  en  date  du  12  avril,  do  la  supérieure  du  cou- 
vent de  Marie-Auxiliatrice,  de  Turin,  sœur  Thérèse. 


—  344  — 

»  si  chère....  Mais  non,  c'est  bien  fini!....  Il  ne  peut  plus 
»  vous  les  répéter,  ces  saints  enseignements  qu'il  vous  donna 
»  si  souvent. 

»  Et  c'est  moi  qui  dois  vous  laisser  ce  dernier  souvenir. 

Mais,  dans  ce  sanctuaire  où  dom  Bosco  s'est  sacrifié  pour 

vous,  que  puis-je  vous  rappeler,  sinon  la  dernière  parole 

qu'il  nous  a  léguée  pour  vous  :  Dites  à  mes  enfants  que  je 

les  attends  tous  en  iJaracUs.  » 

Pendant  cette  allocution  bien  courte,  dcm  Bosco,  dans  la 
sérénif.é  de  la  mort,  paraissait  bénir  une  fois  encore  sa  famille 
réunie  autour  de  lui. 

On  eut  de  la  peine  à  emmener  les  enfants  dans  leurs  dor- 
toirs :  immobiles,  ils  paraissaient  ne  plus  rien  écouter,  et  ne 
pouvaient  se  résoudre  à  quitter  ce  père  si  bon,  qu'ils  ne  de- 
vaient plus  revoir  ici-bas. 

Des  prêtres  et  des  coopérateurs  salésiens  passèrent  la  nuit 
dans  la  chapelle  ardente.  A  l'aube  du  jeudi  2  février,  le  corps, 
revêtu  des  ornements  sacrés,  fut  déposé  dans  trois  cercueils  : 
le  premier,  oii  il  repose,  est  en  zinc  capitonné  de  soie;  le  se- 
cond, enfermant  le  premier,  est  en  plomb,  et  le  troisième, 
enveloppant  le  tout,  en  chêne  avec  vis,  poignées  et  orne- 
ments en  bronze  doré;  sur  le  couvercle  s'étend  une  large 
croix. 

On  ne  le  ferma  point  immédiatement,  afin  d'attendre  les  di- 
recteurs des  Oratoires  de  France. 

La  messe  des  funérailles  fut  chantée  dans  l'église  de  Marie- 
Auxiliatrice.  Dès  le  point  du  jour,  le  cours  Reine-Marguerite 
fut  sillonné  par  une  foule  considérable  se  dirigeant  vers  cette 
église.  Dans  la  rue  Gottolengo,  les  gardiens  de  la  paix,  les 
agents  de  police  et  les  gendarmes  avaient  fort  à  faire  pour 
contenir  et  pour  ainsi  dire  endiguer  ce  flot  de  peuple  qui 
grossissait  à  vue  d'œil.  Les  voitures  ne  pouvaient  plus  avan- 
cer. A  la  porte  de  l'Oratoire,  les  gendarmes  ne  réussissaient 
qu'à  grand'peine  à  frayer  un  passage  aux  amis  du  défunt,  aux 
coopérateurs  et  coopératrices. 

Les  places  qui  étaient  destinées  à  ceux-ci  dans  l'église  se 


—  343  — 

trouvaient  occupées  dès  le  grand  matin;  autour  du  catafalque 

étaient  rangées  les  filles  de  Marie-Auxiliatrice;  des  chaises 
avaient  été  réservées  pour  quelques  invités  de  distinction. 
Mais  au  dehors,  dans  la  cour,  restaient  debout  un  grand 
nombre  d'étrangers  en  habit  de  voyage;  c'étaient  des  pèle- 
rins français,  suisses  ou  irlandais,  les  uns  se  dirigeant  sur 
Rome,  les  autres  en  revenant  après  avoir  assisté  aux  fêtes 
jubilaires,  mais  tous  ayant  modifié  leur  itinéraire  pour  assis- 
ter aux  derniers  honneurs  rendus  à  dom  Bosco.  Le  silence 
était  universel,  le  recueillement  profond  ;  seul,  un  murmure 
confus,  à  peine  perceptible,  arrivait  de  la  rue,  exprimant  Is 
désir  de  tout  un  peuple  de  s'associer  à  une  démonstration  de 
filial  amour. 

Un  peu  après  neuf  heures,  une  psalmodie  encore  éloignée 
annonça  l'arrivée  du  corps.  Bientôt  une  porte  latérale  s'ouvrit, 
et  l'on  vit  apparaître  les  ecclésiastiques  qui  portaient  ou  ac- 
compagnaient le  cercueil  de  leur  père.  Parmi  eux  se  trou- 
vaient trois  curés  des  paroisses  de  Turin,  tous  trois  enfants 
de  dom  Bosco  '0,  et  plusieurs  chanoines  élevés  également 
par  lui.  Quand  la  porte  se  fut  refermée,  d'innombrables 
flambeaux,  ornés  des  armes  de  la  Société  salésienne  et  char- 
gés de  couronnes,  s'allumèrent  en  un  clin  d'œil;  une  longue 
file  d'enfants  de  chœur  déboucha  de  la  sacristie;  les  mi- 
nistres sacrés  suivaient  lentement  et  la  messe  commença. 
Célébrée  par  Ma^  Cagliero,  elle  avait  été  aussi  composée  par 
lui,  et  ceux  qui  la  chantaient,  avec  des  larmes  dans  la  voix, 
étaient  tous  des  enfants  du  vénéré  père;  c'était  une  véri- 
table fêle  de  famille  que  ce  deuil  triomphal  où  l'espérance  et 
les  joies  célestes  surmontaient  la  douleur  d'une  séparation 
terrestre  et  momentanée. 

A  deux  heures,  avant  de  faire  souder  le  cercueil,  le  pro- 
cès-verbal suivant,  après  que  lecture  en  eut  été  donnée  à 
haute  voix,  fut  scellé  dans  une  bouteille  de  verre  et  déposé 
sous  les  pieds  du  défunt  : 

0)  Les  théologiens  Reviglio,   curé  de   Saial-Âugustin,  Piano,   curé  de  la  Gran 
Madré  di  Dm.  cl  Muriano,  curé  da  Sainte-Thérèse. 

DOji  nosco.  22* 


—  346  — 

«  Les  soussignés  certifient  que  dans  ce  cercueil  repose  la 
dépouille  mortelle  de  dom  Jean  Bosco,  prêtre,  fondateur  de 
la  congrégation  de  Saint-François  de  Sales,  des  filles  de  Marie- 
Auxiliatrice  et  des  Coopérateurs  salésiens.  Il  naquit  à  Gastel- 
nuovo  d'Asti,  le  15  août  1815,  de  François  et  de  Marguerite 
Occhiena,  et  mourut  d'une  consomption  lente  de  la  moelle 
ôpinière,  comme  il  résulte  du  bulletin  de  décès  remis  au  Mu- 
nicipe  et  signé  du  médecin  traitant,  le  docteur  Albertotti,  le 
31  janvier  1888,  à  4  heures  3/4  du  matin,  quelques  minutes 
après  VAyigelus,  qui  parut  la  voix  de  la  Vierge  Auxiliatrice 
l'appelant  au  ciel;  sur  la  fin  de  l'année  neuvième  du  glorieux 
pontificat  du  très  sage  pape  Léon  XIII,  sous  l'épiscopat  de 
S.  E.  le  cardinal  Alimonda,  archevêque  de  Turin,  et  sous  le 
règne  de  Humbert  P""  de  Savoie,  notre  souverain. 

»  L'histoire  dira  la  charité  et  le  zèle  admirable,  les  fonda- 
tions diverses,  la  grandeur  de  l'héroïsme  des  vertus,  la  vie 
entière  de  l'illustre  défunt  et  le  deuil  public  causé  par  sa 
mort. 

»  Le  cadavre  est  revêtu  de  la  soutane  et  des  ornements 
violets,  comme  pour  célébrer  la  sainte  messe. 

»  Le  cercueil  renferme,  avec  le  présent  parchemin,  et  scel. 
lées  également  dans  un  étui  de  verre,  trois  médailles  de 
Notre-Dame  Auxiliatrice  et  une  autre  médaille  commémora- 
tive  du  jubilé  sacerdotal  de  Léon  XIII. 

»  Restes  précieux,  objets  de  si  douloureux  regrets  et  ar- 
rosés de  tant  de  larmes,  reposez  en  paix  jusqu'au  jour  où  la 
trompette  de  l'ange  vous  appellera,  vous  aussi,  à  l'éternité 
de  la  gloire;  que  l'âme  dont  vous  étiez  animé  veille  sur  nous 
des  splendeurs  des  cieux,  où  nous  avons  la  douce  persuasion 
de  la  savoir  déjà  heureuse  en  Dieu  et  en  Marie,  qu'elle  aima 
d'un  si  grand  amour  et  en  qui  elle  eut  toujours  la  plus  iné- 
branlable confiance. 

»  Turin,  2  février  1888.  » 

(Suivent  les  signatures  des  docteurs  Albertotti  et  Bestente,  et  de 
plusieurs  supérieurs  de  la  Congrégation  salésienne.) 


—  3i7  — 

Pour  la  dernière  fois,  les  quelques  personnes  admises  à  la 
triste  cérémonie  purent  contempler  les  traits  de  ce  père  bien- 
aimé,  et  baiser  cette  main  bénie,  parfaitement  souple  encore; 
puis  le  couvercle  fut  soudé. 

C'est  sous  l'église  de  Notre-Dame  Auxiliatrice  et  dans  un  ca- 
veau préparé  tout  exprès  que  les  enfants  de  dom  Bosco  avaient 
compté  garder  ses  saintes  dépouilles.  Mais  les  généreuses  et 
pieuses  traditions  de  la  maison  de  Savoie  ont  fait  naufrage  au 
milieu  des  ambitions  politiques,  et  le  roi  d'Italie  n'a  plus,  à 
l'égard  de  la  révolution  antichrétienne,  son  associée,  la  aère 
indépendance  du  petit  roi  de  Sardaigne.  L'autorisation  fut  de- 
mandée; le  gouvernement,  avec  une  expression  de  regret  sin- 
cère sans  doute,  mais  inexorable,  la  refusa.  Le  choix  du 
chapitre  salésien  se  porta  alors  sur  la  maison  de  Val-Salice, 
près  de  Turin,  dans  laquelle  dom  Bosco  a  installé  son  sémi- 
naire des  missions  étrangères.  Bien  que  Val-Salice  soit  tout 
à  fait  en  dehors  de  l'enceinte  de  la  ville,  le  bon  vouloir  offi- 
ciel s'attardait  encore  en  une  telle  série  d'hésitations,  qu'on 
dut  prévoir  le  cas  où  les  restes  mortels  du  plus  illustre  peut- 
être  des  enfants  du  Piémont  contemporain  seraient  dirigés 
sur  une  autre  maison,  mais  hors  de  l'Italie.  Dès  que  la  possi- 
bilité d'un  semblable  projet  fut  connue,  la  perspective  de  l'effet 
qu'un  exil  aussi  inattendu  pourrait  produire  sur  le  patrio- 
tisme des  masses  encore  croyantes  fit  tomber  les  oppositions; 
le  permis  d'inhumer  fut  libellé  pour  Val-Salice. 

Mais  le  caveau  ne  se  trouvant  pas  immédiatement  prêt,  le 
corps  dut  être  ramené  à  l'église,  le  cortège  des  obsèques 
revint  donc  à  son  point  de  départ. 

Il  se  mit  en  marche  à  3  heures  1/2. 

L'assistance  a  été  évaluée  par  les  journaux  à  cent  ou  cent 
dix  mille  personnes,  et  l'on  peut  croire  que  ce  chiffre  est 
plutôt  inférieur  à  la  réalité  :  sur  une  longueur  de  deux  kilo- 
mètres, le  cortège  funèbre  défila  constamment  entre  deux 
rangées  profondes  de  spectateurs  attendris,  tous  dans  une  atti- 
tude aussi  respectueuse  que  le  permettait  le  peu  déplace  dont 
chacun  disposait  ;  la  largeur  des  avenues  regorgeait  de  monde, 


—  3i8  — 

les  arbres  en  étaient  garnis,  et  les  fenêtres  des  maisons, 
chargées  jusque  sur  les  toits.  On  sait  qu'en  Italie  les  balcons, 
qui  remplacent  un  corridor  intérieur,  sont  prodigués  même 
dans  les  plus  humbles  demeures  et  se  changent,  à  l'occasion, 
en  tribunes  commodes  pour  tous  les  spectacles  du  dehors. 

Les  jeunes  filles  des  écoles  primaires  et  de  l'école  supé- 
rieure de  Marie- Auxiliatrice  ouvraient  la  marche  ;  venaient 
ensuite  les  garçons  et  jeunes  gens  des  patronages  des  di- 
manches, puis  les  élèves  de  l'Oratoire  de  Saint-François  de 
Sales  et  de  la  maison  de  Saint-Jean  l'Evangéliste,  partagés 
par  classes  et  par  ateliers  ;  ensuite  les  anciens  élèves  de  dom 
Bosco  :  professeurs  et  artisans,  hommes  de  lettres  et  avocats, 
magistrats  et  mihtaires,  industriels  et  simples  ouvriers,  tous 
s'avançaient  côte  à  côte,  mêlés  comme  au  temps  de  leur  jeu- 
nesse, et  retrouvant  la  sainte  et  durable  amitié  des  jours  de 
leur  formation  chrétienne,  beaux  jours  qu'ils  avaient  dus  à 
leur  père  et  éducateur  commun. 

On  ne  pouvait  voir  sans  émotion  ces  milliers  d'enfants  de 
dom  Bosco,  la  plupart  encore  tout  jeunes,  mais  quelques-uns 
la  tête  déjà  grisonnante,  garder  un  silence  absolu  et  s'avan- 
cer, tous  découverts,  malgré  le  froid,  tous  priant  ou  repassant 
en  eux-mêmes  leurs  souvenirs.  Parmi  ceux  qui  atteignaient 
l'âge  où  les  rêves  d'avenir  cessent  et  où  l'on  aime  à  vivre 
dans  Le  passé  plus  que  dans  le  présent,  plus  d'un  cheminait 
encore  en  pensée,  sur  la  route  des  Becchi,  en  compagnie  de 
l'aimable  et  infatigable  père;  ou  bien  il  se  revoyait  récitant 
devant  lui  une  leçon  apprise  avec  amour,  pour  lui  faire  plai- 
sir; ou  bien  encore  il  se  sentait  pressé  entre  ses  bras  et  sa 
poitrine,  au  confessionnal,  et  épanchant  son  cœur  dans  son 
cœur. 

Tous  les  membres  du  clergé  et  des  ordres  religieux  de 
Turin  et  des  environs  qui  avaient  pu  venir,  le  grand  sémi- 
naire, toutes  les  œuvres  catholiques,  un  nombre  immense  de 
coopéraleurs  et  coopératrices  suivaient  le  cercueil.  Celui-ci 
était  porté  par  huit  salésiens  et  immédiatement  précédé  de 
trois  évêques  :  M^""  Cagliero,  M^*"  Leto,  évêque  de  Samarie,  et 


-  349  — 

M^""  Bertagna,  auxiliaire  du  cardinal  de  Turin.  Sur  le  drap  noir 
qui  recouvrait  la  bière  on  avait  disposé  les  ornements  sacer- 
dotaux et  les  deux  médailles  d'or  décernées  à  l'apôtre  de  la 
jeunesse  par  la  Société  de  géographie  de  Lyon  et  par  l'Aca- 
démie de  Barcelone. 

A  mesure  que  passait  la  vénérable  dépouille,  beaucoup 
tombaient  à  genoux,  mais  tous  s'inclinaient,  tête  nue,  et  répé- 
taient l'exclamation  de  Léon  XIII  :  «  Dom  Bosco,  un  santo  ! 
un  santo!  » 

L'Italie  gouvernementale  n'était  représentée  que  par  l'éta- 
lage de  la  police,  mais  les  pauvres  abondaient,  et  aucune  des 
institutions  charitables  et  populaires  ne  manquait  à  cette 
grande  solennité  funéraire. 

Etait-ce  bien  un  cortège  de  deuil  ?  N'était-ce  pas  plutôt  un 
triomphe  ?  Le  second  mot  rendait  seul  convenablement  l'im- 
pression universelle.  Sans-jdoute  on  allait  rendre  à  la  terre,  au 
silence,  et  peut-être  tôt  ou  tard  à  l'oubli,  les  membres  mor- 
tels de  l'homme  qui  fut  dom  Bosco  ;  mais  cet  homme  était 
plus  vivant  que  jamais  dans  la  vénération  de  la  multitude  ;  il 
vivait  surtout  dans  les  institutions  nées  de  sa  grande  âme  ;  et 
dût  la  multitude  perdre  son  souvenir,  dussent  ses  institutions 
elles-mêmes  périr  un  jour.  Dieu  n'oubhe  pas,  lui  !  Dieu 
l'avait  récompensé  et  le  récompenserait  à  jamais  ;  cet  homme 
avait  donc  atteint  le  but  suprême  de  l'existence  humaine  et 
réalisé  la  vie  dans  sa  plénitude  :  il  avait  aimé  et  servi  Dieu  ; 
il  le  posséderait  éternellement.  Tel  était  le  sentiment  plus  ou 
moins  confus  ou  plus  ou  moins  précis  qui  résumait  toutes 
les  impressions  des  spectateurs.  Ces  funérailles  furent,  à  pro- 
prement parler,  le  triomphe  de  la  sainteté. 

La  foule  en  eut  une  intuition  particuhèrement  vive  lors- 
qu'on passa  devant  l'hospice  de  Cottolengo.  Là,  une  niche 
pratiquée  dans  la  façade  contient  un  très  beau  groupe  rap- 
pelant les  actions  merveilleuses  de  cet  autre  saint  ami  des 
pauvres,  qui  fut  le  compatriote,  le  contemporain  et  un  des 
modèles  de  dom  Bosco. 

Debout,  Cottolengo  jette  un  regard  de  tendre  compassion 


—  350  - 

sur  un  vieillard  et  un  enfant,  tous  deux  infirmes  et  à  genoux 
près  de  lui,  dans  l'attitude  de  la  supplication  ;  mais  ce  regard 
n'est  pas  celui  d'une  tendresse  purement  philanthropique  :  le 
Vénérable,  qui  tend  une  main  aux  deux  malheureux,  de 
l'autre  leur  montre  le  ciel,  oîi  ceux  qui  souffrent  chrétienne- 
ment ont  leur  place  assurée. 

Tout  à  fait  au-dessous  de  cette  niche,  on  voit  deux  fenêtres 
éclairant  une  salle  pour  les  enfants  malades. 

Au  moment  où  le  cercueil  s'arrêtait,  précisément  devant  la 
statue  de  Cottolengo,  les  deux  fenêtres  se  remplirent  de  têtes 
mignonnes,  se  pressant  et  s'agitant  pour  connaître  la  cause 
de  cette  affluence  inaccoutumée. 

La  vie  que  dégageait  ce  tableau  d'un  charme  ineffable  sem- 
bla passer  dans  le  marbre  et  lui  prêter  le  mouvement  ;  on 
crut  voir  Cottolengo  montrant  le  ciel  à  dom  Bosco,  et  en- 
tendre dom  Bosco  lui  répondant  du  fond  de  son  cercueil  : 
«  Oui,  gloire  à  Dieu  I  Nous  l'avons  bien  aimé,  vous  et  moi,  et 
nous  avons  bien  aimé  nos  semblables  par  amour  pour  lui. 
Gloire  à  lui  seul  !  Il  n'y  a  que  lui  !  » 

La  rentrée  à  l'église  s'effectua  dans  l'ordre  le  plus  parfait. 
Les  agents  n'avaient  qu'à  faire  signe  pour  être  obéis  sur-le- 
champ,  et  ils  en  manifestaient  hautement  leur  surprise,  les 
foules  n'étant  pas  coutumières  d'une  pareille  docilité. 

Déjà  au  sortir  de  l'église,  quand  la  multitude  avait  aperçu 
le  cercueil,  elle  s'était  précipitée  pour  mieux  satisfaire  ses 
sentiments  de  pieuse  vénération.  Un  seul  mot  des  gardiens 
de  la  paix  avait  eu  raison  de  cet  empressement. 

Lorsque  l'absoute  fut  terminée,  le  peuple  donna  un  témoi- 
gnage édifiant  de  sa  foi  profonde.  Tous  se  précipitèrent  pour 
baiser  le  cercueil  comme  on  baise  les  choses  saintes.  En  un 
instant,  les  couronnes  eurent  disparu.  Ceux  qui  n'avaient  pu 
avoir  une  fleur  se  préparaient  à  metire  en  pièces  le  drap 
mortuaire  si  un  service  d'ordre,  promptement  organisé,  n'eût 
protégé  et  le  drap  et  le  cercueil,  également  menacés. 

Le  précieux  cercueil  resta  encore  deux  jours  avant  d'être 
mis  au  tombeau.  Il  quitta  définiiivement  l'Oratoire  le  soir  du 


—  351  — 

4  février,  vers  cinq  heures.  Dom  Rua  le  couvrit  de  baisers  et 
de  larmes  tandis  qu'on  le  glissait  dans  le  corbillard. 

Avec  dom  Rua,  prirent  place  dans  la  voiture  qui  servait  aux 
promenades  de  dom  Bosco  dans  les  dernières  années  de  sa 
vie,  Mgr  Gagliero,  dom  Sala  et  dom  Bonetti.  De  Turin  à  Val- 
Salice  on  récita  le  chapelet. 

Arrivé  au  séminaire  des  Missions,  le  cercueil  entra  par  le 
cloître  qui  aboutit  à  la  chapelle.  Les  scolastiques  et  les  pro- 
fesseurs de  la  maison,  un  cierge  à  la  main,  formaient  la  haie, 
et  huit  d'entre  eux  transportèrent  la  bière  dans  l'église,  où 
M9f  Gaghero  donna  l'absoute,  immédiatement  suivie  de  l'of- 
fice des  Morts,  chanté  par  les  cent  vingt  scolastiques  du  sé- 
minaire. 

Dom  Sala,  économe  de  la  congrégation,  entoura  le  cercueil 
de  trois  rubans  de  soie,  fixés  chacun  par  deux  cachets  de  cire 
portant  le  sceau  de  la  pieuse  Société  de  Saint-François  de 
Sales. 

Pendant  ce  temps  on  achevait  de  préparer  le  caveau,  pra- 
tiqué à  1™20  du  sol,  dans  le  mur  plein  de  l'escalier  double  qui 
relie  la  grande  cour  à  la  terrasse  de  la  chapelle.  Dom  Gerruti, 
dom  Lazzero,  la  supérieure  générale  des  filles  de  Notre-Dame 
Auxiliatrice  accompagnée  de  deux  de  ses  religieuses,  et  un 
certain  nombre  de  confrères  salésiens  venus  de  Turin,  se  joi- 
gnirent au  cortège,  qui  parcourut  tout  le  cloître  avant  de  s'ar- 
rêter devant  la  tombe. 

W  Gagliero  la  bénit,  puis  renouvela  l'absoute,  et  dom 
Bosco  prit  possession  de  sa  dernière  demeure- 

Enfin,  en  présence  de  plus  de  cent  trente  personnes,  les 
ouvriers  fermèrent  le  caveau  avec  une  pierre  qui  est  un  peu 
en  retrait,  afin  de  laisser  la  place  d'une  plaque  de  marbre  des- 
tinée à  recevoir  une  inscription  (0. 

Le  moment  où  le  cercueil  disparut  aux  regards  fut  une 
minute  déchirante. 

(1)  Oq  peut  se  rendre  de  Turin  à  Val-Salice  en  voiture.  De  la  gare,  le  trajet  est 
d'un  quart  d'heure,  et  de  l'Oratoire,  trente  minutes.  Les  étrangers  sont  admis  tous 
les  jours  à  visiter  la  tombe  de  dom  Bosco. 


-  332  - 

Ni  le  sépulcre  ni  l'emplacement  choisi  ne  répondent  aux 
vœux  des  Salésiens;  mais  ce  n'est  pas  l'absence  de  pompe 
extérieure  qui  l'empêchera  de  devenir  glorieux,  si  surtout, 
comme  on  le  raconte  déjà,  il  plaît  à  Marie-Auxihatrice  de 
continuer  aux  reliques  de  son  serviteur  les  faveurs  qu'elle 
lui  prodigua  vivant  (0. 

Du  reste,  la  piété  filiale  s'occupe  de  disposer  en  ce  lieu  pri- 
vilégié quelque  chose  de  moins  provisoire  et  de  moins 
désolé. 

Il  nous  faut  te  quitter  maintenant,  nous  aussi,  après  t'avoir 
accompagné  du  berceau  au  seuil  de  l'éternité;  nous  ne  te 
quitterons  pas  sans  t'avoir  remercié  de  l'édification  que  ta  vie 
donna  à  chacun  de  nous,  heureux  dom  Bosco. 

Heureux  dom  Bosco  !  Heureux  croyant  qui  ranimas  dans 
notre  siècle  de  foi  affaiblie  la  foi  ardente  et  simple  des  temps 
apostoliques;  heureux  amant  de  la  divine  Eucharistie,  qui 
mis  à  la  base  de  l'éducation  la  pratique  assidue  des  sacre- 

(1)  Le  Bollettino  salesiano  de  mai  1888  parle  de  diverses  grâces  extraordinaires 
obtenues  par  l'intercession  de  dom  Bosco  après  sa  mort;  elles  sont  réservées,  dit-il, 
à  l'examen  de  la  sainte  Eglise;  il  cite  seulement  une  lettre  de  M^"'  François  Zamhi, 
préfet  apostolique  de  la  haute  Egypte,  racontant  la  guérison  merveilleuse  d'une 
femme  ropte  catholique,  le  23  lévrier  1888.  Voici  un  extrait  de  cette  lettre,  datée 
de  Louqsor,  12  mars  : 

a  Gu(a  Abd  Mariam,  âgée  de  25  ans  et  déjà  mère  de  trois  enfants,  assaillie,  vers 
la  fin  de  janvier  1888,  d'une  forte  fièvre  et  d'une  maladie  des  bronches,  avait  perdu 
l'ou'io  et  la  parole....  Le  glas  de  l'agonie  sonnait  pour  elle  le  21  février.  Le 
P.  Athanase.  qui  l'avait  administrée,  récitait  les  prières  de  la  recommandation  do 
l'àme,  lorsqu'il  eut  une  heureuse  inspiration  :  il  implora  sur  la  pauvre  jeune  mère 
le  secours  de  Marie  Auxiliatrice  par  l'intercession  de  son  serviteur  dom  Bosco  et 
s'engagea,  s'il  obtenait  la  faveur  qu'il  sollicitait,  à  la  publier  à  la  gloire  de  l'une 
et  do  l'autre. 

»  Le  P.  Athanase  m'ayant,  à  son  retour  à  notre  maison,  communiqué  l'inspira- 
tion qu'il  avait  eue,  je  confirmai  son  vœu  et  unis  mes  prières  aux  siennes.... 
Toutefois,  comme  je  devais  partir  dans  la  nuit  pour  Kéné,  nous  primes  toutes  les 
dispositions  nécessaires  pour  les  funérailles,  au  cas  probable  où  la  malade  succom- 
berait durant  mon  absence,  qui  devait  durer  deux  jours. 

»  Dans  la  matinée  du  22,  le  P.  Athanase  trouva  Guta  Abd  Mariam  dans  un  état 
qui  ne  semblait  plus  permettre  aucun  espoir.  Il  lui  posa  sur  la  tête  une  image 
représentant  dom  Bosco,  et  l'y  laissa.  Eh  bien,  à  partir  de  ce  moment,  la  malade 
éprouva  un  mieux  aussi  rapide  qu'inexplicable  ;  en  peu  de  jours  elle  revint  à  la 
santé.... 

»  Nous  sommes  convaincus,  le  P.  Athanase  et  moi,  du  caractère  surnaturel  do 
cette  guérison,  et  c'est  pour  accomplir  notre  vœu  que  nous  sollicitons  la  publica- 
tion de  cette  lettre....  » 


-  353  — 

menbs  ;  heureux  écrivain,  dont  la  plume  laborieuse  ne  traça 
pas  une  ligne  qui  ne  fût  à  la  gloire  de  la  vérité;  heureux 
dompteur  de  sauvages  —  hélas  !  de  nos  jours,  les  plus 
rebelles  ne  sont  pas  ceux  qui  errent  dans  les  déserts! 
—  heureux  initiateur  de  vocations  de  prêtres,  de  religieux 
et  de  religieuses;  heureux  père  d'innombrables  enfants  que 
tu  engendras  à  la  grâce  et  qui  sans  toi  étaient  perdus;  fut-il 
jamais  carrière  mieux  remplie,  plus  utile  à  l'humanité  et  plus 
enviable  que  la  tienne? 

Celui  auquel  tu  bâtissais  des  temples  a  dû  t'ouvrir  toutes 
grandes  les  portes  des  tabernacles  éternels;  mais  ici -bas, 
la  science  et  la  charité,  auxquelles  tu  élevas  tant  d'asiles, 
garderont  ta  mémoire;  la  postérité  te  rendra  des  honneurs 
auxquels  tu  ne  songeais  point;  ton  nom  restera  comme  un 
encouragement  à  tes  humbles  coopérateurs  et  comme  un 
appel  à  quiconque  voudra,  à  ton  exemple,  s'en  tenir  à  la  pa- 
role du  Maître  :  «  Cherchez  d'abord  le  royaume  de  Dieu  et  sa 
justice,  et  le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît.  » 


TABLE   DES   MATIERES. 


Préface     ....,,,    vu 

Chapitre  premier   —  Enfance  de  dom  Bosco.  —  Sa  mère,  modèle  des  mères.  1 

Chapitre  II.  —  Dom  Bosco  entre  dans  les  ordres 15 

Chapitre  III.  —  Premiers  débuts  de  lœuvre  salésienne    —  Les  tribulations 

d'un  fondateur 25 

Chapitre  IV.  —  L'archevêque  Franzoni ,  le  marquis  de  Cavour  et  le  roi 

Charles-Albert.  —  Maladie  de  dom  Bosco 41 

Chapitre  V.  —  La  veuve  Bosco  vient  assister  son  fils.  —  Anecdotes     ...  55 
Chapitre  VI.  —  Etablissement  de  l'internai.  —  Héroïques  et  touchants  sou- 
venirs   G7 

Chapitre  VII.  —  Deux  nouveaux  oratoires  dans  Turin.  —  Dom  Bosco  et  le3 

Vaudois 83 

Chapitre  VIII.  —  Attentats  contre  la  vie  de  dom  Bosco.  —  Il  Grigio  ...        95 
Chapitre  IX.  —  Acquisitions  et  constructions   —  Le  choléra.  —  Dom  Bosco 
et  l'ex-abbé  de  Sanclis.  —  Dom  Bosco  et  Eatazzi.  —  Trois  cents  détenus 

en  promenade  sans  gendarmes 103 

Chapitre  X.  —   Dom  Bosco  perd  sa  mare.  —  Derniers  souvenirs  sur  cette 

femme  incomparable 119 

Chapitre  XL  —  Notre-Dame  Auxiliatrice.  —  Guérisons  étonnantes     ...       131 

Chapitre  XII.  —  Vies  de  quelques  élèves  de  dom  Bosco  racontées  par  lui- 
même  141 

Chapitre  XIII.  —  Dom  Bosco  écrivain.  —  Dom  Bosco  imprimeur  ....       155 
Chapitre  XIV.  —  Comment  dom   Bosco   entendait   l'éducation.  —   Système 
préventif  et  système  répressif.  —  S'attacher  à  former  la  volonté.  —  Dieu 
partout 167 

Chapitre  XV.  —  Comment  dom  Bosco  entendait  l'enseignement.  —  Natura- 
lisme et  christianisme.  —  Résultats  obtenus 18S 

Chapitre  XVI.  —  Dom  Bosco  et  le  comte  de  Cavour.  —  L'œuvre  salésienne 

se  répand  hors  de  Turin 193 

Cbapitrb  XVII.  —  L'atelier  salésien 203 


-  356  — 

Chapitre  XVIII.   —  Mort   de   Joseph    Bosco,    —   Excursions    diverses   aux 

Becchi 2If 

Chapitre  XIX.  —  Marie  Mazarello;  fondalioa  de  la  Gongrégatioa  do  Marie- 

Auxiliatrice 225 

Chapitre  XX.  —  Pie  IX  approuve  la  règle  salésicnnc.  —  Premières  fonda- 
tions dans  l'Amérique  du  Sud 233 

Chapitre  XXI.  —  Coopératcurs  et  coopératrices,  ou  tiers  ordre  salésien.  — 

Grâces  signalées 245 

Chapitre  XXII.  —  Dom  Bosco  dans  le  midi  de  la  France.  —  Anecdotes .     .      2.59 

Chapitre  XXIII.  —  Missions  de  Patagonie.  —  L'Eglise  de  Saint-Jean  l'Evan- 

géliste  à  Turin 273 

Chapitre  XXIV.  —  Dora  Bosco  à  Paris,  à  Avignon,  Lyon,  Lille,  Dijon    .     .      281 

Chapitre  XXV.   —   L'église   du   Sacré-Cœur  à  Rome.    —   Dom    Bosco   en 

Espagne.  —  Le  tremblement  de  terre  de  Ligurie 297 

Chapitre  XXVI.  —  Dernières  visites  à  dom  Bosco.  —  Dernière  circulaire  et 

dernières  fondations  ....  309 

Chapitre  XXVII.  —  Mort  de  dom  Bosco 329 

Chapitre  XXVIII.  —  Funérailles  de  dom  Bosco 339 


BESANÇON.  —  IMPR.  ET  STÉRÉOTYP.  DE  PAUL  JACQUIN. 


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Vi 1 lef ranche , 

Jacques-rie  Ichior . 
Vie  de  Dom  Bosco, 

fondateur  de  la 
BBD-0385  (mcsk) 


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